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Partage tes valeurs, coaching à l’éduc.nat

Notre ami Eric Fournier publie sur le site Aggiornamento ce témoignage que nous reproduisons ici avec l’aimable autorisation du site…

C’est un lycée calme des Hauts-de-Seine sis en face d’une Poste centrale. Côté lycée, l’ambiance de travail est sereine : les collègues sont intransigeants sur leur liberté pédagogique (pour le meilleur et pour le pire) ; la direction n’interfère guère et gère sobrement un bahut par ailleurs plutôt bien doté. Il est bien sûr quelques anicroches, mais, en un an, rien de remarquable. Côté Poste, c’est beaucoup plus rugueux. Ils ont mené une grève de plusieurs mois contre la casse du service du service public, contre le pilotage par le résultat, contre la gestion managériale des personnels, contre la sacralisation toxique des « ressources humaines », bref contre le néo-libéralisme à l’œuvre, dont les PTT sont un des laboratoires depuis le début des années 80.

Au mois de juin, subrepticement, ces procédés-là ont fait une incursion côté lycée.

Ceci est la chronique de cette irruption d’autant plus pernicieuse qu’elle souligne une progression par capillarité, par en bas et non par en haut, de ces dispositifs et de ces injonctions que nous combattons à Aggiornamento. Ceci est aussi le récit des différentes formes de résistance mises en œuvre par les collègues – ce qui est tout aussi instructif mais beaucoup plus encourageant.

Tout commence lors d’un Conseil d’Administration fin avril. La proviseure nous annonce que la journée pédagogique du 12 juin 2014 commencera par une animation menée par un « coach de valeurs ». L’auteur de ces lignes s’offusque ironiquement. Il lui est répondu que le terme de « coach » est certes sans doute inapproprié. Arrive, début juin, le programme de la journée pédagogique : « 9 h 30 : animation autour des “valeurs en partage”». Entre indignation et moquerie, la salle des profs vitupère unanimement cette prétention de l’administration à apprendre des valeurs à des enseignants. De ce qui est prévu nous n’en savons pas plus jusqu’à un mail de la direction nous demandant d’apporter « le matériel suivant : feuilles A4, feutres de couleurs différentes, ciseaux, scotch, colle, magazines à découper. Nous aurons un atelier créatif ! Pourriez-vous également penser à former un duo avec un collègue. Lors de notre premier atelier vous serez en tête à tête avec lui ou elle. Je n’en dis pas plus !! » En effet nous n’en saurons guère plus, y compris après une interpellation par courriel quelque peu sarcastique de ma part[1] qui me vaut une réponse à vocation apaisante de la proviseure et un quart d’heure de célébrité de la part de collègues jugeant son initiative au mieux plutôt ridicule, au pire franchement déplacée.

Des feutres de couleurs, des magazines à découper, un « coach », des « valeurs en partage »…accrochez-vous, le meilleur est à venir.

12 juin 2014, journée pédagogique, 9 h 40, au réfectoire du lycée. Nous sommes accueillis, cueillis même pour certains, par une mise en scène aussi singulière qu’édifiante : une dizaine de tablées pouvant accueillir chacune une dizaine de personnes sont drapées d’une nappe fuchsia. En leur centre trônent : une assiette remplie de bonbons Haribo, ce qui est quelque peu infantilisant tout de même ; des feuilles multicolores de brouillons d’examen à peine moins infantilisantes ; de singuliers écriteaux enfin sur lesquels sont inscrits les pénétrantes formules suivantes :

« Accueil, bienveillance, respect »

« Justice, équité, égalité »

« Donner, transmettre, accueillir »

« Liberté, rigueur, discipline »

(NDLR : ici on adore le rose de la petite nappe gaufrée ainsi que le vert guimauve du papier crépon des mignonnettes enveloppes surprises, un camaïeu rappelé dans la coupelle de bonbons )

Le décor est en place, la proviseure prend la parole. Elle justifie cette séance par la nécessité de réfléchir sur les « valeurs qui nous font nous lever le matin ». Les collègues présents restent cois. Elle présente ensuite l’animatrice, et l’initiatrice, de cette animation : une mère d’élève (dont j’apprendrai ultérieurement son appartenance à la PEEP), diplômée de Sciences Po et de l’ESCP, spécialiste en « coaching systémique »[2] à la DRH d’EDF. La proviseure conclut en affirmant que le Public a des choses à apprendre du Privé – pour faire réussir les élèves et favoriser le bien-être des personnels au lycée, bien sûr. En une brève intervention, celle qui est investie de la double casquette de parente d’élève et de cadre, nous présente la procédure : nous nous installons en binôme à une des tables correspondant à la trinité de valeurs qui nous inspire le plus ; un questionnaire nous sera distribué ; nous nous interviewons mutuellement ; puis l’ensemble de la tablée, à l’aide des magazines, met ludiquement en forme le fruit de la réflexion collective. Une mise en commun des ateliers clôturera la séance.

La Gentille Organisatrice nous invite à prendre place, je prends la parole. Parmi les valeurs qui me font me lever, il y a la volonté d’apprendre aux élèves à agir sur le monde, à se désengluer de postures politiquement situées mais présentées comme des normes consensuelles. Je ne vois pas comment on peut réfléchir sur ce qui ne constitue pas des valeurs mais du sens commun pataud : « “Accueil, bienveillance, respect” ! Et pourquoi pas “ mépris, malveillance, sadisme” ? ». Je conteste enfin fermement cette irruption des méthodes du privé, qui ne sauraient être consensuelles, alors que le service public a ses propres règles, pratiques, expériences et compétences.

A ce moment-là, j’ai pleinement éprouvé l’expression « prêcher dans le désert ». Aucune réaction de la part des collègues qui se dirigent mollement vers les tables. La proviseure me prend à part et me demande si je « pratique la politique de la terre brûlée »[3].

Il convient de préciser un point. Cet article n’a pas vocation à agonir le chef d’établissement mais à mettre en évidence quelque chose qui fait système. Madame la proviseure ne s’est évidemment pas dit subitement : « tiens ! Et si pour promouvoir ma carrière je faisais une matinée néo-libérale » pas plus qu’elle n’a reçu une pressante injonction de la DASEN. En d’autres termes, à l’école comme ailleurs, les acteurs évoluent souvent dans l’ignorance des dispositifs insidieux à l’œuvre, et, de circulaires en réunions, s’acclimatent progressivement de normes éminemment contestables mais qui, à leurs yeux, ne posent pas (ou plus ?) problème. Les porosités entre les méthodes du privé et les règles du service public deviennent alors possibles. Il semble nécessaire de pointer ces diffusions horizontales, qui, subrepticement, permettent de dangereuses tentatives d’imprégnations. Et, ici, lorsqu’une mère d’élève[4] propose un « coaching systémique » sur les « valeurs en partage » à destination de fonctionnaires enseignant pour la plupart depuis des lustres, le chef d’établissement – loin de pointer le côté incongru ou déplacé – trouve cela pertinent et stimulant. A mon sens, ce cheminement hors des circuits hiérarchiques verticaux est plutôt inquiétant.

Mais revenons au récit[5]. Lorsque je quitte le réfectoire, accompagné par trois collègues, je suis persuadé que le « coaching systémique » a gagné la partie. En réalité, l’affaire est plus complexe, et finalement jubilatoire.

Premier constat : « le grand gagnant, c’est l’abstention », comme dirait un éditocrate lors d’une plate soirée électorale. Sur une centaine de professeurs, à peine une quarantaine s’est déplacée, et seules deux tablées – entre et 20 et 25 % de l’effectif total donc – ont joué le jeu proposé, parfois avec enthousiasme. Les autres ont discrètement mais totalement subverti le dispositif, révélant ainsi sa vacuité, transformant une farce en mascarade. Des collègues, estimant tout cela dérisoire et sans aucun sens, écrivent spontanément une chanson à l’unisson de leur analyse. D’autres, qui avaient préparé la réplique en apportant le matériel idoine, ont délibérément joué la carte de l’absurde : production informe faite avec de la pâte à modeler pour gamin de sept ans pointant l’infantilisation du procédé ; totem abstrait réalisé à partir de nus artistiques découpés dans un magazine soulignant sa vulgarité ; virile silhouette bodybuildée découpée et collée pour magnifier la valeur « discipline » de la trilogie « liberté, rigueur, discipline ».

Confrontée à tant de joyeuse indiscipline, la « coach », dont les interventions furent fort discrètes, se retrouva assez vite impuissante. « Vous ne voyez pas le sens parce que vous ne suivez pas le protocole », répondit-elle, en forme d’aveu, à une collègue. Ainsi, derrière un habillage ludique, le dispositif n’admettait en fait aucun grain de sable, aucune marge d’autonomie. Et il a suffi de ces quelques écarts pour que l’animation s’achève assez piteusement, sans réelle conclusion, ni mises en perspective.

Puisse ce récit avoir fait sourire, puisse-t-il aussi appeler à une certaine vigilance. Qu’un tel (non) événement ait pu avoir lieu n’est pas anodin. Il s’inscrit dans des tendances lourdes en place dans le système éducatif telles que l’intrusion des parents et – surtout – du secteur privé dans le champ d’expertise de professionnels autonomes, ou le soupçon jeté sur ces profs qui auraient bien besoin qu’on les motive sur des valeurs, ou encore la mise en avant de bouillies d’idées prémâchées en lieu et place d’une véritable réflexion scientifique sur les pratiques et les horizons de ce métier.

Ce n’était donc pas une « politique de la terre brûlée », bien au contraire. Par la parole ou par l’absence, par le chant, le collage, ou la pâte à modeler, la majorité des enseignants du lycée a signifié qu’un tel mélange des genres étaient déplacé. Ce faisant, ils ont défendu leur autonomie, leur espace de travail, et leur fierté professionnelle.

Éric Fournier

[1] Ainsi libellée : « Chers collègues, N’oubliez pas non plus d’apporter quelques timbres et trois enveloppes de papier Kraft format A3, ainsi qu’un joli feutre de couleur. Il nous sera alors possible de retourner nos productions créatives de valeur à l’envoyeur en trois exemplaires : un pour la DASEN, un pour le rectorat, un pour la rue de Grenelle. Nous inscrirons nos noms au dos des productions. Nul doute que le gagnant se verra récompensé par un authentique bon point de l’École normale, promotion 1898. Salutations libertaires »

[2] J’invite le lecteur à faire le test suivant : taper « coaching systémique » dans un moteur de recherche et voir s’il comprend quelque chose à ce concept fumeux.

[3] Ma nomination comme maitre de conférences étant connue, la proviseure savait que je ne serai plus là en septembre.

[4] Et peut-être un professeur, mais je n’ai pas pu avoir confirmation.

[5] A partir d’ici, je m’appuie sur des témoignages de collègues.
aggiornamento

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Posté dans : Opinion, prise de position

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