Épisode 3 – Nouvelle tentative d’évasion de Makhno et de ses camarades, arrivée au pénitencier d’Ékatérinoslav, procès sous haute tension et combats de rue, 52 jours dans le couloir de la mort…

Les années qui suivent la révolution de 1905 sont marquées par une terrible répression. Très vite, le pouvoir revient sur ses concessions et les opposants sont surveillés, pourchassés, emprisonnés, déportés, contraints à l’exil ou exécutés.

III. Janvier-mai 1910 « Leurs ombres semblent errer le long de ces murs dressés par les oppresseurs pour enfermer les opprimés. »

Durant un an, mes camarades et moi attendons l’ouverture du procès… Alexandre Séméniouta, toujours en cavale, a abattu le commissaire à l’origine de notre arrestation. Grâce aux contacts de notre compagnon, nous espérons profiter de notre transfert dans une autre prison pour nous évader.

Le 5 janvier 1910, à 4 heures du matin, par un froid glacial – la température est de 27° en dessous de zéro – nous sommes escortés jusqu’à la gare. Dans la salle d’attente, au milieu des voyageurs et voyageuses qui nous offrent du pain et du saucisson, le mouchard Althausen a reconnu Alexandre Séméniouta sous son déguisement. Ne perdant pas son sang-froid, notre ami recule vers la sortie. Un revolver dans chaque main, il ouvre le feu sur les gardes qui ripostent à leur tour. Les voyageurs se jettent au sol. En quelques minutes, la police encercle la gare et nous voilà conduits au terrible pénitencier d’ékatérinoslav, connu dans le monde entier comme un enfer. Pas un jour ne passe sans qu’un détenu ne soit sauvagement frappé, parfois jusqu’à en avoir les os brisés.

Nous avançons à pied, entourés par les gardiens de la prison, eux-mêmes encadrés par une escouade de gardes à cheval, revolver au poing. Ordre est donné de nous abattre au moindre mouvement suspect.

Notre procès se tient au mois de mars. Tramways à l’arrêt, quartier interdit aux piétons : le trajet entre notre cellule et le tribunal fait l’objet de mesures de sécurité exceptionnelles. Nous avançons à pied, entourés par les gardiens de la prison, eux-mêmes encadrés par une escouade de gardes à cheval, revolver au poing. Ordre est donné de nous abattre au moindre mouvement suspect.

Au quatrième jour du procès, nous percevons les bruits étouffés d’une fusillade. Nous apprendrons plus tard que des camarades ont été repérés aux abords du tribunal et que la bataille qui les a opposés aux forces de l’ordre a duré plus de quatre heures, faisant plusieurs morts et blessés.

Le verdict tombe : quinze ans de travaux forcés pour association de malfaiteurs et peine capitale par pendaison pour actes terroristes et expropriations. Une fois la sentence lue, le juge marmonne à l’attention des policiers : « Emmenez-moi ça ! »

Les murs sont couverts d’inscriptions laissées par les révolutionnaires, connus ou inconnus, qui ont attendu là leurs dernières heures. Leurs ombres semblent errer le long de ces murs dressés par les oppresseurs pour enfermer les opprimés. Ces ombres demeurent parmi nous qui attendons notre tour.

Je suis donc placé avec mes camarades dans une cellule réservée aux condamnés à mort. Cette cellule et trois autres semblables se trouvent au sous-sol de la prison. Leur plafond est bas et voûté, elles mesurent deux mètres de large sur cinq de long. Les murs sont couverts d’inscriptions laissées par les révolutionnaires, connus ou inconnus, qui ont attendu là leurs dernières heures. Leurs ombres semblent errer le long de ces murs dressés par les oppresseurs pour enfermer les opprimés. Ces ombres demeurent parmi nous qui attendons notre tour.

Tous, nous passons nos journées à attendre qu’on vienne, qu’on nous prenne, qu’on nous mène pendre. Mais aucun de nous ne craint le bourreau ni la corde, car nous avons toujours su ce qui nous attendait. Les condamnés ne pensent qu’à une seule et même chose : leur exécution. Ils cherchent en eux la force de rester fermes jusqu’au dernier instant devant les bourreaux.

Une nuit, le camarade Bondarenko s’avance vers moi :

« écoute, Nestor, me dit-il, il reste une chance que ta peine soit commuée en bagne à vie. La révolution te libérera ensuite et je suis intimement persuadé que, rendu à la liberté, tu relèveras le drapeau de l’anarchie que nos ennemis nous ont arraché et que tu le hisseras bien haut… Je t’ai vu agir, Nestor, tu ne trembles pas devant les bourreaux.

– Mais enfin, regarde-moi : sans cesse malade, torturé par mes maux d’estomac…

si un jour tu te retrouves libre et que tu renonces à lutter contre cette bande de parasites – le tsar, la bourgeoisie et leurs valets –, ou contre un nouveau pouvoir, même socialiste, tu seras un sot et un vaurien.

–… Pour conserver la foi et la force intérieure, reprend-il, pour haïr les bourreaux et agir, il n’est pas nécessaire d’avoir une grande capacité intellectuelle ou physique. Il suffit d’avoir de la volonté et d’être dévoué à la cause. Mais, si un jour tu te retrouves libre et que tu renonces à lutter contre cette bande de parasites – le tsar, la bourgeoisie et leurs valets –, ou contre un nouveau pouvoir, même socialiste, tu seras un sot et un vaurien. »

Les semaines s’écoulent, rythmées par nos ardentes discussions politiques et notre désir d’évasion. Les rêveurs qui s’occupent naïvement d’échafauder des plans sont nombreux dans toutes les prisons. Parfois, rarement, leurs rêves s’accomplissent. Un projet se dessine : en profitant de l’appel à la promenade, nous pourrions attaquer nos gardiens, les désarmer puis prendre le large. Nous attendons l’aube avec impatience. Hasard, coïncidence, trahison ? Le lendemain, les matons ont déserté les couloirs et, dorénavant, ils nous surveillent à distance.

En peu de temps, nous établissons un nouveau plan : après la ronde du soir, nous aurions à découper avec une scie à métaux la grille de la fenêtre et, à la première occasion, nous pourrions nous glisser dans la cour où nous rejoindrait notre complice. Il faudrait ensuite prendre la direction du bâtiment des femmes où plusieurs camarades sont détenues ; elles nous ouvriraient leurs fenêtres, dont les châssis nous permettraient de gagner le toit de leur bâtiment, haut seulement d’un étage. De là nous déboucherions sur une usine d’eau-de-vie mitoyenne où des camarades nous attendraient et nous serions sauvés.

Hélas, avant que ce projet n’aboutisse, mes camarades ont déjà tous été conduits à l’échafaud…

Après cinquante-deux jours d’attente, j’envoie une lettre de protestation au procureur en lui demandant pourquoi je n’étais toujours pas pendu. En réponse, j’apprends par le chef de la prison que, vu mon jeune âge, ma peine a été commuée en travaux forcés, sans précision de durée. Le jour même, je suis transféré avec Orlov, mon dernier camarade, dans le quartier réservé aux forçats. Ainsi, au cauchemar du couloir de la mort succède celui du bagne.

Prochain épisode : Mai 1910 – juillet 1912 « Ceux qu’on enferme là doivent se soumettre à une obéissance absolue : l’endroit est réservé aux plus rebelles, aux plus dangereux. »

Épisode 1 : 1888 – 1904. « Et toi, mon petit Nestor, si jamais l’un de tes maîtres veut te battre, prends la première fourche qui te tombe sous la main et fonce dedans. »

Épisode 2 : 1905 – 1909 « Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale »