Entre 1918 et 1921 l’Ukraine a été le théâtre d’un soulèvement unique dans l’histoire, des milliers de paysan·nes et d’ouvrier·res se sont révolté·es et ont lutté pour une révolution sociale et libertaire.

Connue sous le nom de « makhnovtchina », cette révolution combattait « contre les rouges et les blancs » et « voulait chasser d’Ukraine à jamais tous les tyrans ».

Nous vous proposons ci-dessous, sous forme de feuilleton, un texte inédit de l’un des membres du collectif Questions de classe(s) qui retrace cette lutte…

Moi, Nestor Makhno

Avec les opprimés, contre les oppresseurs, toujours !

Il faut raconter les légendes. Ce sont elles qui préparent les révolutions.

« Les steppes vertes du mois d’août, les steppes grises de l’automne sont maintenant ensevelies sous la neige. »
Panaït Istrati, Vers l’autre flamme

Noires légendes

Paris, 15 juillet 1927

Le parfum de l’hiver

Deux silhouettes avancent avec le jour, à travers la ville encore endormie. Elles se tiennent par la main, dans la fraîcheur du petit matin. Il a gardé cette habitude des nuits brèves, l’esprit et le corps aux aguets, les sens en alerte pour ne jamais se faire surprendre par les premières lueurs. De lui, elle a hérité cette impatience à devancer l’apparition du soleil, dans un effort quotidien pour ne pas laisser au monde l’opportunité d’exister sans elle… Souvent, le soir, elle demande à se glisser encore tout habillée dans son petit lit : pourquoi perdre son temps à ôter des vêtements qu’il faudra remettre quelques heures plus tard ?

Alors, dès l’aube, ils se promènent, apaisés. Pourtant l’homme boite et chacun de ses pas est un supplice, son pied brisé, fragmenté, le fait souffrir. Parfois, il rêve tout haut, dans un français haché de russe que nul ne comprend, excepté sa fille. Au milieu des sons écorchés et des phrases hésitantes, elle sait que les mêmes termes vont revenir : sitch, khata, katchanka, step… et cheval, un mot que son père prononce toujours en français et qui illumine ce visage, traversé par une longue cicatrice et qui ne sourit que trop rarement.

Hier soir, à la maison comme dans les rues, c’était la fête. Elle s’est mise debout sur la table et puis a bondi dans tous les recoins du minuscule appartement. Du haut de ses cinq ans, elle a voulu veiller jusqu’au feu d’artifice. Un spectacle qu’avaient ignoré son père et ses invités, emportés par la fièvre de leur conversation où s’entremêlaient des langues étranges. Dehors, les gens déambulaient entonnant à pleins poumons de vieux chants emplis de colère. « Contre nous de la tyrannie… », se met-elle à fredonner, « …Vive le son du canon ! ». En l’écoutant, l’homme pense à La Grande Révolution de Kropotkine*, le Vieux, aujourd’hui disparu, dont les livres sont posés à côté de son lit. Les insurrections commencent en brûlant les prisons ; elles ne devraient jamais s’arrêter tant qu’une seule Bastille tient encore debout. S’il a oublié le nombre de celles qu’il a détruites… il pense à toutes celles qu’il a vu sortir de terre et où sont encore internés ses compagnons de lutte.

S’ils ne s’attardent jamais dans les rues ou les boulevards, c’est que l’homme n’aime pas les villes, il s’en est toujours tenu à l’écart et n’y a vécu que contraint – au bagne et, à présent, en exil. Le paysan qu’il est resté étouffe au milieu de ces immeubles qui barrent l’horizon, enferment les hommes et les femmes, broient leurs rêves. Il sait que c’est au cœur des villes que se dressent les prisons.

Entre le modeste appartement et le champ de courses, ils se sont arrêtés devant la forteresse militaire, avec l’espoir d’assister à quelques manœuvres. Mais très vite, lassée d’attendre, elle l’a tiré par le bras.

En apercevant l’entrée de l’hippodrome, il s’abandonne aux premières effluves qui l’enveloppent peu à peu ; sans qu’il ne s’en rende compte, tout son corps, lacéré de blessures, s’est détendu, libéré. Les chevaux, les cuirs, la paille et le crottin, l’air saturé des exhalaisons animales, ces odeurs le transportent dans un autre temps et d’autres lieux. Il semble alors se redresser, oublier la douleur de cette plaie au pied qui ne se referme pas. Même le ciel est devenu plus bleu. Instinctivement, pour laisser reposer sa jambe, il s’est accoudé aux barrières qui encerclent le champ de course.

C’est l’heure des premiers entraînements. On lui avait parlé des casaques1 de Vincennes, lui avait compris cosaques… Comme à chaque fois, il grimace en voyant les ridicules accoutrements des jockeys. Et puis, surtout, il méprise les courses. Pour lui, les jeux sont faits : son pari insensé, désespéré et pourtant nécessaire, il l’a perdu. Six ans qu’il a rejoint la cohorte des vaincus de l’histoire, chassé de son pays, séparé de ses frères et sœurs d’armes. Les tyrans rouges ont raflé la mise : la liberté, l’égalité, la solidarité, la révolution. Ici, maintenant, tout est étriqué, artificiel : les parcs, les courses de chevaux, les espoirs, les luttes ; tout est contaminé par la ville, le pouvoir, l’argent.

Il ferme les yeux pour replonger dans les odeurs, les frottements, les crissements, les hennissements. Il s’abandonne au roulement sourd des sabots sur la piste cendrée, et perçoit les mouvements du cavalier qui se fondent dans ceux de sa monture au rythme des foulées pulvérisant le sol. Remontent en lui le parfum de l’hiver au cœur des steppes gelées, les charges de la cavalerie à l’assaut de l’horizon. Il retrouve le contact rugueux des rênes au creux des mains, la froide poignée du sabre, le sifflement furieux et douloureux du vent glacial cinglant le visage. Il est emporté dans la fièvre de la chevauchée, l’imminence du choc, la promesse enivrante du fracas des armes et des corps…

C’est encore ce parfum de l’hiver qui l’a fait frissonner hier soir en échangeant avec les militants espagnols : Ascaso, Jover et Durruti, tous trois membres de Los Solidarios, le groupe de défense armé de la CNT*. Ils ont passé la soirée dans sa petite chambre à fêter leur libération à la faveur de l’amnistie du 14 juillet. Ces hommes-là parlent fort, martelant la table de leur poing puissant. En eux, il a réchauffé sa détermination, sa colère et ses rêves. Ils l’ont écouté évoquer l’effervescence des assemblées du Soviet des paysans, ouvriers et insurgés à Gouliaï-Polié, du partage des terres, de la transformation des écoles, du communisme libertaire… mais aussi des combats à mort contre les blancs et les rouges. Sur la carte dessinée par son compagnon Archinov, là où sont gravées les victoires de l’armée makhnoviste d’Ukraine, ils ont suivi chaque étape de l’insurrection mais aussi le sinueux chemin des défaites et de l’exil. Il a promis de les rejoindre bientôt en Espagne, au signal : Tierra y libertad ! – Zemlia i Volia ! Makhno n’a jamais refusé un combat ; si je vis lorsque vous commencerez le vôtre, je serai avec vous.2

Ils ont échangé jusque tard dans la nuit, d’abord empêtrés par le passage du russe au français et à l’espagnol avant de réaliser que certains mots n’avaient besoin d’aucune traduction : anarkhiya – anarchieanarquía – ; revolución – révolution – revolyutsiya…

La petite Lucie l’attrape par la manche :

– « Dis, Batko3, c’est quoi la “Revolyutsiya” ? »


Chapitre I. 1888 – 1904. « Et toi, mon petit Nestor, si jamais l’un de tes maîtres veut te battre, prends la première fourche qui te tombe sous la main et fonce dedans. »


Nestor Ivanovitch Mikhnienko (dit Makhno) naît le 27 octobre 18884, en Ukraine, dans la région d’Ékatérinoslav, berceau des Cosaques zaporogues* – fiers et farouches guerriers qui ont toujours défendu leur liberté les armes à la main. Malgré l’abolition du servage et la réforme agraire de 1861, batraki* et bedniaki*, les plus pauvres des paysans, vivent encore sous le joug des pomechtchik*, les riches propriétaires qui continuent d’accaparer la quasi-totalité des terres.

C’est à Gouliaï-Polié*, dans une famille de paysans, qu’est né et a grandi celui qui écrit ces lignes. Mes parents ont d’abord été des serfs*, puis des paysans libres. Sous le servage, selon le récit de ma mère, leur vie était épouvantable. Encore enfant, elle a été battue à deux reprises. Le seigneur lui avait enjoint de se présenter sur le perron de la demeure où elle reçut quinze coups de verge en présence du maître.

Je ne me souviens pas de mon père parce qu’il est mort quand je n’avais que onze mois. Mes quatre frères et moi sommes restés à la charge de notre pauvre et malheureuse mère. Devenue veuve, elle a mis deux ans à bâtir notre khata* de ses propres mains. Notre vie est si misérable qu’elle se résout à me confier à une riche propriétaire. Sevré de tendresse, je suis nourri à part et sans trop de régularité. Un jour, ma mère, m’ayant trouvé seul et en larmes, décide de me reprendre avec elle.

Je ne me rappelle que très vaguement ma première enfance. À huit ans, je rentre à l’école. J’y suis bon élève. Pourtant, sitôt l’hiver arrivé, je ne résiste pas à l’appel du lac gelé où je passe mon temps à patiner en cachette… jusqu’au jour où la glace cède et que je me retrouve piégé dans l’eau. Pris de panique, les autres enfants s’enfuient en criant. Par chance, quelques paysans passant par là me ramènent sur la terre ferme. Totalement frigorifié, je me réfugie chez mon oncle. Il retire mes vêtements trempés et me frictionne avec de l’alcool. Mais ce qui finit de me ramener douloureusement à la vie, c’est la raclée de ma mère : elle me couche sur un banc pour me soigner à sa façon, avec un bout de corde nouée… Longtemps après sa cure, j’ai encore du mal à m’asseoir.

Mon retour à l’école est de courte durée ; une bagarre nous oppose aux élèves de l’école paroissiale et le directeur me force à livrer le nom des élèves impliqués. La honte d’avoir trahi mes camarades est un supplice bien plus douloureux que la correction du maître. Cette expérience brise en moi toute envie de revenir en classe. Je n’avais plus aucun plaisir à fréquenter l’école, ni le cœur à apprendre quoi que ce soit.

L’été suivant, me voilà embauché comme conducteur d’attelage. Fouetté à deux reprises par l’aide-intendant, je comprends très vite, qu’à ses yeux, j’ai moins de valeur que le bétail dont j’ai la garde.

À la rentrée, le neveu de ma mère, instituteur dans le village voisin, accepte de m’accueillir dans sa classe. Je retrouve la joie d’étudier et rêve d’aller un jour au lycée, mais je réduis tous ces efforts à néant. Pour un vol de prunes (délicieuses !) mon oncle me gifle et m’oblige à rester à genoux. Je m’en plains par courrier auprès de ma mère… Ayant été elle-même battue plusieurs fois par ses maîtres, ces violences lui font horreur. Dans son esprit, elle seule a le droit et le devoir de me châtier. Sitôt mon mot reçu, elle se rend chez son neveu, furieuse, et, sans même vouloir écouter sa version des faits, me ramène à la maison.

Au bout de deux ans, bien qu’étant un élève brillant, il me faut quitter définitivement l’école et trouver un travail à la ferme. Les mauvais traitements y sont quotidiens. Je m’habitue à toute cette vilenie. En véritable esclave, je m’efforce, comme les autres, de détourner les yeux, sans avoir l’air de rien savoir ni de rien remarquer.

Les années passent et cette vie m’insupporte de plus en plus. C’est à cette époque que je commence à éprouver de la colère, une rancune qui va jusqu’à la haine contre le pomechtchik et surtout sa progéniture : ces jeunes fainéants qui passent souvent près de moi, frais et dispos, repus, bien habillés, tout parfumés, tandis que moi, sale, en haillons, pieds nus et puant le fumier, je m’occupe à faire la litière des veaux. L’injustice me saute aux yeux. Le seul raisonnement qui réussit à me calmer est que c’est dans l’ordre des choses : eux sont les maîtres et moi je suis payé pour puer le fumier.

Un jour, deux des fils du propriétaire s’en prennent à un garçon d’écurie ; ils lui crient dessus, l’insultent, puis le rouent de coups. Mes camarades sont tétanisés. Je bondis pour aller prévenir Batko* Ivan, le premier garçon d’écurie. Fou de rage, il empoigne les deux jeunes nobles et les corrige sans ménagement. Les petits-maîtres s’échappent par la fenêtre mais leurs cris ont attiré l’attention des batraki qui se rassemblent devant la demeure seigneuriale et laissent exploser leur colère : « Jusqu’à quand les maîtres continueront-ils à nous maltraiter ? » Le pomechtchik est contraint de s’excuser en promettant que cela ne se reproduira plus et qu’il tiendra à l’œil ses « imbéciles » de fils. Pendant que l’attroupement se disperse, Batko Ivan me prend à part et j’entends pour la première fois de ma vie des paroles de révolte :- « Personne ici ne doit accepter la honte d’être frappé… Et toi, mon petit Nestor, si jamais l’un de tes maîtres veut te battre, prends la première fourche qui te tombe sous la main et fonce dedans. »

GC

Prochain épisode : 1905 – 1909 « Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale. »

1 Le mot casaque, qui désigne la tenue bigarrée portée par les jockeys, viendrait du turc kazak, nom donné à un large manteau, puis au vêtement porté par les forçats et les bagnards. Une autre hypothèse renvoie au turc quzzak (aventurier, vagabond) qui a donné le mot ukrainien kozak (cosaque).

2 Les passages en italiques sont de la plume de Nestor Makhno lui-même, extraits de ses mémoires et de divers articles (Mémoires et écrits, 1917-1932, Nestor Makhno, Éditions Ivrea, 2009). Seuls les temps des verbes et quelques formulations ont été modifiés pour faciliter la lecture.

3 « Père » en ukrainien, mais le mot désigne aussi une figure admirée – voir lexique.

4 L’année de naissance de Makhno a fait l’objet de controverses. Il est à présent établi que sa mère, au moment de la déclaration à l’état civil, a volontairement rajeuni son fils d’un an – ce qui lui sauvera la vie, voir chapitre III.