L’Histoire de l’histoire des femmes, celle de leurs luttes collectives pour l’obtention des droits, c’est ce que l’historienne Mathilde Larrère éclaire avec brio, flamme et humour dans son livre Rage Against The Machisme, illustré avec panache par Fred Sochard.

À Questions de classe(s), on avait sacrément envie d’en discuter avec l’autrice, d’échanger nos regards sur ce que cela peut induire sur l’enseignement de l’Histoire, sur la place des représentations des dominé·es, de l’École primaire à l’Université.
Alors, le temps d’un après-midi ensoleillé aux Buttes-Chaumont, on a fait tomber nos masques, on a grignoté quelques bouts de fromages et on s’est enflammé·es sur la nécessité de dégenrer les programmes, de désinvisibiliser ces formidables figures de luttes occultées de l’Histoire traditionnelle mais aussi de démasculiniser la langue ! Ça a donné lieu à un entretien à trois voix avec Magali Jacquemin qui nous a fait le récit de l’incidence du livre de Mathilde dans sa salle de cours de primaire.

Et nous étions tellement intarissables que ce sera l’occasion d’un rendez-vous en trois volets : voici le deuxième !

[Si vous n’avez pas lu la première partie : https://www.questionsdeclasses.org/entretien-avec-mathilde-larrere-autour-de-rage-against-the-machisme-1-3/ ]

Julien Marsay

De nombreuses lignes de Rage Against The Machisme montrent à quel point, comme l’écrivait Chantal Thomas dans Les Pétroleuses, « l’histoire a été écrite par des hommes, pour des hommes ». Hélas, ça se décline : à l’Histoire littéraire si l’on songe au nombre d’autrices invisibilisées (cf. le programme de l’agrégation de Lettres Modernes de 2022, effarant !), à l’Histoire des sciences (cf. l’Effet Matilda), à l’Histoire du cinéma (cf. les travaux d’Iris Brey sur le « regard féminin »), des arts etc. On a l’impression que l’Histoire telle qu’on nous l’a enseignée n’est qu’une vérité partielle, subjective, voire accommodante, attestant d’une vaste volonté d’occultation et d’invisibilisation des femmes et des dominé·es. Depuis Édith Thomas et Michèle Perrot qui ont inauguré cette relecture de « l’Histoire officielle », il y a maints travaux, recherches, initiatives pour mettre au jour cette histoire de l’occultation organisée et le déni semble de plus en plus ridicule… pourtant les crispations sont encore légion. Dans le monde de la recherche, y a-t-il des freins, des résistances ?

Mathilde Larrère

Alors, juste avant de répondre à la question parce que ça m’a fait penser autre chose ! J’avais arrêté pendant deux ans le cours d’Histoire des femmes et fait celle du vote. Quand on refait plusieurs fois le même cours, on en a marre ! Mais c’était trop dur et l’effet Covid, ça m’a fait revenir à celle des femmes parce que, comme je les avais « à distance », je me suis dit qu’il fallait que je trouve un moyen de davantage les accrocher vu le contexte, plus qu’avec l’histoire du vote en tout cas. Comme exercice, j’ai décidé de travailler sur la présence des femmes dans les manuels d’histoire – vu que maintenant les manuels de Terminale sont en ligne, on y a donc accès. Je leur avais donné quelques consignes : « Combien de femmes ont participé au manuel ? Qui dirige le manuel : un homme, une femme ? Quel est le nombre de chapitres consacrés aux femmes ? Quand est-ce que les femmes apparaissent ? Etc. » Et les étudiant·es se sont vraiment prêté·es au jeu. Et ce qu’ils/elles disaient, c’est qu’ils/elles ne s’étaient pas du tout rendu compte qu’on ne parlait pas des femmes mais, qu’avec cet exercice, cela leur a sauté aux yeux ! Notamment ce qu’ils/elles avaient relevé, c’est que, à chaque fois qu’une femme apparaissait, elle était toujours subordonnée : par exemple, si un premier ministre fait une loi, on dit la loi machin, on ne précise pas quel est le président, ni quel est le premier ministre au moment où il a fait passer la loi. Alors que – et je ne l’avais même pas vu quand j’avais regardé les manuels ! – à chaque fois que c’est la loi Veil, c’est toujours mentionné « sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing ». Quand les étudiant·es me l’ont dit, ça m’a sidérée, alors que je n’y avais pas prêté attention .

Magali Jacquemin

Mais eux, ils l’ont vu !

Mathilde Larrère

Oui, c’était révélateur ! Quant à l’autre question, la difficulté, c’est que moi, les recherches que je fais ne sont pas en Histoire des femmes puisque je travaille plutôt en Histoire de la citoyenneté et que j’ai fait ma thèse sur la Garde nationale. Je travaille aussi beaucoup sur les pétitions. Donc je ne sais pas trop quelles sont les difficultés en tant que chercheuse qu’on peut rencontrer sur l’Histoire des femmes. Pour ce qui est de l’enseignement, moi, je n’ai aucun problème dans ma Fac parce que je suis dans une fac de rêve absolu ! Je ne pense pas qu’il y ait un département d’Histoire où les gens sont plus heureux que là où je suis. Travailler sur L’histoire des femmes en L1 a été un choix collectif. On a de vraies équipes pédagogiques, et c’est très rare dans une fac ! On se fait des réunions pédagogiques où l’on regarde un peu ce qu’on fait les un·es les autres pour se compléter. Donc à Marne, aucune résistance : on m’a encouragée à travailler sur ce sujet. Pour répondre à ta question précise, je pense qu’il faudrait demander à une collègue qui travaille spécifiquement en Histoire des femmes. Oui, ça a été difficile, certaines le racontent d’ailleurs (je pense au livre de Christine Bard sur son parcours qui vient de sortir et que je conseille), mais j’ai l’impression que ça l’est moins maintenant.

Là où j’ai le plus de difficultés pour ma part ce n’est pas dans ma fac, mais dans le milieu universitaire, à cause de mon choix : la vulgarisation. Ce choix que j’ai fait, c’est un choix politique. En fait, le résultat est un choix éditorial qui fait que je ne publie pas des livres qui sont considérés comme des livres de recherche, ce qui tend à m’énerver parce que, dans les faits, je dois énormément chercher/rechercher. La plupart des informations qui sont dans mes livres, c’est le fruit d’articles, de recherches, que je réutilise, mais je fais aussi des recherches personnelles pour trouver des exemples, développer des points. Ce que je publie (livre, chronique, fil twitter) est aussi le fruit d’un travail d’archives, d’autres comme de moi. Alors, oui, je n’ai pas la note en bas de page avec la référence, parce que justement, j’ai fait un livre de vulgarisation. Or ce que je fais n’est pas considéré comme un travail académique et universitaire sérieux, n’est pas valorisé comme tel. Ça, par contre, ça peut être dur parce que pour des collègues, je ne suis pas considérée comme quelqu’un de sérieux, alors que moi, en termes de travail, je travaille autant si ce n’est plus que pas mal de gens. Et je fais tout dans les règles : du dépouillement, un travail approfondi de croisement des sources, des lectures exhaustives ; tout ce qui rentre dans ce qui relève du savoir-faire, de la méthode et des règles éthiques de notre discipline, je les applique, mais parce que c’est des bouquins de vulgarisation qui s’appellent justement Rage Against The Machisme, que ce n’est pas Deux siècles de lutte des femmes. Résistances et accommodements etc. ça ne fait pas sérieux pour certain·es ! Mais c’est un choix assumé parce que, justement, je veux viser plus large, plus inclusif, qu’un livre d’initié·es, au lectorat restreint.

Magali Jacquemin

Oui, puis en attendant, c’est précisément ce choix aussi qui permet de mettre dans les mains d’un public relativement jeune, en fait des choses qui sont lisibles, accessibles, même si ça reste difficile. Ce travail est tout autant valable ! Et je peux te dire que des élèves de CM2 ont entrevu ce que c’était vraiment l’Histoire ce n’est pas simplement les dates, les grands héros, etc. Les élèves savent que tu es allée chercher, le voient tout de suite en fait !

Julien Marsay

On a l’impression justement que c’est le fruit d’un regard encore très classiste, qu’on ne veut pas trop de la vulgarisation alors que c’est tout l’enjeu. Les réactions snobs de collègues universitaires de Mathilde font aussi songer à un certain regard porté sur les réseaux sociaux, très péjoratif. De fait, on se focalise le plus souvent sur les effets pervers des réseaux sociaux, pourtant ils ont aussi des effets vertueux, notamment de partage & de connaissance : le succès des fils historiques de Mathilde qui est très suivie sur Twitter (+ de 97K d’abonné·es), aussi ludiques que précis montrent à quel point les gens sont friands de connaissances, de l’Histoire (notamment de l’autre histoire que celle légitime). Il est dommage que cette part-là des réseaux sociaux soit souvent occultée, parce qu’on se focalise sur tout ce qu’il y a de délétère… Pourtant on voit aussi que les réseaux sociaux peuvent jouer un rôle dans l’éducation et l’apprentissage…

Mathilde Larrère

Les réseaux sociaux peuvent véritablement être des vecteurs d’éducation populaire. Et c’est ainsi que j’essaie de les utiliser quand je fais ces fils historiques sur Twitter. Mais le fil historique a aussi ses propres limites, c’est pour ça qu’à un moment, il faut passer aux bouquins. J’ai beaucoup fait de fils historiques sur les révolutions parce que c’était quand même l’objet sur lequel je travaillais. Mais bon, à un moment, il faut passer au livre : parce que justement, même si on ne fait pas 15 000 notes en bas de page, il y a un moment Twitter reste un médium limité : c’est une belle entrée en matière, mais ça ne suffit pas. Mais par contre, là où je trouve que c’est nécessaire, c’est que le capital culturel, c’est comme le capital économique : il n’y a pas de ruissellement qui vaille. Il faut redistribuer. Il faut des passeurs, des passeuses. Il y a des choses qui se font et qui sont absolument passionnantes en recherches en Histoire mais si l’on ne fait pas circuler, on continue à avoir des gens qui colportent des conneries sur la soi-disant France de souche. Quand Zemmour accumule les contre-vérités historiques sur les plateaux (au service d’idées nauséabondes), les historien·nes s’effarent : « Mais c’est pas possible de dire ça, c’est faux, on a travaillé dessus depuis des années ! » Alors oui, mais qui l’a vu ? qui le sait ? Ce travail est extrêmement utile pour casser les pseudo arguments, mais il faut le vulgariser pour que des gens puissent s’en saisir.

S’agissant de l’usage des réseaux sociaux, la question est ardue. Quand je rédige mes fils, là j’ai un usage vraiment pur d’éducation populaire. Après, ça m’arrive aussi d’avoir un mauvais usage des réseaux sociaux, des fois où aussi, je me laisse aller au narcissisme des réseaux sociaux. Quand je poste une photo de mon chat, quel est l’intérêt ? J’essaie souvent de m’interroger sur mon usage ou mon mésusage. Si je ne suis pas soudain en train de mettre l’audience que j’ai comme historienne, au service de quelque chose qui n’a rien à voir avec l’Histoire, qui est soit un machin d’autopromotion, soit du narcissisme vain. Puis des fois, on se relâche et on merde. Donc, j’essaie de faire le plus gaffe possible, surtout maintenant que je suis très suivie. Avant, je faisais moins attention mais maintenant, je suis vigilante mais c’est difficile… Après, sur les effets délétères des réseaux sociaux, il y en a tellement… Mais ce qui est génial, c’est qu’il y a de plus en plus de comptes géniaux qui vulgarisent ! D’ailleurs, ce qui est fou, c’est qu’il y a des fois où j’apprends des choses sur des fils Twitter que je n’ai pas lues dans des articles parce qu’on ne peut jamais lire assez d’articles, de livres, et qu’on lit surtout dans son champ. Par exemple, aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la Révolution des œillets et moi, je ne suis pas du tout spécialiste du Portugal contemporain. Et sur Twitter, Victor Pereira a fait plusieurs fils sur l’immigration portugaise et la révolution des œillets. J’ai appris plein de choses ! Or même moi, si tu veux, je ne vais pas forcément lire un article de Victor Pereira dans une revue scientifique parce que je n’ai pas le temps, parce qu’on a des boulots plus les charges administratives etc. Puis, on lit sans doute beaucoup moins qu’on pouvait lire avant ! En tout cas, c’est clair que mes parents, qui étaient déjà profs à la fac, avaient plus de temps de libre pour lire… Tout ça pour dire que je me sers moi aussi de twitter pour ma culture historique ! Le compte Actuel Moyen Âge est un trésor de connaissances sur le Moyen-Âge notamment.

D’ailleurs, avec mes étudiant·es, j’avais fait une séance de séminaire sur l’Histoire sur Twitter. Ils et elles tombaient des nues de tout ce qu’on pouvait trouver. Et je leur disais de travailler sur tel objet, d’aller voir telle revue, de suivre tel compte qui fait une veille historiographique et bibliographique... Ce sont des objets auxquels ils/elles ne pensaient pas en tant qu’étudiant·es et à partir du moment où ils/elles se disent qu’en fait, ça peut être scientifique, que c’est aussi un espace réflexif. D’ailleurs, ça peut même être un espace de controverse scientifique : de nombreuses fois, des historien·nes discutent de tel sujet et le débat est passionnant. Je me souviens de débats sur les déboulonnages de statues ou encore sur le Capitole le 7 janvier, où les historien·nes se demandaient s’il s’agissait d’un coup d’État ou d’une tentative de coup d’État. C’était en fait un haut niveau de discussion ! L’avantage de Twitter également, c’est qu’on choisit ce à quoi l’on s’abonne. Les bibliothèques aussi font un boulot énorme, c’est hallucinant ! La bibliothèque Marguerite Durand par exemple transmet énormément de documents, ce qui permet de découvrir ! J’ai trouvé des sujets de master à des étudiant·es parce que la bibliothèque Marguerite Durand avait dit sur Twitter avoir tel objet dans ses fonds. Twitter peut donc être un véritable espace d’éducation populaire et même au-delà un espace d’ébullition, même pour les académiques. Ce qu’il y a, c’est qu’il faut cesser d’en avoir le mépris.

Puis, cela dépend évidemment de l’usage : il y a des gens qui sont sur Twitter juste en veille : qui regardent, suivent, observent. En fait, si l’on n’intervient pas, si l’on ne poste pas grand chose soi-même, déjà, on s’épargne les trolls ! Et puis sinon, quand on découvre un troll, on bloque on bloque on bloque ! Au bout d’un moment, on arrive à avoir des comptes assez safe ! Mais évidemment, quand tu arrives et que t’es sur Twitter comme Fabrice à Waterloo, tu te prends des obus partout dans la gueule ! Mais comme on apprend à évoluer dans une foule, c’est quelque chose qui s’apprend et qui doit s’apprendre. Moi finalement, cette séance de master, j’avais peur que ça ne les intéresse pas, mais ça leur a appris. Ils/Elles s’y sont inscrit·es et pas pour aller regarder n’importe quoi. Ils/elles ont compris que ça pouvait les servir dans leur travail et quand on en arrive là, c’est bien.

Magali Jacquemin

On peut aussi faire le parallèle avec la recherche enfantine. Quand on est dans une classe en primaire, faire rechercher des enfants en Histoire, c’est compliqué. Effectivement, on va les faire chercher d’abord dans des bouquins, mais qui, même si ce sont des documentaires, soient adaptés à leur âge. Évidemment, ce n’est pas simple ! Pour moi, un petit peu le pendant de Twitter chez les enfants, ça va être, tout le travail qui est mené par l’ICEM-Pédagogie Freinet avec EncyCoop, qui est en fait une sorte de Wikipédia version enfants. On y retrouve de nombreux articles qui ont été créés par des classes à partir de recherches et qui sont à la fois hyper vulgarisés, mais en même temps hyper documentés, hyper renseignés. Et c’est un mini moteur de recherche complètement accessible. Il y a un vrai enjeu à l’investir. Finalement EncyCoop, c’est aussi un réseau social, sauf qu’il est réservé aux classes. Il y a un vrai enjeu là-dedans à diffuser l’Histoire parce que si l’on veut effectivement que ce soit émancipateur, que les gens arrêtent d’avoir comme unique référence les sempiternelles mêmes conneries sur le « roman national », il faut tout ça et il faut le rendre accessible dès le plus jeune âge. Effectivement, je les entends aussi, les collègues qui vont critiquer Mathilde Larrère qui se complait sur Twitter avec « ses petits tweets pseudo historiques » alors qu’il ne s’agit que de quelque chose de noble : rendre accessibles des objets de savoir.

Julien Marsay

De fait, cela renvoie aussi à la pédagogie ! Il peut en aller de même en Lettres au lycée : en seconde où l’on a plus de temps, je les fais mener des enquêtes en allant chercher sur Twitter également. Je leur donne des listes de comptes sérieux, notamment quand je leur fais réaliser des anthologies sur les écrivaines, les autrices invisibilisées, etc. Ça les intéresse beaucoup ! Et ce sont des ressources accessibles, rigoureuses et précises.

Mais au-delà, j’ai relevé dans le livre que, justement, lorsque sont évoqués les programmes scolaires, il faudrait qu’ait lieu « une véritable réflexion sur l’intégration des femmes dans tous les chapitres du programme ». Cela renvoie à nouveau au rôle de l’École dans la transmission d’une « culture légitime », d’une culture de dominant·es et son maintien aussi – l’école comme un système de maintien – parce que si l’on n’a maintenu qu’un pan de l’Histoire, effectivement, ça ne va pas pouvoir changer… Est-ce que de façon plus précise, peut-être de façon pédagogique, vous voyez des pistes de réflexion, d’autres actions/démarches/dispositifs pédagogiques qui pourraient permettre aussi d’aider à changer tout cela, à s’émanciper en quelque sorte ?

Mathilde Larrère

En fait, la difficulté – je rebondis donc à nouveau sur ce travail que j’ai fait avec mes licences quand je leur ai demandé d’enquêter dans les manuels, c’est que dans les programmes et dans les manuels, il va y avoir soit un chapitre « Femmes », soit quelques pages femmes, soit un encart, mais elles sont toujours à l’écart alors que dans le corps essentiel du texte, l’essentiel c’est l’Histoire des hommes mais des hommes mâles donc ! Dans les faits, il y a une femme sur la couverture, trois ou quatre encarts et on les trouve surtout dans les chapitres Famille et religion (comme par hasard !) Elles sont peu présentes dans les chapitres économiques. Mais même quand on étudie les mouvements sociaux, elles sont quasi absentes : ils arrivent à faire une histoire sociale sans les femmes ! Donc oui, ce que je dis, c’est qu’il faut qu’elles soient présentes tout le temps, c’est à dire qu’elles soient tellement présentes dans le récit de l’Histoire que leur absence au sommet de l’État ou au sommet de tout ce qui est pouvoir (politique, économique, culturel), saute aux yeux ! Comme il devrait nous sauter aux yeux que dans les rues, on voit très bien qu’il y a autant d’hommes que de femmes mais que dès qu’on regarde la photo d’un CA, c’est marrant, il y en a beaucoup moins (même si ça s’arrange un petit peu !). Mais ça implique de changer de façon radicale l’écriture de l’histoire et c’est là que la langue joue, c’est à dire que de se forcer à chaque fois que l’on parle ou que l’on écrit – ouais, ça fait prendre des signes, c’est chiant ! – de dire les hommes et les femmes, les paysans et paysannes, les ouvriers et les ouvrières ; se forcer à le faire – pas forcément systématiquement, mais le plus régulièrement possible – ça ancre la sensibilité à un monde mixte. Parce qu’en fait, quand on a eu tout un récit avec les hommes, les hommes, les hommes, les ouvriers, les ouvriers, les paysans, les paysans et les commerçants, les femmes, elles disparaissent de ce récit. Et c’est pour ça que c’est grave que dans la dernière rédaction des programmes d’H-G – alors que dans la version précédente des programmes du secondaire, il y avait marqué les hommes et les femmes à chaque fois, mais ça a disparu ! Au motif que les Hommes, ce serait les hommes et les femmes ? On sait bien que non. D’ailleurs, on était allées avec Laurence De Cock au ministère, représenter Aggiornamento pour parler des programmes et pour dire ce qu’on voulait changer. C’était deux jours avant qu’ils ne soient rendus, donc c’était sans grand espoir. Mais on a dit au moins cela : remettez le doublon « …et des femmes, et des paysannes… ». Et je pense que l’association Mnémosyne a dû faire exactement la même chose, elle était absolument furieuse : elles et ils ont écrit plusieurs tribunes ! Faire le doublon masculin/féminin, ce n’est vraiment qu’une question d’habitude pourtant.

Julien Marsay

D’autres exemples de cours ou de démarches pédagogiques où la conscience des invisibilisations s’est manifestée ?

Mathilde Larrère

En début d’année en L1, j’annonce aux étudiant·es qu’on va faire une histoire à part avec l’Histoire des femmes. En L2, on revient à une Histoire plus institutionnelle – alors que je la critique – mais en même temps, elle n’a pas été suffisamment étudiée donc j’y vais fort et après avoir étudié tant d’exemples féminins en L1, ça les choque que soudain les femmes ne soient pas du tout là ! Ils et elles le signalent, et ça me ravit ! Par exemple, on avait visité une expo sur la Révolution française avec des L2 que j’avais donc eu·es en 1ère année. Tout de suite, les étudiant·es conscientisaient qu’on ne parlait pas du tout des femmes. On se rendait bien compte que d’abord, leur nom était absent, qu’il s’agissait toujours les Sans-culottes, que l’adjectif ne renvoyant qu’au vêtement masculin, on n’évoquait que les hommes et ça les faisait tiquer. Je leur ai fait réécrire les notices de l’exposition de façon inclusive. Même pas forcément en employant le point médian, dont il y a très peu besoin. Eh bien, après ce travail de réécriture, ça ne donnait plus du tout la même impression. En fait, tout est aussi une question de mise en langue.

Magali Jacquemin

Il y a aussi – et Laurence De Cock en parle aussi régulièrement – ces autres invisibles de l’histoire que sont les enfants ! Dans les programmes, les enfants apparaissent à peu près deux/trois fois : sur la question des réformes par rapport à la création de l’École publique, de la Loi sur la laïcité, puis, au XIXème siècle sur la question du travail des enfants. Mais sinon, on ne les voit jamais les enfants ! Tout mon travail pédagogique consiste alors en ce petit processus d’identification qui va leur permettre de fonctionner à plein sur ce que c’est que la vie, leur vie. Alors, on commence par les femmes parce que ce sont leurs mères en fait. Là ça leur apparaît : « Les femmes qui bossent, qui à coté militent etc., mais comment font-elles pour s’occuper des enfants ? On s’interroge sur leur vie quotidienne, etc. Tout cela en dit très très long aussi sur l’Histoire des sociétés, l’Histoire sociale, sur le rapport à l’autorité, mais aussi sur le rapport à la liberté, sur le rapport à l’engagement. On peut avoir quelques petits exemples d’enfants comme Gavroche dans Les Misérables et Cosette aussi, mais ce n’est pas que ça, les enfants ! Et ça donne un prisme qui va vraiment éclairer l’Histoire sociale et qui va donner toute cette autre ampleur à l’Histoire.

Mathilde Larrère

Victorine_BrocherÀ ce sujet d’ailleurs, c’est marrant parce qu’on parlait des Pétroleuses d’Édith Thomas. Ce qui est marquant dans son livre sur les Pétroleuses, c’est qu’il y a beaucoup d’enfants aussi. Les femmes sont souvent avec leurs enfants qui les aident à construire des barricades. Et souvent, quand on fait l’Histoire des femmes, on se retrouve avec l’histoire des enfants parce que, de fait, ça leur incombait. D’ailleurs, on le voit aussi avec Victorine Brocher dans Les Damnés de la commune : elle parle beaucoup de son enfant et de la place de son enfant. J’ai commencé à montrer le documentaire à mes étudiant·es et en fait tout de suite, c’est l’Histoire de la médecine, l’Histoire des droits par rapport à l’accès aux soins et par tous ces chemins-là qui émerge ! En fait, on raconte notre vie et ça, c’est super important comme méthode pédagogique. Laurence de Cock a une expression que j’aime bien : il faut faire l’histoire des “je” et “nous” du passé.

         Propos recueillis par Magali Jacquemin et Julien Marsay.

Mathilde Larrère, Fred Sochard (ill.), Rage against the Machisme, Éd. du Détour, 2020, 224 p., 18,50 €.