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Prof-bashing : France Télévision renoue avec Radio Paris.

J’ai été assez stupéfié par le reportage diffusé mardi 9 juin au JT de 20 heures de France 2 à propos des « professeurs décrocheurs » où il s’agissait de montrer que les enseignants ne manifestent pas du même engagement ni du même courage que les soignants.

France 2 a utilisé les mêmes pratiques de rhétorique que Radio Paris à propos de laquelle il faut rappeler aux plus jeunes d’entre nous qu’elle était la radio de propagande du gouvernement de Vichy et qu’elle concourait aussi à propager la propagande du régime nazi dans le pays.

Dans le reportage de France 2 il s’agissait donc de montrer que des enseignants n’avaient donné aucun signe de vie à leurs élèves durant le confinement, pas tous : 4 à 5 %, un chiffre qui serait confirmé par le Ministère, mais le journaliste ne nous a pas montré d’interview d’un représentant du ministère ni même la moindre note confirmant ce chiffre. Or, jamais le Ministère n’a avancé de tels chiffres ! La seule communication faite par le Ministère concernait les 5 à 6 % d’enseignants empêchés de travailler pour raison de santé ou autres motifs personnels autorisés. À ce jour le ministère ne dispose, ni sur le plan national ni dans les académies, de chiffre d’enseignants qui n’auraient pas travaillé sans y avoir été autorisés. Ainsi, l’information donnée dans ce reportage est une fake-new, pour qu’elle ne le soit pas il aurait fallu que le journaliste enquête sérieusement et cherche à rencontrer des enseignants décrocheurs (pas facile) ou des parents d’élèves capables (et à visage découvert) d’apporter la preuve qu’un professeur a volontairement refusé de travailler.

L’interview de la mère d’élève, comme par hasard infirmière, déclare que deux des professeurs de sa fille n’ont pas donné signe de vie. J’emploie le présent de l’indicatif pour signifier que je ne mets pas en doute la véracité de cette absence, mais on ne nous dit pas qu’elle en était la cause : maladie, accident, manque d’habileté à l’usage du numérique… Donc on accuse, et sous couvert d’anonymat, sans preuve. D’autre part quelle mauvaise mère que voilà qui laisse sa fille sans enseignement pendant deux mois sans saisir le rectorat, la direction des services départementaux de l’éducation nationale, le principal du collège. Voilà une méthode d’accusation qui rappelle des heures sombres de l’histoire de notre pays, relayée par un média public avec une complaisance qui doit nous interroger.

Dans la même veine on nous montre la lettre qu’une association de parents d’élèves (la PEEP) adresse à un recteur dont on nous cache le nom de l’académie, pour dénoncer que des « élèves livrés à eux-mêmes à cause de l’absence d’un professeur d’anglais ». On voit que la lettre est datée du 30 mai, c’est bien tard pour saisir le recteur d’un problème dont on ne nous dit pas ce qu’il est : « élèves ont été livrés à eux-mêmes à cause de l’absence d’un professeur d’anglais », s’agissait-il d’élèves d’école primaire, de lycée ou de collège, en quoi consistait cet « abandon » : pas de cours à distance, pas de relation personnel, pas de cours envoyés… ? Averti plus tôt le rectorat aurait eu une solution à proposer, en outre comme dans l’interview précédente on ne nous dit pas pour quelle raison ce professeur était absent. Le reportage est dans la même configuration de traitement à charge de ce dossier ; en quoi le témoignage d’une lycéenne sur les réseaux sociaux serait d’une vérité et d’une honnêteté absolues. De la même façon la diffusion d’une capture de conversation téléphonique n’apporte aucune preuve, il faut se contenter de l’affirmation du journaliste qui nous dit qu’il s’agit des propos d’un membre d’un syndicat d’enseignants. Quand bien même ça le serait, est-il anormal de conseiller quelqu’un qui se trouve en difficulté. En quoi ce qui est dit dans ce message est malhonnête ? Il aurait fallu que le journaliste apporte la preuve que le syndicaliste conseillait à quelqu’un de faire une fausse déclaration.

Il y a eu d’énormes problèmes et d’importantes difficultés pour mettre en marche puis faire fonctionner « la continuité pédagogique ». Certaines difficultés sont liées au manque de maîtrise de l’informatique par certains enseignants souvent faute de formation : on n’improvise pas un enseignement et un suivi à distance d’un coup de baguette magique, certains élèves ne disposaient pas d’ordinateur ou/et pas d’imprimante, les cours envoyés par la poste ont pâti de la réduction drastique du service postale… Les dix premiers jours qui ont suivi la fermeture des établissements scolaires ont connu une importante vacuité du service.

Donnons acte au journaliste du fait qu’il s’est interrogé sur les causes du « décrochage » de certains professeurs : 6 secondes question comprise (« comment expliquer ces absences de certains profs »). Donnons lui acte aussi que le format des reportages de télévision, ici 3 minutes et 27 secondes, ne permettent pas d’être exhaustif, pour autant ça n’autorise pas à diffuser des informations approximatives et parfois douteuses. Quand on observe de près le document présentant le chiffrage des « décrocheurs » dont le journaliste nous dit que le chiffre provient du Ministère, on voit (à 1 minute 54 secondes du début du reportage) clairement en bas de page la mention « Ministère de l’Éducation nationale, SPDEN-UNSA, PEEP ». Il ne s’agit donc pas d’un document officiel émanant du ministère mais seulement d’un vague et imprécis calcul aléatoire fait par le journaliste. Ce n’est pas honnête.

Des problèmes il y en a eu, nombreux du fait de l’institution, de professeurs, de la Poste, de centres sociaux et de mairies, mais aussi du fait de certaines familles et aussi d’élèves. L’Éducation nationale et ses partenaires auront à charge de repérer ces problèmes et d’y apporter des solutions notamment au regard d’une organisation renouvelée de l’École et de l’enseignement. Pour l’heure, comment mettre en place un enseignement à distance pour des familles qui ne disposent pas de connexion à internet, avec des enseignants pas formés à cette pratique particulière et maîtrisant mal voire pas les techniques nécessaires ? Sans doute les mairies et les centres sociaux auront à prendre en compte cet aspect du problème en termes d’accès au numérique et l’Éducation nationale devra se pencher sur l’organisation d’une formation massive des enseignants à ces pratiques, cesser de se satisfaire de quelques webinaires. Nonobstant ces problèmes, bien réels, qui ont perturbé gravement le dispositif de « continuité pédagogique », il y a certainement eu des professeurs « décrocheurs ». Parmi eux certains ont décroché au bout de quelques jours parce qu’ils étaient dépassés par la charge qui leur tombait dessus : travail colossal, élèves difficiles à joindre, problèmes familiaux… Quand on peut mettre en place une classe virtuelle, qui fonctionne sans interruption de réseau, c’est peu différent en termes de temps de l’animation d’une classe physique, quand on ne peut pas le faire et qu’il faut avoir des relations individuelles (téléphonique ou par internet) avec chacun de ses élèves voit-on la difficulté : nombre d’heures, disponibilité des élèves sollicités par d’autres professeurs… Quelques autres sont des « décrocheurs » qui n’ont aucune justification dont l’attitude est impardonnable ; personnes ne sait combien ils sont.

L’article paru dans Le Monde du 11 juin est plus honnête que ce reportage de propagande de France 2. Ainsi, Le Monde ne tire pas à boulets rouges sur les enseignants et titre, ce qui est plus conforme à la réalité de la situation, « La continuité pédagogique promise aux élèves n’a pas toujours été tenue, selon les familles. » Le journaliste écrit : « Selon un sondage IFOP réalisé en avril, 75 % des familles se sont dit satisfaites du déroulement de l’enseignement à distance. Autant se sont senties capables d’accompagner leur enfant, et plus de 8 sur 10 affirment que celui-ci a été en contact avec un enseignant ». En creux, on entraperçoit la part, très minoritaire et néanmoins audible, des expériences problématiques. « Évidemment que la période a été difficile, mais il ne faudrait pas que ces retours là soient l’arbre qui cache la forêt, indique au Jean-Michel Banquer, le ministre de l’éducation nationale. La France est l’un des pays qui a le mieux réussi, pendant le confinement, à maintenir un lien avec les élèves et à leur éviter de décrocher. La relation entre l’école et les familles en est ressortie plutôt renforcée. Je veux le répéter : la mobilisation des enseignants est restée remarquable. »

C’est aussi ce que met en avant la FCPE. « Souvent, les parents qui nous interpellent mélangent la démotivation de leurs enfants et celle, supposée, des enseignants, note Jean-André Lasserre, à Paris. Ils veulent croire que si leurs enfants travaillent moins, c’est que l’offre scolaire n’est pas à la hauteur. Quand les attentes sont fortes, la désillusion peut l’être aussi.

D’un établissement à l’autre, on le reconnaît : les « dysfonctionnements » existent, mais à la marge. « Et ils ne sont pas une surprise, indique Philippe Vincent, secrétaire général du syndicat de proviseurs SNPDEN-UNSA. Comme dans toutes les entreprises, on connaît les personnels plus fragiles. Ceux qui ont un problème de santé ou des difficultés familiales ; ceux qui sont mal équipés ou mal à l’aise avec le numérique. »

L’article du Monde propose le témoignage de deux chercheurs, spécialistes du numérique dans l’éducation, qui montrent bien ce que fut cette période inédite, où les enseignants ont été sidérés par une fermeture abrupte des établissements, et comment elle a exacerbé des situations préexistantes.

Aussi, peut-on s’étonner du parti pris d’écriture du reportage de France 2 ; sauf à y relever à chaque seconde des relents d’une propagande qui ne dit pas son nom : discréditer les enseignants. Le plus choquant c’est l’approximation des informations qui trop souvent frisent le mensonge, et l’anonymat comme celui de cette « infirmière » qui, dit le journaliste « veut briser un tabou » ; outre qu’il n’y a aucun tabou sur cette affaire, ni au sein de l’institution éducation nationale ni parmi les enseignants, dans quel cercle vertueux est-elle qu’elle en serait un parangon.

À qui profite cette campagne de dénigrement lancée sur les chaînes populistes ou affidées au pouvoir que sont BFM, RMC et LCI où, sur cette dernière, David Pujadas parle d’un enseignant sur deux qui n’est pas retourné en classe, ou encore le journal l’Opinion où on peut lire : « La moitié d’entre eux [les enseignants], encore aujourd’hui, n’a pas repris le chemin de l’école et dont une part non négligeable serait à ranger dans la catégorie des tire au flanc »… On peut supposer que cette campagne tombe à point nommé au moment où on annonce un allègement du protocole sanitaire pour faire taire les enseignants ; il s’agit de relancer l’économie alors muselons les enseignants pour qu’ils ne sèment pas du gravier sur la route de la reprise. Peu importe, on pourrait envisager tellement de raisons.

Ce qui est le plus troublant dans ce reportage c’est bien son aspect propagandiste. Que les médias populistes et affidés à la macronie usent envers les enseignants de leur habitude au dénigrement comme ils l’ont fait, par exemple, avec les Gilets Jaunes, aujourd’hui avec la police, montre qu’ils ne sortent pas de cette ligne éditoriale qui consiste à remuer le fumier, et seulement remuer le fumier sans jamais aller amender les terres, dont acte. Qu’un média public use des mêmes moyens est choquant, mais en même temps c’est bien l’État, donc le gouvernement qui dirige, même si c’est indirectement, France Télévision. Alors, vive les réseaux sociaux qui jouent aujourd’hui le même rôle que les tracts et les journaux clandestins entre 1940 et 1945 pour contrer Radio Paris ! Ce n’est pas digne des journalistes.

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