Menu Fermer

Chroniques du genre en cours préparatoire #3 : conseil d’élèves et cour de récréation

hopper_two_comedians.jpg

Enseignant en CP avec une dizaine d’élèves en éducation prioritaire à Paris, j’ai décidé de consigner mes réflexions sur la manière dont le genre fait la classe au quotidien – son rôle dans les apprentissages, les interactions de mes élèves et ma pratique pédagogique, dans une chronique.
=> Épisode 1 : intro et féminisme matérialiste

Introduction au débat lié aux pratiques coopératives et à la pédagogie critique. Récit d’un trajet sur le chemin de la bibliothèque.
=> Épisode 2 : à la bibliothèque.

Sur le genre dans la littérature jeunesse et la problématique du choix des lectures.

Il s’agit dans cette chronique #3 de faire le récit d’un conseil d’élèves où a été pris en charge des enjeux liés au genre. Il s’agira de réfléchir à comment un outil issu des pédagogies coopératives peut être utilisé au service de la lutte contre les discriminations (c’est-à-dire la finalité des pédagogies dites « critiques)[voir l’introduction de la chronique, [dans l’épisode 1.]].

« – Le conseil est ouvert, je serai le président, on écoute celui ou celle qui parle, on ne se moque pas, les gêneurs trois fois n’auront plus le droit à la parole, énonce l’élève qui assure la présidence du conseil. Je donne la parole à Fella. »

Comme tous les jeudis, vers 11h, mes élèves et moi-même nous asseyons en cercle à notre « coin regroupement » pour le conseil hebdomadaire. Il ne s’agit pas d’une pratique individuelle ; dans chaque classe de l’école, se tiennent des conseils coopératifs qui organisent plus ou moins la vie de la classe et les apprentissages, permettent le passage de ceintures de comportement à l’échelle de l’école et donne des mandats aux délégués pour les conseils d’enfants à l’échelle de l’école[[Je précise que s’il y a un héritage Freinet manifeste dans l’école par certains côtés (dont on trouve les traces dans les placards), elle n’est aujourd’hui pas du tout en pédagogie Freinet. Certains dispositifs s’en rapprochent cependant ; dans une approche coopérative telle qu’a pu la formaliser Sylvain Connac.]]. Ce jour-là, Fella, une élève qui réussit scolairement, dont les parents d’origine kabyle ont grandi dans le quartier, a fait un dessin sur un petit papier rose, les papiers destinés à mettre des problèmes à l’ordre du jour du conseil d’élèves. Sur ce dessin, on y voit un garçon, une fille et un ballon.

Fella commence, dans sa voix, on sent qu’elle choisit ses mots et qu’elle y puise du courage : « Dans la cour, je ne peux pas jouer aux ballons parce que les garçons ne me donnent jamais la balle ».

En effet, quelques heures avant, j’avais pu observer la scène. La cour est suffisamment grande pour avoir un terrain délimité : son utilisation est programmée, chaque classe a le terrain et donc le droit de jouer au ballon, deux jours par semaine. Il est interdit de jouer au ballon hors du terrain ; l’occupation de l’espace dans la cour est ainsi globalement bien régulée [[Cette préoccupation concernant l’occupation genrée des cours de récréation est une préoccupation de plus en plus courante dans les écoles. Des études ont été assez relayées et médiatisées dans les médias et la question de l’occupation de l’espace a pu intégré certaines préoccupations institutionnelles.

Sur le sujet, une interview de Edith Maruéjouls, géographe sur la question du genre et de l’espace public à l’Obs :
https://www.nouvelobs.com/rue89/20170214.OBS5312/egalite-filles-garcons-et-si-on-effacait-les-terrains-de-foot-des-cours-de-recre.html

Une enquête de la chercheuse en sciences de l’éducation Sophie Ruel sur l’occupation genrée de la cour de récréation : https://www.centre-hubertine-auclert.fr/outil/filles-et-garcons-a-l-heure-de-la-recreation-la-cour-de-recreation-lieu-de-construction-des

Une vidéo illustrant les analyses de Sophie Ruel : https://www.youtube.com/watch?v=RDGb42cbpMo

Une vidéo sur le site Mathilda, site du ministère dédié à “vivre l’égalité” montrant un travail de pédagogie sociale en collège sur l’occupation de la cour de récréation :

https://matilda.education/app/course/view.php?id=218]]. Cependant, force est de constater, que le ballon est monopolisé par les garçons (du moins dans les petites classes) ; les filles semblant s’en désintéresser « naturellement ». Depuis le début de l’année, l’ordre du genre règne sur les jeux de cours sans que personne ne s’en plaigne. Or, ce jour-là, Fella est sur le terrain au milieu des garçons. Elle est au milieu d’eux, mais ne court pas ; elle a les mains dans les poches. Et aucun des joueurs masculins ne semblent la voir. Elle est transparente à leurs yeux. Du bord du terrain, je l’encourage, lui dit de sortir les mains de ses poches, tente par mon implication verbale dans le jeu de la faire exister. A la fin de la récréation, je réitère mes encouragements : c’est le jour des CP sur le terrain, donc tous et toutes les CP ont le droit de jouer. Les filles sont des CP, donc elles ont le droit de jouer.

Une heure plus tard, elle a posé le problème en conseil d’élèves.

Les garçons de la classe réagissent immédiatement : « Ce n’est pas vrai, on n’a jamais dit qu’elle n’avait pas le droit de jouer ! ». Ils expliquent que dans leur jeu, il faut courir et attraper la balle, mais qu’elle ne le fait pas. Fella rétorque, s’appliquant toujours sur le choix des mots qu’elle utilise, que dans leur jeu (une balle au prisonnier simplifiée), on doit tirer sur les joueurs.ses pour les toucher, mais qu’elle n’est jamais visée, et donc forcément elle n’attrape pas la balle puisque la balle n’arrive pas près d’elle. « Les garçons m’ignorent » conclut-elle.

Mamadou réutilise alors sa thèse déjà énoncée lors du trajet à la bibliothèque [Voir [Épisode 1 . Mamadou réagissait alors aux propos de Anouck et Madeleine sur l’égalité salariale homme-femme en expliquant que « les filles sont moins fortes que les garçons ».]] : « Les filles courent moins vite que les garçons », et donc implicitement, il est normal que le ballon soient réservé aux garçons. La thèse de Mamadou est soutenue par l’ensemble des garçons de la classe. Il faut dire qu’elle vise juste : on parle ici d’une activité physique, dont les inégalités face à celle-ci sont facilement naturalisées par des différences corporelles supposées. Si cette thèse emporte le soutien de tous les garçons, quel que soit leur origine social, c’est bien parce qu’elle est adaptée au contexte et au registre, qu’elle s’offre comme un discours légitime dans le débat, et qu’elle renforce leurs intérêts en tant que « classe de sexe »[Notion emprunté à Christine Delphy dans L’ennemi principal, en référant à la “classe sociale” maxiste, elle permet de préciser qu’il s’agit en parlant de “classe de sexe” de parler d’exploitation d’un groupe social par un autre, et de poser les bases d’un féminisme dit “matérialiste”. Pour une introduction efficace à la pensée de Christine Delphy : http://www.alternativelibertaire.org/?Les-classifications-sont]. Cette affirmation suscite bien entendue l’indignation des filles, et en premier lieu Anouck et Madeleine (filles de la petite-bourgeoisie culturelle) qui avaient préparé leurs armes discursives lors du trajet à la bibliothèque. Si certaines filles ne se prononcent pas, le rôle du genre est ici central et l’opposition est nette entre les filles et les garçons. Madeleine ressort alors l’exemple de l’inégalité entre 100 euros et un bonbon [[Voir encore[ l’épisode 1]], toutefois, cet exemple n’est pas totalement convainquant face à celui de Mamadou. On ne parle pas de bonbons et d’euros, mais de courir après un ballon. Ne voulant pas laisser les filles avec comme seule arme leur indignation, je me décide d’intervenir. Les interventions de l’enseignant en conseil ont le plus souvent des objectifs de modération et de gestion du temps : aider à pointer les enjeux, les problèmes à résoudre, ne pas s’éparpiller sur des détails insignifiants, demander à la classe de trouver une solution. J’essaye le plus possible de ne pas utiliser mon autorité pour donner mon avis. Dans ce cas-là, il me semble alors nécessaire d’utiliser l’autorité de l’enseignant pour établir des faits, pour affirmer une vérité qui ne se trouvera pas par la pratique dialogique[[J’interrogerai plus en détails le rôle de l’enseignant lors du conseil d’élèves dans le cadre d’une pédagogie antisexiste dans une prochaine chronique, probablement la 5.]]. Tout d’abord, je confirme le constat de Fella, je témoigne de ce que j’ai vu, que les garçons l’ignoraient. Puis, j’explique que « les scientifiques, les personnes dont le métier est d’observer le corps humain, disent qu’avant 10-12 ans, le corps des filles et le corps des garçons sont les mêmes, sauf pour les organes génitaux, le pénis qu’on appelle aussi le zizi, et la vulve qu’on appelle aussi la zézette. Donc, les filles ne courent pas moins vite que les garçons parce que vos corps sont faits de la même manière ». A ce moment, j’ai senti le besoin de me faire le porteur d’une autorité qui n’est pas la mienne, mais qui me dépasse, celle des « scientifiques ». Une manière de dire que là-dessus, on ne discutera pas : c’est faux. Je conclus en rappelant qu’il faut qu’on trouve une idée de solution.

Ryad, dont l’origine sociale est très proche de celle de Fella, se veut pragmatique et conciliant : il a compris ce qu’il se passait, les filles réclament le terrain elles-aussi. Il propose donc d’alterner : un jour, les garçons de CP ont le terrain, un jour, c’est les filles. Il recycle là une solution envisagée pour deux élèves n’arrivant pas à jouer ensemble dans la cour sans en venir aux mains : provisoirement, ils ne devaient plus jouer ensemble et un planning du terrain avait été établi. Cependant, on peut voir aussi que pour Ryad (et pour probablement ses camarades), il semble probablement plus dommageable de perdre un jour de jeux avec le ballon que de jouer avec les filles. Il semble que le jeu de ballon doive pour lui être un lieu de l’entre-soi masculin. Notons que cette perception n’est pas absurde : les équipes mixtes en sport collectif de ballons (et l’on verra que la question du football reviendra) sont extrêmement rares voire inexistante, contrairement aux équipes féminines (dont Ryad a d’ailleurs un jour parlé pour contredire un autre élève sur le fait que les filles ne peuvent pas jouer au football). D’autre part, on peut faire l’hypothèse que cette non-mixité entre garçons est un lieu d’apprentissage de la masculinité et de la domination masculine. Pour comprendre ces pratiques de l’entre-soi masculins, Martine Delvaux qui étudie les « boy’s club » cite les propos de Pierre Bourdieu :
« La virilité, on le voit, est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes, contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin et d’abord en soi-même »[[Il faut lire ici l’article de synthèse de Martine Delvaux sur le « boy’s club » : https://salons.erudit.org/2017/10/03/le-boys-club/
Après les révélations concernant la « ligue du LOL », ce groupe de jeunes journalistes hommes, ayant harcelé de nombreuses personnes appartenant à des minorités (personnes racisées, femmes, LGBT), de nombreuses analyses sur le boy’s club, sur l’entre-soi masculin, ont été publié. Cet article de Crêpe Georgette : http://www.crepegeorgette.com/2019/02/11/ligue-du-lol-apres/ Ou ce podcast de Les Couilles sur la table : https://soundcloud.com/lescouilles-podcast/la-ligue-du-lol-la-force-du]].

Ici encore, je me suis senti obligé d’intervenir : la proposition de Ryad semblant trop convaincante. « Non, l’école est endroit mixte, c’est-à-dire où il y a des filles et des garçons qui doivent apprendre à vivre et à travailler ensemble. Le jour où les CP ont le terrain, tous et toutes les CP peuvent jouer ».

Finalement, il est décidé de produire une affiche à mettre dans la cour indiquant : « Avec le ballon, les garçons n’ignorent pas les filles. Les filles n’ignorent pas les garçons ». Proposition de Mamadou qui remporte la majorité des suffrages, contre celle d’Anouck (« On n’a pas le droit d’ignorer les autres ») jugée trop vague.

Il est important de noter qu’ici, en mentionnant les origines sociales des enfants, l’objectif est de donner de l’épaisseur à la description. Le genre reste la catégorie d’analyse principale permettant de comprendre ce qui se joue. L’importance de l’origine sociale intervient là uniquement quant à l’aisance qu’on les filles de la petite bourgeoisie culturelle à manipuler des discours sur l’égalité fille-garçon.

Le conseil d’élèves permet ici de prendre en charge des questions liées au genre et à « l’égalité fille-garçon » comme on le dit à l’école. Cependant, l’apparition de ces questions au sein du conseil m’a obligé à y interroger mon rôle et ma posture. Comme lorsque mes élèves sont « libres » de choisir leur livre à la bibliothèque [[Voir Chronique #2]], la volonté de laisser les élèves « libres » de choisir, et ici de choisir « ensemble », ne doit pas nous faire oublier l’importance de l’analyse des outils à leur disposition pour participer à ce dispositif démocratique, qu’est le conseil. De même, il importe de prendre en compte le rôle des interactions entre pairs, et de les considérer, au même titre que les interactions qui structurent le reste de la société, comme traversées par des rapports de domination. Ma prochaine chronique fera le récit de deux autres conseils où des enjeux liés au genre ont émergé. La chronique suivante aura pour objectif de tenter une modeste synthèse des relations entre le dispositif de coopération qu’est le conseil d’élèves et les apports de la pédagogie critique pour penser son usage face aux questions de genre.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *