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Inversons la classe, et si l’histoire était trop belle pour être vraie ?

Il y a deux ans, je publiais un court texte assez polémique sur la classe inversée qui eut un modeste retentissement sur les réseaux sociaux et me valut un certain nombre de réponses ulcérées. Le week-end dernier, curieuse de voir comment le CLIC avait évolué, attirée par la présence de membres de certains mouvements pédagogiques comme le CRAP, l’ICEM ou la pédagogie institutionnelle, je me suis décidée à m’y rendre. J’ai été conquise par l’enthousiasme communicatif des participants et par la richesse des pratiques pédagogiques présentées. Le fait que l’idée même d’inverser la classe ait quasiment disparu au bénéfice d’une mise en avant des pédagogies actives m’a confortée dans l’idée que j’avais vu juste il y a 2 ans quand j’avais pointé du doigt l’amnésie pédagogique dont faisaient preuve certains membres d’Inversons la classe qui semblaient redécouvrir les méthodes actives. Satisfaite de ma journée, réconciliée avec la classe inversée, l’histoire aurait pu s’arrêter là…

Sur Twitter les attaques contre le CLIC font partie du décor habituel du dernier week-end de juin, je m’amusai donc à guetter le hashtag sur Twitter, c’est alors qu’un tweet mentionnant le rattachement d’Inversons la classe au Think Tank #leplusimportant a retenu mon attention. J’ai commencé à regarder les choses de plus près, le « storytelling » d’Inversons la classe était pourtant impeccable, mais l’histoire était peut-être trop belle pour être vraie ?

Une révolution pédagogique ?

Comment est née l’association ? C’est l’histoire d’une révélation née lors d’un voyage aux États-Unis. Dans une interview pour Nous vous ils Héloïse Dufour explique qu’elle a découvert la classe inversée pendant un séjour aux États-Unis en 2007 et qu’elle a tout de suite perçu le potentiel de cette nouvelle méthode qui répondait aux problèmes qu’elle-même rencontrait avec ses étudiants. Quelles sont les promesses de cette nouvelle méthode ? Rien de moins que de révolutionner l’éducation. Lors du premier CLIC en 2015, Héloïse Dufour annonce d’emblée : “La révolution est en marche, faite par ses acteurs dans les classes”. En effet à en croire l’affluence au CLIC qui ne faiblit pas, on peut se dire que la classe inversée tient ses promesses. Les ateliers y sont nombreux, les pratiques présentées variées, le congrès apparaît comme un véritable paradis pédagogique pour enseignant en quête de solutions pour ses classes. Il faut dire que le métier est difficile, que de nombreux collègues vivent mal la difficulté à motiver les élèves, à faire face à l’hétérogénéité et se sentent parfois isolés dans leur établissement. Le congrès est pour eux un vrai bol d’air, il n’y a qu’à voir comment certains prennent des notes fébrilement ou posent des questions sans même attendre la fin des présentations. Les pratiques pédagogiques qui ont le vent en poupe au CLIC sont la ludification, l’individualisation des apprentissages, la mobilité dans la classe et dans une moindre mesure la collaboration. Le point commun derrière toutes ces pratiques est bien la motivation des élèves et la gestion de l’hétérogénéité. De nombreux ateliers portent sur les plans de travail, un outil issu de la pédagogie Freinet, on comprend dès lors pourquoi Héloïse Dufour a beaucoup communiqué dès le premier congrès sur les liens étroits selon elle entre classe inversée, pédagogie Freinet et le courant de l’éducation nouvelle.

Association ou start-up ?

Mais dans le dédale des couloirs de Jussieu il m’est arrivé plusieurs fois de ne pas trouver les salles dédiées aux ateliers pédagogiques et de me retrouver par mégarde dans le couloir des sponsors, on y trouve des ateliers Microsoft, Pronote ou Pearltrees, ces ateliers ne font pas le plein, loin de là, mais rendent évidents les intérêts économiques liées au concept de la classe inversée dont un des fondements est l’accès à des contenus externalisés. Ces sponsors ne sont pas ce qui me dérangent le plus, en effet, de tout temps l’école a eu besoin de s’équiper en matériel de toute sorte et il n’est pas surprenant qu’à l’ère du numérique, les sponsors se précipitent dans ce genre d’événement pour placer leurs produits. Cette logique commerciale est certainement la partie visible d’une possible marchandisation de l’école mais y répondre en luttant contre le numérique par principe ne me semble pas être une réaction pertinente, on aurait beaucoup plus intérêt à réfléchir « avec » en se demandant comment développer des solutions open source ou institutionnelles par exemple.

Au-delà des sponsors et des outils numériques plébiscités pour « inverser » la classe, on peut se poser la question des financements. On se doute bien qu’avec un événement de cette ampleur l’association ne peut fonctionner sur la simple base des cotisations de ses membres. Dans un article du Figaro de 2017 on apprend qu’Inversons la classe fut financée à ses débuts par Microsoft et la Fondation Schlumberger. Pour faire face à l’essor du CLIC Héloïse Dufour explique qu’en 2018 l’association a été obligée de tripler ses financements et a obtenu une aide de 100 000€ de la Fondation Fontaine du groupe Mulliez (Auchan et Décathlon). Ces financements sont pleinement assumés par l’association qui a fait le choix de ne pas se contenter de subventions publiques. Ce choix est bien politique puisque d’autres associations pédagogiques ont choisi de se contenter des subventions de l’état, des frais d’adhésion de leurs membres et de la vente de leurs revues. D’ailleurs on peut se demander s’il s’agit d’une association pédagogique ou d’une start-up car Inversons la classe est accompagnée par un « incubateur » de start-up « Paris&co » et se présente comme une « association dynamique et innovante en mode start-up ». (1) Quand bien même ce serait une start-up, quel serait le problème ? Après tout comme le suggérait une collègue sur Twitter, « l’argent n’est pas sale » quand il sert une finalité qui nous importe tous, « l’amélioration » éducative. Le souci c’est que quand les start-ups commencent à se substituer au service public d’éducation en matière d’accompagnement, de formation, par exemple, on peut se demander s’il n’y a pas là un danger d’intrusion de logiques privées dans l’école…

La question de l’entreprenariat social

En vérité, ce qui m’interpelle davantage ce sont les liens entre Inversons la classe et des associations liées à l’entreprenariat social. Pour bien comprendre les enjeux, il faut s’attarder sur ce concept relativement récent. A priori l’entreprenariat social a tout pour plaire car si on en croit les slogans qui fleurissent sur les sites des associations, c’est LA solution pour changer le monde, pour lutter contre les inégalités et sauver la planète. Les entreprises qui appartiennent à cette mouvance s’engagent en effet à reverser une grande partie de leurs bénéfices dans les causes qu’ils défendent.

Ainsi sur le site #leplusimportant qui accompagne plusieurs projets dont Inversons la classe (2) on peut lire : « Nous voulons favoriser l’égalité des chances et une société inclusive et lutter contre l’insécurité économique, en particulier parmi les moins favorisés et les classes moyennes. » Les autres projets portés par #leplusimportant sont SynLab, Ticket for change et Le choix de l’école, anciennement Teach for France. Ces trois « associations » qui font partie d’un réseau planétaire d’entreprenariat social dédié à l’éducation, promettent de lutter en faveur d’une école plus juste et plus épanouissante. Le choix de l’école se présente ainsi comme une association qui « agit pour que tous les élèves, quelle que soit leur origine sociale, bénéficient d’un même accès à une éducation de qualité. » Ticket for change est décrit comme « une école nouvelle génération pour acteurs de changement » qui promeut « une pédagogie moderne pour activer vos talents et construire ensemble un monde désirable pour demain », tandis que SynLab a vocation à favoriser des « expériences d’apprentissage épanouissante fondée sur la confiance, l’ouverture et la coopération, pour une société juste et durable. »

Tous ces slogans donnent bien entendu envie d’adhérer immédiatement mais il faut pousser plus loin la recherche et se demander qui soutient ces associations. Lorsqu’on regarde de plus près les partenaires de SynLab et Ticket for change on découvre qu’ils sont liés à Design for change et Ashoka. Pour ceux qui ne connaîtraient pas, Design for change et Ashoka sont deux des géants actuels de l’entreprenariat social dédié à l’éducation. Sur le site d’Ashoka on est accueilli par une présentation prometteuse : « Ashoka est une ONG, un réseau d’acteurs de changement, qui agit en faveur de l’innovation sociale. Par ses actions, elle vise à accélérer les idées et initiatives ayant un impact sociétal positif, pour préparer l’avenir dès à présent. » De son côté Design for change promet « d’aider les enfants à devenir des citoyens créatifs, proactifs, empathiques et responsables. » On retrouve les mêmes éléments de langage que sur les sites précédents et à vrai dire le discours semble toujours aussi humaniste et très proche de ce que je peux entendre au sein d’un mouvement pédagogique comme l’ICEM (pédagogie Freinet). Ma confiance a commencé à s’émousser lorsque j’ai appris que Teach for France, l’autre association accompagnée par #leplusimportant, faisait partie d’un réseau mondial d’écoles privées qui tisserait sa toile dans tous les pays et est accusé par deux syndicats du 93 d’être « un premier pas vers la privatisation de l’école ».

Derrière les belles phrases, y-aurait-il une autre réalité ?

En fait la question qui se pose est celle de l’entreprenariat social, plus largement nous assistons à l’émergence d’une nouvelle forme de capitalisme, que certains nomment le « philanthrocapitalisme ». Pour certains ce serait une avancée, une façon de lutter contre les inégalités et contre le dérèglement climatique, pour d’autres au contraire il s’agirait d’une façon déguisée de conquérir de nouveaux marchés. Le « philanthrocapitalisme » est basé sur un réseau extrêmement dense d’associations, de start-ups ou d’entreprises qui sont accompagnées par des grands mécènes ou de grandes fondations. C’est ainsi que derrière Ashoka, qui s’interdit tout financement public, on trouve la Bill Gates Fondation (3), la fondation de Bill Clinton (Clinton Global Initiative) ou encore de grands mécènes comme Sergey Brin le fondateur de Google ou Pierre Omidyar le fondateur d’eBay. La question qui se pose est bien de savoir si « les riches peuvent sauver le monde » comme le titraient les inventeurs du terme « philanthrocapitalisme dans un ouvrage paru en 2008. C’est donc bien une certaine conception de la politique et du rôle de l’état qui est en cause.
Attention, cela ne veut pas dire que concrètement sur le terrain ces réseaux n’œuvrent pas pour un mieux-être, c’est ainsi qu’Ashoka a par exemple contribué à tripler les revenus de paysans mexicains grâce à la mise en place de la micro-irrigation. Mais parfois la situation est ubuesque tant les objectifs de ces associations entrent en contradiction avec leur mode de financement, c’est ainsi qu’en Espagne une association liée à Ashoka qui aidait les personnes menacées d’expulsion lors de la grave crise financière et immobilière qui a frappé l’Espagne était également financée par la banque BBVA, celle-là même qui expulsait ces habitants ! (4)
L’entreprenariat social est-il donc réellement humaniste et progressiste ? Selon certains, ce réseau mondial de start-ups et fondations serait le nouveau visage du capitalisme qui chercherait surtout à prendre possession d’un marché qui restait pour l’instant inaccessible : les personnes défavorisées ou en situation de grande pauvreté. En effet, avec la crise de l’État providence il est aisé de s’infiltrer dans les brèches du système et de profiter de la détresse de certaines populations. L’éducation est précisément un de ces besoins fondamentaux à la fois négligé dans de nombreux états et au centre des préoccupations des familles.

Ne pas se tromper de cible

La question des réseaux qui portent une association comme Inversons la classe est donc importante et les collègues ont raison de s’en inquiéter. C’est toute la question du service public d’éducation qui transparaît derrière ce débat. Un collègue a témoigné en direct de l’AG de l’association dimanche dernier sur Twitter, selon lui les adhérents sont attentifs à la place du Think Tank #leplusimportant dans l’association et cette question a été évoquée en AG, on s’en félicite. Je pense personnellement qu’il faut distinguer critique des modes de financement et critique des pratiques pédagogiques présentées au CLIC. Dénigrer les collègues qui recherchent sincèrement des solutions en allant au CLIC c’est pour moi, se tromper de cible. Ces collègues sont régulièrement raillés sur les réseaux sociaux alors que leurs besoins sont légitimes. Ces profs qui cherchent à vaincre l’isolement ou qui ne savent plus comment faire face à l’hétérogénéité de leurs classes seraient alors doublement victimes, victimes de campagnes de dénigrement sur Twitter et victimes d’un double discours de l’association qui se servirait d’eux pour promouvoir des intérêts privés (car si cela n’est pas avéré, la question reste néanmoins en suspens).

Pour finir je dirais que la pédagogie n’est pas l’ennemi, je n’ai pas jamais adhéré au concept de « classe inversée » mais, par contre, il me semble que s’interroger sur la pédagogie est au cœur de notre métier. D’ailleurs pour moi s’entêter dans l’anti-pédagogisme sert surtout les intérêts de toutes ces associations et start-ups qui se développent pour proposer des solutions privées aux professeurs qui ne savent plus très bien comment évoluer dans leur métier, il y a en effet un manque à combler puisque les réponses institutionnelles sont insuffisantes (formations académiques toujours plus réduites, difficulté à trouver des créneaux de concertation dans les établissements etc.). Pour moi, la pédagogie telle qu’elle est pratiquée au quotidien dans les établissements, les formations académiques, les mouvements pédagogiques et les syndicats est au contraire un moyen d’agir et de mieux vivre le métier sans céder aux sirènes des recettes faciles… Pour autant, la pédagogie est reliée à une histoire et il est important de la connaître et de ne pas tout mélanger, non la « classe inversée » n’est pas de la pédagogie Freinet même si elle lui emprunte des outils. Soyons donc tolérants avec les collègues en recherche mais exigeants avec les concepts et les enjeux économiques et politiques…

Cécile Morzadec, professeure d’Espagnol

Sources :

(1) Voir aussi :
http://www.observatoire-edtech.com/actualites/la-edtech-recrute/laedtechrecrute-chef-de-projet-digital-h-f-la-classe-inversee

(2) Sur le site de #leplusimportant, Inversons la classe est référencée dans l’onglet « projets accompagnés ». Héloïse Dufour fondatrice de ILC est aussi directrice du pôle Education et Société de #leplusimportant, qui a par ailleurs été cofondé par son frère Mathias Dufour.

(3) Un livre vient justement de sortir au sujet de la Fondation Bill Gates, « L’art de la fausse générosité » :
http://www.carenews.com/fr/news/12954-livre-l-art-de-la-fausse-generosite-la-fondation-bill-et-melinda-gates

(4) Pour ceux qui lisent l’espagnol et veulent en savoir davantage, je recommande la lecture du site Filantropófagos qui s’est spécialisé dans la critique du marché de la philanthropie : https://www.filantropofagos.com/ashoka.html

1 Comment

  1. JP Fournier

    Inversons la classe, et si l’histoire était trop belle pour être vraie ?
    Une critique argumentée, nuancée – et dans un format court, ce qui rend l’exercice plus difficile. Preuve qu’il existe une voie entre l’invective ou l’outrance et la complaisance. JP Fournier

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