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“Je comprends la violence des Gilets Jaunes…” Les sciences sociales concurrencées par la pensée magique

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**Résumé

Les émissions télévisées de débat « à chaud » donnent souvent à voir une multitude d’impensés du débat public. Le décryptage de l’une d’entre elles, dans laquelle l’un des invités est sommé de comparaître après avoir affirmé qu’il « comprenait la violence des Gilets Jaunes », permet, outre un rappel bourdieusien de la fabrique de l’opinion à la télévision, de rappeler que les sciences sociales et leurs fondements épistémologiques très solides, s’ils étaient largement diffusés, nous aideraient à sortir de certaines apories. En effet, enseigner les sciences sociales (car l’auteur est enseignant) oblige à établir une distinction stricte entre « comprendre » et « juger », en exploitant notamment la notion de « neutralité axiologique » (wertfreiheit) de Max Weber. Cette distinction patiemment fondée, et largement diffusée, permettrait, comme le souhaitait Émile Durkheim, de sortir de la pensée magique en ce qui concerne les choses sociales, et ainsi, de renforcer le caractère démocratique de nos sociétés par une compréhension approfondie et complexe des phénomènes et comportements sociaux.)]

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[Photographie d’une partie de la fresque réalisée par le collectif Black Lines Rue d’Aubervilliers, Paris, dans laquelle j’ai ajouté une formule de Pierre Bourdieu, que Pierre Carles a utilisée pour nommer l’un de ses films : La Sociologie est un sport de combat]

Plus de trois mois de mobilisation pour les Gilets Jaunes… Et que de polémiques ! Aujourd’hui, j’aimerais revenir sur une séquence extrêmement instructive qui en dit beaucoup aussi sur certains impensés du débat public.

**Décryptage d’une émission de débat « à chaud »

Le lundi 7 janvier 2019, la journaliste Sonia Mabrouk reçoit, dans son émission de débat Les Voix de l’Info diffusée sur CNews, Laurence Marchand-Taillade (présidente du mouvement Forces Laïques), Vincent Cespedes (philosophe), François Pupponi (député Territoire et Liberté du Val d’Oise et président de l’association Villes et banlieues d’Île-de-France), Marie-Virginie Klein (communiquante au cabinet Tilder), Thibault Lanxade (entrepreneur et PDG du groupe Jouve) et Driss Aït Youssef (président de l’Institut Léonard de Vinci). Voici l’émission en question.
La journaliste ouvre son émission avec un choix de thèmes, et de mots pour les présenter, bien particuliers : elle parle en effet d’ « ultraviolence observée désormais tous les samedis », de « gangrène de la violence », puis évoque LE sujet de ce début de semaine, l’ancien boxeur, en ces termes « volonté d’en découdre avec la police », etc. Le ton est donné.
Après avoir diffusé un court sujet relatant les annonces sécuritaires du Premier ministre Edouard Philippe, la première personne à qui la journaliste donne la parole n’est pas en plateau mais en duplex, il s’agit d’un porte-parole du syndicat de police Alliance Police Nationale, Stanislas Gaudon, qui, évidemment, condamne à l’aide de mots forts les violences perpétrées contre les policiers. Driss Aït Youssef prend ensuite la parole en rappelant fermement le droit contre les manifestants qui participent à des manifestations non déclarées et l’interdiction de manifester à visage couvert, puis commente les annonces du Premier ministre.
Puis c’est au tour de Laurence Marchand-Taillade de prendre la parole. Face à la journaliste qui ne cesse de parler d’ « ultraviolence », de « gangrène de la violence », qui « sévit de samedis en samedis », de « casseurs », etc., elle rappelle la légitimité du mouvement des Gilets Jaunes, puis distingue les Gilets Jaunes et les « casseurs ». Première interruption de la journaliste, qui la somme de condamner la violence, ce que L. Marchand-Taillade exécute sans tarder : « Dès lors que l’on participe à une agression, dès lors que l’on participe à une destruction de matériels, on est condamnable, et personne ne peut justifier ce genre d’actes. » Malgré ce propos très clair, la journaliste la relance fermement : « Est-ce que des Gilets Jaunes qui sont venus pour manifester et qui à côté voient se faire piétiner un force de l’ordre et participent à un mouvement, ne sont-ils pas également, pardonnez-moi, c’est peut-être une question directe, mais complices aussi ? » L’exemplarité d’un chien de garde…
C’est ensuite François Pupponi qui répond aux questions de la journaliste, notamment à propos des lois déjà existantes et l’application de ces lois, puis il critique la non-réponse du gouvernement. Il revient tout de même sur la distinction Gilets Jaunes/casseurs, en rappelant que cette distinction doit être nuancée car des manifestants peuvent être amenés à se radicaliser (il prend l’exemple de Christophe Dettinger) ; il est repris manu militari par Thibault Lanxade et Sonia Mabrouk.
La journaliste, justement, interrompt F. Pupponi pour donner la parole à T. Lanxade en évoquant le ras-le-bol des entrepreneurs et des commerçants qui ne peuvent plus travailler les samedis. Le président du groupe Jouve commente plutôt favorablement les annonces du Premier ministre, puis explique qu’il y a de moins en moins de manifestants pacifistes et de plus en plus de radicaux violents.
La journaliste lance ensuite Marie-Virginie Klein à propos de l’impuissance du gouvernement, laquelle critique le « tournant tout-sécuritaire ». Là encore, la journaliste la reprend fermement.
Vient enfin le tour de Vincent Cespedes. Contrairement aux autres intervenants, la journaliste ne l’oriente sur aucun sujet et lui lance un très neutre : « Vincent Cespedes, votre avis ? »
Nous sommes à 22 minutes de débat, et la séquence qui m’intéresse débute enfin, c’est la première fois que le philosophe ouvre la bouche : « Moi, je comprends la violence, enfin… » Cinq mots, et la journaliste le coupe sèchement : « Hein, pardon ? » V. Cespedes répète : « Je comprends la violence, je comprends la violence… » La journaliste, incrédule : « Vous comprenez la violence ? » V. Cespedes : « Oui, je comprends la violence des Gilets Jaunes, c’est leur… Ils manifestent, ils voient leurs amis, leurs camarades, ils sont exaspérés par leur situation sociale… » La journaliste le coupe, dépitée : « Je ne peux pas vous laisser… ‘fin, c’est votre avis… Mais comment… ? Vous comprenez le boxeur professionnel… ? » V. Cespedes tente de reprendre la parole : « J’argumente… Je comprends, j’ai fait quelques manifestations, je vois qu’ils ne sont pas aguerris… » La journaliste le coupe encore, toujours aussi incrédule : « Mais vous comprenez le boxeur professionnel qui, à terre… ? » V. Cespedes : « Mais, il le dit lui-même, c’est compréhensible, ‘la colère m’est montée, j’ai mal agis, je n’aurais pas dû’… » La journaliste n’arrive pas à le laisser aligner trois mots : « Il dit, lui, pour sa défense, c’est une chose ; mais, vous, vous comprenez cette violence ? » V. Cespedes : « Il fait son mea-culpa. Il dit ‘Je n’aurais pas dû’, il aura les sanctions qu’il mérite, il s’est rendu, il n’avais pas de gilet jaune je précise… » La journaliste le coupe encore, avec un ton grave et docte : « Vincent Cespedes, est-ce que vous comprenez aujourd’hui qu’on puisse mettre à terre un policier et qu’on le frappe alors qu’il est terre… ? » V. Cespedes répond : « Je le comprends, je ne dis pas bravo, je n’applaudis pas, c’est condamnable. Mais je le comprends. On a affaire… » La journaliste le coupe encore [mais c’est inaudible], suivi par T. Lanxade : « C’est incroyable ce que vous dites… » V. Cespedes tente de se justifier : « Toute l’histoire de France… » Il est cette fois interrompu par L. Marchand-Taillade : « Ce n’est pas une réaction d’être humain, c’est une réaction bestiale, ce n’est pas une réaction d’être humain… » V. Cespedes : « Non, mais c’est compréhensible, l’exaspération… » T. Lanxade rebondit : « C’est compréhensible de quoi ? » V. Cespedes : « C’est compréhensible, tout à fait, dans l’exaspération sociale dans laquelle est plongée la plupart des gilets jaunes, des gens qui crèvent de froid, des gens qui crèvent de faim à la fin du mois, ça rappelle… » A partir de là, c’est la chienlit verbale, je vous laisse regarder la vidéo ! La journaliste paraît tout à coup nuancée (mais en fait pas du tout ; elle veut juste amener le philosophe sur un choix biaisé) : « Ça, c’est différent : comprendre l’exaspération est une chose, comprendre la violence en est une autre. » V. Cespedes ne transige cependant pas : « On peut comprendre la violence, on n’est pas en train de discuter pour essayer de comprendre, d’ailleurs, autour de la table ? On n’est pas dans l’irrationalité… ? » La journaliste le moque : « Vincent Cespedes, vous êtes philosophe, vous maîtrisez mieux les mots que moi, mais comprendre la violence, là vous avez semblé la justifier quand vous dîtes… » V. Cespedes la coupe enfin : « Écoutez, il y a une violence policière en face, aussi, qui est tout à fait condamnable ! » Chienlit verbale, vidéo… « Je vous propose de faire une pause… » Ouf !

Que retenir de cette première partie d’émission ? J’aurais pu faire une critique sociologique des médias en reprenant la sociologie bourdieusienne. On peut en dire un mot, mais ce ne sera pas l’angle que j’approfondirai.

**Brève critique sociologique du dispositif télévisuel

En janvier 1996, Pierre Bourdieu participe à l’émission d’analyse de la télévision Arrêt sur images, présentée et produite par le journaliste Daniel Schneidermann.

Deux mois plus tard, D. Scheidermann revient sur la prestation du sociologue dans une émission spéciale. En avril, P. Bourdieu décide de répliquer dans un article publié par Le Monde Diplomatique [1996]. Il évoque notamment le rôle du dispositif télévisuel :

« [Le présentateur] impose la problématique, au nom du respect de règles formelles à géométrie variable et au nom du public, par des sommations […] qui sont de véritables sommations à comparaître mettant l’interlocuteur sur la sellette. Pour donner de l’autorité à sa parole, il se fait porte-parole des auditeurs […] Il distribue la parole et les signes d’importances (ton respectueux ou dédaigneux, attentionné ou impatient, titres, ordre de parole, en premier ou en dernier, etc.). Il crée l’urgence (et s’en sert pour imposer la censure), coupe la parole, ne laisse pas parler (cela au nom des attentes supposées du public, c’est-à-dire de l’idée que les auditeurs ne comprendront pas, ou, plus simplement, de son inconscient politique ou social). Ces interventions sont toujours différenciées : par exemple, les injonctions s’adressent toujours aux syndicalistes [Bourdieu évoque le traitement médiatique des grèves de 1995] […] sur un ton péremptoire, et en martelant les syllabes ; même attitude pour les coupures […]. C’est tout le comportement global qui diffère, selon qu’il s’adresse à un « important » […] ou à un invité quelconque : posture du corps, regard, ton de la voix, mots inducteurs […], termes dans lesquels on s’adresse à l’interlocuteur, titres, ordre de parole, temps de parole […]. [La composition du plateau] résulte de tout un travail préalable d’invitation sélective (et de refus). […] Elle obéit à un souci d’équilibre formel […] qui sert de masque à des inégalités réelles […]. L’apparence de l’objectivité est assurée par le fait que les positions partisanes de certains participants sont déguisées […]. »

Incroyable à quel point cette critique n’a rien perdu de sa teneur, plus de vingt ans après. Cette séquence d’une vingtaine de minutes sur CNews est exemplaire à ce titre. On y voit à quel point il suffit d’un léger discours dissonant, quelques mots inaudibles (« Je comprends la violence… ») pour que la mécanique se dévoile crûment, pour que les chiens de garde se révèlent sans fard. On retrouve tout ce que P. Bourdieu met en avant dans son article.

Toutefois, le cœur de l’analyse que je vais amorcer n’est pas une critique sociologique du dispositif télévisuel, mais un retour épistémologique sur les propos prononcés par V. Cespedes qui ont tant fait buguer les autres protagonistes.

Que dit fondamentalement V. Cespedes ? Il dit une chose simple : « comprendre » et « juger » relèvent de registres de discours distincts.

Si cette séquence m’a fait autant bondir, c’est peut-être parce que je suis enseignant en sciences économiques et sociales (SES), et que l’on traite particulièrement ces questions épistémologiques. Dans le préambule des programmes de cycle terminal datant de 2010 et encore vigueur en attendant que les prochains programmes soient effectifs, il est notamment écrit :

« Les sciences sociales […] poursuivent indiscutablement une « visée scientifique ». Comme dans les autres sciences, il s’agit de rendre compte de façon rigoureuse de phénomènes soigneusement définis, de construire des indicateurs de mesure pertinents, de formuler des hypothèses et de les soumettre à l’épreuve de protocoles méthodologiques et de données empiriques. […] L’accent mis sur l’ambition scientifique des sciences sociales ne doit pas conduire cependant à un point de vue « scientiste ». L’activité scientifique ne consiste pas à construire un ensemble de dogmes ou de vérités définitives, mais à formuler des problèmes susceptibles d’être résolus par le recours au raisonnement théorique et à l’investigation empirique. Pour autant, la posture scientifique conduit à refuser le relativisme : tous les discours ne se valent pas et rien ne serait pire que de donner l’impression […] que « les sciences sociales ne sont qu’une collection d’opinions contradictoires sur le monde, qui, au final, se valent toutes et donc ne permettent de fonder aucun savoir solide » (R. Guesnerie). La démarche scientifique conduit, dans de nombreux cas, à une rupture avec le sens commun, à une remise en cause des idées reçues. […] Au total […], l’enseignement des [SES] au lycée vise à former les élèves à une posture intellectuelle, celle du rationalisme critique et de la vigilance épistémologique. Il s’agit pour eux d’apprendre à porter un regard savant sur le monde social et par là de former leur esprit à prendre du recul par rapport aux discours médiatiques et au sens commun. Cette posture intellectuelle constitue la meilleure contribution possible des sciences sociales à la formation citoyenne des élèves : comprendre le monde social de façon rationnelle permet de participer au débat public de façon éclairée. […] » [MEN, 2010]

C’est à l’aune de ces impératifs que j’ai décidé, depuis mon entrée dans l’enseignement en 2010, de proposer un chapitre introductif portant sur quelques rappels épistémologiques, et dans lequel, notamment, je reviens longuement, avec les élèves, sur la distinction entre « comprendre » et « juger ». Mon propos s’articulera donc autour de deux axes : d’abord, je présenterai l’ossature argumentative de ce chapitre d’épistémologie (en tout cas, les axes utiles pour la suite), puis je tenterai de montrer à quel point la distinction entre « comprendre » et « juger » est fondamentale dans le débat public, en m’appuyant notamment sur une analyse argumentée de la notion d’ « excuse sociologique ».

**Un chapitre d’épistémologie comme moyen de défense intellectuelle

Le chapitre d’épistémologie que je propose aux lycéens s’appuie largement sur le préambule des programmes de cycle terminal dont j’ai donné un extrait supra.

Les représentations du réel ne sont pas le réel

Je pars d’une hypothèse plutôt réaliste : le réel est chaotique et complexe, il ne se livre pas de lui-même à l’observation, et encore moins à l’analyse. Par conséquent, les êtres humains, afin de donner du sens et de la cohérence à ce qu’ils vivent, développent des représentations, c’est-à-dire des objets absents prenant forme dans l’esprit, qui sont « constituées d’idées, de croyances, de jugements, de visions du monde, d’opinions ou encore d’attitudes [socialement élaborées et partagées] » [Beitone et alii, 2013, p. 119]. Emile Durkheim évoque clairement cette question en utilisant le concept de « prénotions » [1895]. Tous les mythes, les religions, les grands systèmes idéologiques sont des systèmes de représentations qui permettent aux membres de ces communautés de donner du sens et de la cohérence au monde dans lequel ils vivent : « L’homme ne peut pas vivre au milieu des choses sans s’en faire des idées d’après lesquelles il règle sa conduite. » [Durkheim, 1895, pp. 15-32] Ce faisant, l’être humain s’interdit de connaître réellement les phénomènes qu’il se représente. Gaston Bachelard écrit : « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances ! En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. » [1938, p. 16] Pour le dire autrement, on est dans la situation d’un être humain qui, à défaut de connaître scientifiquement ce qu’est une pipe, a dessiné une pipe d’après son analyse idéo-logique, mais pense que cette représentation d’une pipe est une pipe, alors qu’elle n’est qu’une représentation ; l’être humain prend souvent ses représentations du réel pour le réel, ce qui l’empêche de voir le réel caché derrière la représentation. Bachelard écrit clairement : « Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. » [1938, p. 15] Grâce à nos représentations, le réel est devenu intelligible, mais c’est un réel déformé, un réel voilé. Or, le préambule des programmes de SES est clair : l’objectif est d’ « apprendre à porter un regard savant sur le monde social et […] former [l’]esprit à prendre du recul par rapport aux discours médiatiques et au sens commun. » Durkheim a des mots très sévères pour évoquer ces « prénotions », il parle de « fausses évidences », du « joug de ces catégories empiriques qu’une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques. » [1895, p. 32]
Durkheim comme Bachelard écrivent également que le savant doit, pour faire œuvre de science, rompre avec les prénotions, ce que l’on retrouve explicitement dans le préambule des programmes de SES. Pierre Bourdieu, grand lecteur des deux auteurs précités, écrit clairement :

« construire un objet scientifique, c’est d’abord et avant tout, rompre avec le sens commun, c’est-à-dire avec des représentations partagées par tous, qu’il s’agisse des simples lieux communs de l’existence ordinaire ou des représentations officielles, souvent inscrites dans des institutions, donc à la fois dans l’objectivité des représentations sociales et dans les cerveaux. Le préconstruit est partout. Le sociologue est littéralement assiégé par lui, comme tout le monde. Il a à connaître un objet, le monde social, dont il est le produit, en sorte que les problèmes qu’il se pose à son propos, les concepts qu’il utilise, ont toutes les chances d’être le produit de cet objet même […]. Ce qui contribue à leur conférer une évidence – celle qui résulte de la coïncidence entre les structures objectives et les structures subjectives – qui les met à l’abri de la mise en question. » [Bourdieu, Wacquant, 1992, pp. 295-296]

Bachelard enfonce le clou : « Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement, rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. » [1938, p. 16] Le philosophe nous permet ainsi d’émettre une première conclusion : accéder à la connaissance scientifique, c’est aller contre les représentations sociales de tel phénomène pour construire une représentation plus rigoureuse et méthodique dudit phénomène ; c’est à la fois rajeunir et souffrir un peu, car la représentation scientifique remet en question des croyances intimes nous définissant dans notre être. C’est la raison pour laquelle l’être humain, face à la connaissance scientifique, préfère souvent se raccrocher à une analyse idéologique, à quelque chose de connu, qui ne remet pas en question son moi profond, qui le sécurise en quelque sorte.

Qu’est-ce qu’une science ?

Après cette introduction, il faut encore définir ce qu’est une science. Le préambule des programmes de SES rappelle que les SES « poursuivent indiscutablement une « visée scientifique ». Comme dans les autres sciences, il s’agit de rendre compte de façon rigoureuse de phénomènes soigneusement définis, de construire des indicateurs de mesure pertinents, de formuler des hypothèses et de les soumettre à l’épreuve de protocoles méthodologiques et de données empiriques. » Une science représente ainsi le domaine organisé d’un savoir, « un ensemble de connaissances et de recherches ayant un degré suffisant d’unité, de généralité, et susceptibles d’amener les hommes qui s’y consacrent à des conclusions concordantes, qui ne résultent ni de conventions arbitraires, ni des goûts ou des intérêts individuels qui leur sont communs, mais de relations objectives que l’on découvre graduellement, […] que l’on confirme par des méthodes de vérification définies [et que l’on peut généraliser] » [Lalande, 1927, p. 954]. Il faut aussi ajouter une précision sur ce que peut signifier la « visée scientifique » d’une discipline :

« Lorsque [nous parlons] de LA science, [nous entendons] généralement un ensemble de connaissances vraies (vérifiées), qui ne se discutent pas : un « stock » de savoirs. En réalité, les connaissances scientifiques se caractérisent par leur caractère provisoire, par la dynamique de la recherche et des débats [ou controverses scientifiques] au sein desquelles elles sont validées, remises en cause, approfondies, etc. C’est pourquoi il semble préférable de parler de « visée scientifique » […]. Selon Gilles Gaston-Granger, la visée scientifique a trois caractéristiques : 1. « La science est visée d’une réalité […]. Certes la science est une représentation abstraite, mais elle se donne à juste titre comme une représentation du réel » ; 2. « La science vise des objets en vue de décrire et d’expliquer, non directement d’agir » ; 3. elle est animée du « souci constant de critères de validation. Un savoir concernant l’expérience n’est scientifique que s’il est assorti d’indications sur la manière dont il a été obtenu, suffisantes pour que puissent en être reproduites les conditions ». » [Beitone et alii, 2013, pp. 71-72]

Une science est donc une construction théorique et méthodique (c’est la raison pour laquelle on parle de « construction sociale de la réalité ») dont la fonction est de représenter le réel pour le décrire et l’expliquer (non pour le transformer), et les critères de validation de cette construction sont connus et transparents, ce qui donne aux controverses scientifiques un caractère fécond. Une science, parce qu’elle est nécessairement contrainte de simplifier le réel pour l’expliquer, constitue ainsi une quête perpétuelle vers la vérité, une recherche indéfiniment inachevée. A. Beitone et alii ajoutent que « Toute construction théorique repose à la fois sur un souci de cohérence interne et sur un souci de confrontation avec les faits [ce qui] suppose notamment l’explicitation des hypothèses qui la fondent. » [2013, pp. 64-65] Une science est donc une construction théorique qui doit, pour que ses conclusions puissent être validées ou invalidées, définir les concepts qu’elle utilise, expliciter les hypothèses qu’elle retient et les relations qu’elle établit, préciser les dispositifs d’enquête qu’elle mobilise, se confronter à l’épreuve des faits.
Les sciences sociales, sous cet angle, sont des sciences comme les autres, comme le précise A. Beitone et alii : « il s’agit toujours de conduire des investigations empiriques à partir de conjectures théoriques et de soumettre les propositions ainsi formulées à l’épreuve de réfutation dans le cadre de débats scientifiques. Il s’agit aussi de produire des connaissances objectives au sens où l’on peut se prononcer sur la validité d’un énoncé indépendamment des jugements de valeurs. » [2013, pp. 74-75] Bourdieu écrit la même chose autrement : « […] les sciences sociales sont soumises aux règles qui valent pour les autres sciences : il s’agit de produire des systèmes explicatifs cohérents, des hypothèses ou des propositions organisées en modèles parcimonieux capables de rendre compte d’un vaste nombre de faits observables empiriquement et susceptibles d’être réfutés par des modèles plus puissants obéissant aux mêmes conditions de cohérence logique, de systématicité et de falsifiabilité. » [Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 241] Le sociologue Bernard Lahire confirme :

« [Les] sciences du monde social […] se sont historiquement construites contre les naturalisations des produits de l’histoire, contre toutes les formes d’ethnocentrisme fondées sur l’ignorance du point de vue (particulier) que l’on porte sur le monde, contre les mensonges délibérés ou involontaires sur le monde social. […] Elles se sont peu à peu, au cours de leur histoire, imposé à elles-mêmes des contraintes souvent sévères en matière de recherche empirique de la vérité, dans la précision et la rigueur apportées à l’administration de la preuve, et se distinguent par là même de toutes les formes d’interprétation hasardeuses du monde. Passant de la philosophie sociale, qui pouvait disserter de manière générale et peu contrôlée, à la connaissance théoriquement-méthodologiquement armée et empiriquement fondée du monde social, [les chercheurs en sciences sociales] ont ainsi inventé une forme rationnelle de connaissance sur le monde social qui peut légitimement prétendre à une certaine vérité scientifique (même si celle-ci, comme dans d’autres sciences, n’est jamais définitivement établie). » [2005, pp. 401-402]

Les « sciences » sociales : des opinions comme les autres ?

Toutefois, malgré toutes ces précautions, il est fréquent d’entendre et tentant de croire qu’en sciences sociales, tout n’est qu’affaire d’opinions : « une des façons de se débarrasser de vérités gênantes est de dire qu’elles ne sont pas scientifiques, ce qui revient à dire qu’elles sont « politiques », c’est-à-dire suscitées par l’ « intérêt », la « passion », donc relatives et relativisables. » [Bourdieu, 1980, p. 21] Il est ainsi très facile de tomber dans le relativisme : prétendre que tous les discours se valent permet de nier le caractère scientifique d’un discours, ou, pour le dire autrement : si tous les discours se valent, aucun ne pouvant prétendre à un statut scientifique, il n’y a plus de savoirs scientifiques, il n’y a que des opinions. La vérité devient alors une idée obsolète, ce qui est commode pour tous ceux qui sont dans une position de domination, car « […] les sciences sociales [pouvant] constituer un contrepoids critique à l’ensemble des discours [d’illusion] tenus sur le monde social, des plus professionnels (discours politiques, religieux ou journalistiques) aux plus ordinaires » [Lahire, 2005, p. 402], on comprend l’utilité pour les dominants de relativiser la portée des vérités découvertes par les sciences sociales, « la vérité des faits, objectivables, mesurables, qui est, malheureusement, la vérité des inégalités, des dominations, des oppressions, des exploitations, des humiliations… » [Lahire, 2012]

Afin de dénouer la question du relativisme, il convient alors de montrer comment il est possible d’articuler le « savant » et le « politique » tout en fondant la distinction entre l’un et l’autre. Pour cela, observons ce qu’écrit l’économiste Jacques Généreux dans l’un de ses manuels :

« Dans cet effort [de suivre une démarche scientifique], [la science économique] se heurte souvent à une difficulté majeure : l’hésitation ou la confusion entre une analyse positive et une analyse normative. Une analyse positive explique pourquoi [et comment] les choses et les comportements sont ce qu’ils sont, tandis que l’analyse normative cherche à définir ce qu’ils doivent être. L’économie positive peut mettre en œuvre une démarche scientifique. […] Mais l’économiste se contente rarement d’une explication positive. L’économie, traitant des comportements humains et de leurs conséquences collectives, est inévitablement politique. […] L’analyse normative apparaît ainsi comme la suite logique de la connaissance positive. Mais il importe de faire clairement la distinction entre les deux, parce que seule l’analyse positive peut recourir à la démarche scientifique. Le scientifique ne produit de l’information que sur ce qui est. Le débat sur ce qui doit être dépend des objectifs que l’on assigne à la société et des priorités établies entre ces objectifs. Or les objectifs de la société relèvent de jugements de valeur totalement subjectifs et irréfutables [au sens de Karl Popper]. Pour parler concrètement, la science économique peut expliquer comment on lutte contre l’inflation ou contre le chômage ; elle ne peut pas dire s’il faut le faire, ni s’il faut donner la priorité à l’un ou à l’autre de ces objectifs. Bien entendu, l’économiste peut très bien (et sans doute doit) donner son avis sur cet arbitrage, mais il importe de comprendre que cet avis est en partie une opinion dépendante d’un jugement de valeur sur les fins souhaitables de la société et non le résultat d’une analyse scientifique. » [2012, pp. 12-14]

L’économiste André Orléan approfondit la question :

« [Le travail scientifique] essaie de penser ce qui est, en visant l’identification des mécanismes tels qu’ils fonctionnent réellement. Telle est essentiellement l’activité scientifique : rendre intelligible le réel. [Aujourd’hui, il y a un] risque de déviation du discours économique, sa déformation par des intérêts sociaux […]. Mais alors comment intervenir sans tomber dans ce travers ? Ma position, pour l’instant, c’est qu’il faut séparer la science et l’intervention. [Il] y a une rupture [entre les deux]. On ne peut pas passer de manière continue de l’observation de ce qui est à une proposition sur ce qui doit être. Pour une raison simple : il n’y a pas un devoir-être qui serait inscrit dans ce qui est. […] Moi, je tiens à une distinction entre le savant et le politique, comme Max Weber. » [2012, pp. 214-215]

Que retenir de ces deux extraits ? Le chercheur peut adopter une posture de « savant » aussi bien qu’une posture de « politique » (comme n’importe quel citoyen) ; le savant cherche à décrire le monde tel qu’il est (discours positif), le politique cherche à décrire le monde tel qu’il devrait être (discours normatif). Mais seul un discours positif peut être scientifique, peut suivre une démarche scientifique, peut adopter une visée scientifique ; en d’autres termes, le discours scientifique cesse lorsque débute le discours politique, car ce dernier s’appuie nécessairement sur des jugements de valeur, lesquels peuvent être neutralisés dans le discours scientifique. C’est ce que signifie l’idée d’A. Orléan, selon laquelle le remède (politique) (et il y en a une infinité) ne découle pas logiquement du diagnostic (scientifique) [2012, pp. 214-215]. « [L]e normatif – ce qu’il faudrait faire – n’est pas le registre de l’activité scientifique. » [Amable, Palombarini, 2005, p. 269] Pour une raison simple : « le champ scientifique, à la différence du champ médiatique ou du champ politique par exemple, [est caractérisé par le fait] que les règles qui le régissent imposent le respect des normes [scientifiques]. » [Beitone et alii, 2013, p. 62] Bourdieu a beaucoup insisté sur cet aspect :

« [Les champs scientifiques sont des univers dans lesquels] pour avoir raison, il faut faire valoir des raisons, des démonstrations reconnues comme conséquentes, et où la logique des rapports de force et des luttes d’intérêt est ainsi réglée que la « force du meilleur argument » […] a des chances raisonnables de s’imposer. Les champs scientifiques sont des univers à l’intérieur desquels les rapports de force symboliques et les luttes d’intérêts qu’ils favorisent contribuent à donner sa force au meilleur argument […]. Il existe donc des univers dans lesquels s’instaure un consensus social à propos de la vérité mais qui sont soumis à des contraintes sociales favorisant l’échange rationnel et obéissant à des mécanismes d’universalisation tels que les contrôles mutuels ; dans lesquels les lois empiriques de fonctionnement régissant les interactions impliquent la mise en œuvre de contrôles logiques ; dans lesquels les rapports de force symboliques prennent une forme, tout à fait exceptionnelle, telle que, pour une fois, il y a une force intrinsèque de l’idée vraie, qui peut puiser de la force dans la logique de la concurrence ; dans lesquels les antinomies ordinaires entre l’intérêt et la raison, la force et la vérité, etc., tendent à s’affaiblir ou à s’abolir. […] Les critères dits épistémiques sont la formalisation de « règles du jeu » qui doivent être observées dans le champ, c’est-à-dire des règles sociologiques des interactions dans le champ, notamment des règles d’argumentation ou des normes de communication. L’argumentation est un processus collectif accompli devant un public et soumis à des règles. Il n’y a personne qui soit moins isolé, livré à lui-même, à son originalité singulière, qu’un savant : non seulement parce qu’il travaille toujours avec d’autres, au sein de laboratoires, mais parce qu’il est adossé à toute la science passée et présente de tous les autres savants, à qui il emprunte et délègue en permanence, et qu’il est habité par une sorte de sur-moi collectif, inscrit dans des institutions sous forme de rappels à l’ordre et inséré dans un groupe de pairs à la fois très critique, pour qui on écrit, devant qui on redoute de comparaître, et très rassurant, qui donne des garants, des cautions (ce sont les références), et assure des garanties de la qualité des produits. » [2001, pp. 161-164]

Il convient donc de distinguer les discours normatifs et les discours positifs, car « Cette confusion du positif et du normatif constitue un obstacle à l’analyse scientifique du monde social. » [Amable, Palombarini, 2005, pp. 84-85] La grande difficulté réside justement dans le fait que le chercheur est à la fois un savant et un politique, c’est-à-dire un citoyen qui porte en lui tout un tas d’engagements. « Le normatif exprime des jugements sur ce qu’il conviendrait de faire, sur ce qui devrait être ; il met donc en cause le chercheur lui-même et la science sociale qu’il pratique. » [Amable, Palombarini, 2005, p. 83] On ne peut toutefois par interdire au chercheur de prendre part à la Cité ; mais alors, le chercheur passe du « savant » au « politique », et sa voix compte autant, ni plus ni moins, qu’un autre citoyen. Dans la Cité démocratique, c’est aux citoyens, au peuple souverain, que revient la décision, pas aux savants (en tant que savants). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’économiste Frédéric Lordon affirme, avec provocation, que « la science économique n’existe pas, il n’y a que de l’économie politique » [2014, p. 95], rappelant ainsi cette vérité que le devoir-être d’une communauté est toujours politique, parce qu’il engage des jugements de valeur.

La neutralité axiologique du chercheur

Il reste encore à s’interroger sur les jugements de valeur qu’introduit fatalement tout chercheur, être aussi « engagé » que n’importe qui [Naudier, Simonet, 2011], dans sa recherche. Pour cela, il faut revenir sur un concept ancien développé par Max Weber : la neutralité axiologique. En 1917 et en 1919, Weber prononce deux conférences à l’université de Munich, intitulées respectivement « Wissenschaft als Beruf » et « Politik als Beruf ». Ces deux textes seront réunis après sa mort dans un ouvrage intitulé Le Savant et le politique, traduit en français par Julien Freund en 1959, avec une longue préface de Raymond Aron. « Weber utilise le terme « wertfreiheit » qui est traduit aux Etats-Unis en 1949 par « axiological neutrality ». Julien Freund, premier traducteur français de [ces conférences], traduit littéralement de l’anglais et impose durablement l’expression « neutralité axiologique ». Ce concept a fait l’objet d’une controverse qui ne semble pas en voie d’apaisement. » [Beitone, Martin-Baillon, 2016]

Cette controverse porte ainsi sur le statut du chercheur : à partir d’une lecture (trop) rapide de Weber, certains commentateurs croient lire que le chercheur doit être neutre, qu’il ne peut prendre parti. Intuitivement, on pourrait en effet penser que le premier devoir d’un chercheur est de laisser ses engagements au vestiaire lorsqu’il entre dans son laboratoire. Ceux qui ne le font pas ne feraient ainsi pas œuvre de science, mais vampiriseraient la science au profit de leurs engagements, dévoieraient la science pour promouvoir une idéologie. Toutefois, cette manière de comprendre le wertfreiheit rend la position de neutralité axiologique intenable : elle est impossible et dangereuse. Impossible car tout le monde est engagé, souvent malgré lui ; dangereux car nier ses engagements, pour le chercheur, ne peut que conduire à leur réapparition invisible aux yeux du chercheur, avec le risque élevé de biaiser la recherche. Par conséquent, une position humble et saine consiste à laisser les engagements s’exprimer, à identifier ces engagements, afin, ainsi, de les mettre à distance – sans compter que les engagements inscrits irrémédiablement, consciemment ou pas, dans sa recherche par le chercheur, peuvent avoir une forte portée heuristique. Par ailleurs, l’activité scientifique a cette particularité que la recherche est soumise à l’examen des pairs, qui pourront juger des biais éventuels. Bruno Amable et Stefano Palombarini rappellent à juste titre qu’ « On trouve au fondement [du principe de Wertfreiheit] la différence fondamentale qui sépare les jugements scientifiques (positifs) des jugements de valeur (normatifs). […] La neutralité axiologique n’interdit pas de considérer l’influence des considérations éthiques sur l’action, mais elle prescrit de séparer rigoureusement normatif et positif […]. » [2005, pp. 84-85] Ils précisent en conclusion de leur ouvrage :

« [Le principe de neutralité axiologique] ne doit pas se comprendre comme la vision enchantée d’une séparation entre une science à la pureté virginale et une activité politique caractérisée par le conflit et les jugements de valeur. Intérêts et jugements de valeur se retrouvent bien dans l’activité scientifique, ne serait-ce que dans le choix du domaine étudié, la sélection des faits, la méthodologie, les références théoriques, etc. En ce sens, neutralité axiologique ne signifie pas stricte indépendance de la science vis-à-vis des questions de valeur. Mais, comme le dit [Jacques] Bouveresse, « même si une certaine subjectivité de la valeur se trouve ainsi au fondement de la recherche dans les sciences sociales, elle ne met pas en danger l’objectivité des résultats de la recherche et n’empêche pas les faits décrits de posséder une existence et une réalité indépendantes » […]. La relativité de la position du scientifique n’entraîne aucun relativisme dans la connaissance scientifique. La neutralité ne signifie alors pas absence d’engagement mais séparation des énoncés prescriptifs des énoncés positifs, ce qui demande bien une réflexion poussée sur la façon dont les jugements de valeur entrent dans l’activité scientifique, ce qui passe par l’analyse du champ scientifique […]. Cela ne saurait en aucun cas conduire à une critique scientifique de la politique. […] L’activité politique est certes libre d’utiliser les ressources que la science est susceptible de mettre à sa disposition, mais en présentant ces usages politiques comme tels. La construction du futur, matière politique par excellence, et la compréhension du passé sur une base rationnelle, objet de l’activité scientifique, sont des tâches différentes. Les confondre revient à fournir des ressources idéologiques à l’activité politique […]. [L]e registre normatif fait obstacle à la compréhension du réel que devrait produire [la science] […]. La séparation entre activités sociales, la science et la politique, répondant à des logiques totalement différentes, permettrait de reconnaître l’autonomie de l’activité politique et d’augmenter les chances pour les sciences sociales de rendre raison d’un réel trop souvent impénétrable. » [2005, pp. 269-271]

Tous ces détours par l’épistémologie me permettent, en tant qu’enseignant, de fonder un enseignement mieux armé pour les élèves, qui sont ainsi formés « à une posture intellectuelle, celle du rationalisme critique et de la vigilance épistémologique [laquelle posture intellectuelle] constitue la meilleure contribution possible des sciences sociales à la formation citoyenne des élèves : comprendre le monde social de façon rationnelle permet de participer au débat public de façon éclairée. » [Préambule des programmes de SES] Finalement, ce chapitre introductif me permet de rappeler que le détour par la science permet de mieux voir, comme l’écrivait très justement Jean-Pierre Astolfi :

« Sans cadres théoriques, nous restons prisonniers de nos perceptions, de nos intuitions, des traditions, des biais de notre expérience personnelle, mais aussi des représentations sociales et des pièges du langage. La théorie nous libère ainsi de notre naïveté, de nos évidence, de notre innocence. Elle introduit du doute systématique, du questionnement critique, une remise en cause incessante. Et finalement de la pensée en mouvement… là où régnait la certitude tranquille. Bref, la théorie ne fournit pas de réponse à tout, mais elle ouvre des perspectives, rebat les cartes, fait entrer de l’air frais. Surtout, elle nous fait échapper aux urgences pour introduire de la distance, de la mise en perspective. » [2008, p. 31]

Et, non seulement, elle permet de mieux voir, mais elle permet aussi d’ouvrir, ou de décoloniser, nos imaginaires quant à l’invention de l’avenir :

« Ce que peut faire l’anthropologie […], c’est apporter la preuve que d’autres voies sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis, montrer donc que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin d’édifier au plus tôt une véritable maison commune, mieux habitable, moins exclusive et plus fraternelle. » [Descola, 2013]

Cette belle citation de l’anthropologie Philippe Descola contient d’ailleurs, à la fin, une vision normative, qu’il convient de voir comme telle, mais tout l’intérêt de cette citation est de rappeler que le devoir-être d’une communauté n’est jamais inscrit dans le diagnostic de ce qu’elle est ou a été.
Nous l’avons entrevu, l’épistémologie des SES est largement redevable des principes de « réflexivité épistémique » développés par Bourdieu, que le sociologue Loïc Wacquant a synthétisés :

« La réflexivité épistémique [prônée par Pierre Bourdieu] comporte un autre bénéfice : elle ouvre la possibilité de dépasser l’opposition entre le relativisme nihiliste de la déconstruction « post-moderne », emmenée par Derrida, et de l’absolutisme du rationalisme « moderniste », défendu par Habermas. Elle nous permet en effet d’historiciser la raison sans pour autant la dissoudre, et donc d’asseoir un rationalisme historiciste qui réconcilie encastrement et universalité, raison et relativité, en les ancrant dans les structures objectives – bien qu’historiquement constituées – du champ scientifique. » [Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 87]

Pour résumer : la communauté scientifique contrôle et encadre les discours des chercheurs de telle sorte que ces discours « positifs » (qui disent ce qui est ou a été) ne sont pas du même registre que les discours de sens commun, les discours journalistiques ou politiques, qui, eux, ne bénéficient pas d’un contrôle et d’un encadrement des jugements de valeur contenus en eux. Les discours scientifiques se contentent d’être « positifs », c’est-à-dire qu’ils constituent des tentatives pour mieux expliquer et comprendre tel ou tel phénomène. En revanche, les discours scientifiques ne peuvent permettre de juger, car le jugement fait intervenir des valeurs, celles-là même qui ont été « neutralisées » (neutralité axiologique), ou contrôlées, dans le discours scientifique. Les discours de justification sont des discours « normatifs ». Il y a donc bien une distinction claire entre les discours positifs et les discours normatifs : le « Je comprends la violence des Gilets Jaunes » de V. Cespedes n’a donc absolument rien à voir avec un jugement normatif de type « Je juge bonne la violence des Gilets Jaunes ». Les nombreux et violents rappels à l’ordre social de l’ensemble du plateau de CNews sont en réalité symptomatiques de la confusion des deux registres, confusion qui constitue le principal terreau des critiques de l’ « excuse sociologique ».

**Haro sur l’ « excuse sociologique »

Les sciences sociales, ça gratte, ça agace !

Les enseignants sont parfois mis sur le fil, lorsque le réel s’infiltre violemment dans les classes, sous la forme d’un attentat, par exemple. Que dire aux élèves ? Comment faire cours ? J’ai eu la chance d’avoir été formé à l’épistémologie, ce qui m’a permis de ne pas être totalement désemparé intellectuellement face aux élèves, même si, comme mes collègues, après des années à leur dire qu’il faut douter, lorsque des élèves se sont mis à douter des versions officielles, nous étions bien emmerdés. Heureusement, j’ai pu mobiliser les acquis de l’épistémologie que nous avions déjà discuté en classe : ce qu’il faut cultiver, c’est le doute méthodique, le doute rationnel ; ce qu’il faut éviter, c’est la confusion des registres positif et normatif ; etc.
Las : le 25 novembre 2015, après les attentats du 13 novembre, le Premier ministre Manuel Valls répond à une question d’un député à l’Assemblée nationale : « […] aucune excuse ne doit être recherchée ! Aucune excuse sociale, sociologique ou culturelle ! Dans notre pays, rien ne justifie que l’on prenne les armes pour s’en prendre à nos compatriotes. » [2015] Un bel exemple de confusion : la sociologie excuserait, justifierait, les actes terroristes… Le sociologue Didier Fassin écrit justement : « Condamner est nécessaire, analyser devient suspect. […] Comprendre, ce serait déjà justifier. Ne plus comprendre, donc : se contenter de juger. […] On devine en effet le danger qu’il y aurait à tenter d’expliquer : ce serait s’exposer au risque de découvrir en quoi notre société a produit ce qu’elle rejette aujourd’hui comme une monstruosité infâme. » [2015]
Dans un autre cadre, on trouvait le même genre de critiques, adressées directement, cette fois, aux enseignants de SES : en juin 2008, l’économiste Roger Guesnerie, Président d’une commission devant réaliser un audit des manuels et programmes de SES du lycée, rend son rapport au Ministre de l’Éducation nationale, dans lequel on peut lire que la sociologie est abordée dans les programmes de façon « trop abstraite », « trop déterministe » et « trop compassionnelle » [2008, p. 16]. La sociologie éprouverait de la « compassion »…
Pour ma part, je préfère la phrase que le Président de la République Nicolas Sarkozy a prononcée le 29 novembre 2007 dans un entretien à l’Elysée : « Il y a des comportements inexcusables qui sont donc inexplicables. Quand on veut expliquer l’inexplicable, c’est qu’on s’apprête à excuser l’inexcusable. » [2007]
Les rappels à l’ordre social subis par V. Cespedes sur le plateau de CNews relèvent de la même rhétorique : comprendre signifierait excuser, comme le dit bien la journaliste S. Mabrouk : « […] comprendre la violence, là vous avez semblé la justifier quand vous dîtes… »

Le 31 janvier 2016, le vidéaste Usul publie sur les plate-formes de streaming une vidéo intitulée « La pensée 68. Sociologie et culture de l’excuse », que je m’empresse de dévorer sous le conseil de mon frère. Il propose, en une trentaine de minutes, une petite réflexion critique qui démonte l’argumentation de l’ « excuse sociologique », en rappelant que ce que font les sociologues ne relèvent pas de la justification, mais de l’explication.

Dans cette vidéo, Usul cite notamment Bourdieu, qui constitue une espèce de fil conducteur, même si le vidéaste ne s’en contente pas. Bourdieu, justement, s’était élevé, depuis longtemps, contre les critiques adressées à la sociologie, même si ce n’était pas encore sous le prisme de l’ « excuse sociologique », comme on l’a vu supra. Dans cette vidéo, Usul cite également Bernard Lahire qui, au début du mois de janvier 2016, publie un petit opuscule très incisif sur la question [2016].
Le raisonnement du sociologue est clair. Après un premier chapitre dans lequel il montre que les attaques contre la sociologie, sous le principe de l’ « excuse sociologique », ne datent pas de N. Sarkozy et de M. Valls, il développe deux chapitres très précieux pour contrer ce genre d’attaques, en rappelant ce que sont les sciences sociales et en remettant quelques définitions à l’endroit.

L’argumentation de B. Lahire se tient là : derrière cette attaque contre l’ « excuse sociologique », il y aurait une blessure narcissique portée à l’humanité par les sciences sociales. C’est ainsi qu’il ouvre son introduction :

« La sociologie suscite de nombreuses résistances. En rendant visibles les régularités collectives ou les habitudes dont les individus ne sont pas toujours conscients, en mettant aussi en lumière des structures, des mécanismes ou des processus sociaux qui sont rarement le produit de la volonté des individus tout en les traversant en permanence de manière intime, elle a infligé à l’humanité une quatrième blessure narcissique. Après la blessure copernicienne qui a détruit la croyance selon laquelle la Terre serait le centre de l’univers, après la blessure darwinienne qui a ruiné toute vision d’une humanité séparée radicalement du règne animal, et après la blessure freudienne qui a forcé à reconnaître que l’activité psychique n’était pas entièrement consciente, la blessure sociologique a fait tomber l’illusion selon laquelle chaque individu serait un atome isolé, libre et maître de son destin, petit centre autonome d’une expérience du monde, avec ses choix, ses décisions et ses volontés sans contraintes ni causes. [La sociologie] vient [ainsi] contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, auto-déterminé et responsable. Elle met aussi en lumière la réalité des dissymétries, des inégalités, des rapports de domination et d’exploitation, de l’exercice du pouvoir et des processus de stigmatisation. Ce faisant, elle agace forcément tous ceux qui, détenteurs de privilèges ou exerçant un pouvoir quelle qu’en soit la nature, voudraient pouvoir profiter des avantages de leur position dans l’ignorance générale. Elle provoque donc la colère de ceux qui ont intérêt à faire passer des vessies pour des lanternes : des rapports de forces et des inégalités historiques pour des états de fait naturels, et des situations de domination pour des réalités librement consenties. » [2016, pp. 7-8]

Dénouer les mots : comprendre = juger ?

Le deuxième chapitre de son livre propose une réflexion sur les mots : qu’est-ce que comprendre, juger et punir ? Dans un premier temps, il précise, en s’appuyant sur Durkheim et Weber [1951], ce que « fait » la sociologie – et toutes les sciences sociales : elles disent ce qui est, et s’en tiennent là.

« Penser que chercher les « causes » ou, plus modestement, les « probabilités d’apparition », les « contextes » ou les « conditions de possibilité » d’un phénomène revient à « excuser », au sens de « disculper » ou d’ « absoudre » les individus, relève de la confusion des perspectives. Comprendre est de l’ordre de la connaissance (laboratoire). Juger et sanctionner sont de l’ordre de l’action normative (tribunal). Affirmer que comprendre « déresponsabilise » les individus impliqués, c’est rabattre indûment la science sur le droit. » [Lahire, 2016, p. 36]

Le fond de son chapitre est là : « Comprendre n’est pas juger. Mais juger (et punir) n’interdit pas de comprendre » [p. 37], « Comprendre n’a jamais empêché par ailleurs de juger, mais juger (et punir) n’interdit pas de comprendre » [p. 44]. B. Lahire en revient à Weber [1951], qui « s’efforçait à juste titre de distinguer […] le « jugement de valeur » et le « rapport aux valeurs » : si le chercheur manifeste toujours son « rapport aux valeurs » par le choix de ses objets d’étude et la manière dont il les envisage, son travail en tant que tel ne consiste pas à dire ce qui est « bien » et ce qui est « mal ». » [p. 39]
Au fond, l’une des questions sous-jacentes que posent ceux qui se dressent contre l’ « excuse sociologique » est la suivante : à quoi sert de comprendre ? B. Lahire offre une réponse argumentée :

« On pourrait légitimement se demander à quoi cela sert de comprendre. Certains penseront peut-être qu’une société a surtout besoin de savoir distinguer le bien du mal, le légal de l’illégal, et de veiller à sanctionner celles et ceux qui sortent du cadre fixé par les lois, elles-mêmes liées à des valeurs collectivement admises […]. Pour condenser la réponse que l’on peut faire à une telle question, on pourrait commencer par dire que comprendre sert, en définitive, à résoudre les problèmes autrement que par la mise à l’écart (incarcération, éloignement ou enfermement psychiatrique) ou la destruction de l’autre (peine de mort). Prendre de la distance à l’égard du monde est ce qui permet de prendre en compte l’ensemble d’un problème, alors que tout le monde a les yeux rivés sur les actes délinquants ou criminels et la « personnalité » des auteurs de ces actes. Seules cette prise de distance et cette désindividualisation du problème permettent d’envisager des solutions collectives et durables. C’est sans doute là une des leçon politiques majeures des sciences sociales. [L]es acteurs politiques responsables des politiques de sécurité nous ont habitués à montrer qu’ils étaient capables de frapper fort, d’incarner une autorité intransigeante, inflexible. […] Tout cela semble fortement inspiré par la loi du talion : « Œil pour œil, dent pour dent. » L’affect est omniprésent. Il peut sembler rassurant, aux yeux de certains, de savoir que nous sommes protégés par des gouvernants qui veillent sur nous et ne laisseront pas la « barbarie » s’installer. Mais, dans les faits, après les paroles « fortes », le monde social continue à vivre. Les logiques qui ont contribué à rendre possibles les crimes, les incivilités, la délinquance ou les attentats poursuivent tranquillement leur déploiement. Comprendre sereinement ces logiques, c’est se donner la possibilité d’agir et, à terme, d’éviter de nouveaux drames. Alors que l’attitude scientifique à l’égard de la vie et de la matière est assez largement admise, les attitudes magiques, émotionnelles vis-à-vis du monde social prolifèrent. L’attitude scientifique est même parfois condamnée quand elle porte sur la vie sociale. La simple sortie du registre de l’émotion et du discours de condamnation pour tenter de comprendre ce qui se passe est déjà suspecte de connivence avec les coupables et de déni des malheurs causés aux victimes et à leurs familles. » [pp. 44-47]

C’est dingue comment cette dernière phrase s’applique à merveille à l’émission de CNews ! B. Lahire nous rappelle donc que, conformément à ce qu’écrivait déjà Durkheim à la fin du XIXe siècle, non seulement comprendre n’empêche pas de juger, mais surtout, comprendre, parce que cela permet de mieux identifier les conditions de possibilités d’un acte délictueux, comprendre, donc, peut permettre, in fine, d’agir sur les causes réelles de cet acte, plutôt que de « couper la tête de l’hydre ». Qu’essaie de faire V. Cespedes dans l’émission ? Il tente, assez vainement vue l’hostilité qui règne sur le plateau, d’identifier les conditions de possibilités de la violence des Gilets Jaunes. D’où vient cette violence ? Quel terreau social lui permet d’advenir ? Peut-on sincèrement croire, comme le font les médias dominants et certaines personnalités politiques, que tous ceux qui ont commis des actes violents sont des spécialistes de la violence et qu’ils ne sont « là que pour ça » ?
Les sciences sociales permettent de mieux saisir les logiques sociales qui rendent plus ou moins probables les émeutes urbaines Beaud, Pialoux, 2003], la délinquance des classes populaires [Wacquant, 2004], ou [le terrorisme islamiste [Truong, 2017], par exemple.

Haro sur l’Homo clausus et le libre arbitre

Le troisième chapitre de son livre approfondit la question des raisons qui poussent toujours plus de personnes à crier haro sur la prétendue « excuse sociologique ».

« Les sciences du monde social montrent par leurs travaux, qui portent sur toutes les dimensions possibles de la vie sociale, que l’individu isolé, enfermé sur lui-même, libre et pleinement conscient de tout, qui agit, pense, décide ou choisit en toute connaissance de ce qui le détermine à agir, penser, décider ou choisir, est une fiction philosophique ou juridique. » [p. 51]

Pour bien comprendre cela, il faut reconnaître que l’être humain est avant tout un être social, qui ne vit, ne se développe et ne survit qu’en société – et, par là, qu’il faut faire le deuil, comme nous y invitait B. Lahire en introduction de son ouvrage, de l’Homo clausus et du libre-arbitre (titre du troisième chapitre).

« Les êtres humains ont pour caractéristiques, en tant que prématurés sociaux, d’être naturellement prédisposés aux interactions sociales. Sans interaction avec d’autres êtres humains, les enfants ne se développeraient pas, n’auraient ni langage ni sensibilité, et ils ne survivraient d’ailleurs pas très longtemps sans eux dans la mesure où ils sont entièrement dépendants des adultes qui les entourent pour boire et manger. Le petit d’homme doit sa survie et son développement mental et comportemental à l’ « étayage » (au sens d’aide ou d’assistance) des adultes porteurs de la culture de son milieu et de son époque. La singularité relative de chaque individu n’est que la synthèse ou la subtile combinaison de l’ensemble des expériences qu’il a vécues avec d’autres à des degrés d’intensité variables et dans un ordre déterminé. » [pp. 53-54]

« Les défenseurs du libre arbitre disent que les sciences sociales nient qu’il puisse y avoir de « vrais choix », de « vraies décisions » ou de « vrais actes de liberté » et dénoncent le fatalisme et le pessimisme des chercheurs. En réagissant ainsi, ils sont un peu comme ceux qui, apprenant l’existence de la loi de la gravitation, feraient reproche aux savants de leur ôter tout espoir de voler en se jetant du sommet d’une montagne… » [p. 55]

C’est un peu la même analogie qu’utilisent des sociologues, dans leur réponse au Premier ministre M. Valls : « Qu’aurait-on pensé si Manuel Valls avait dit : « J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des explications géologiques aux tremblements de terre » ou encore « j’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des explications médicales au cancer » ? » [Lebaron et alii, 2015]

« La sociologie ne dit pas que des choix ne sont pas faits, que des décisions ne sont pas prises ou que les intentions ou les volontés sont inexistantes. Elle dit seulement que les choix, les décisions et les intentions sont des réalités au croisement de contraintes multiples. Ces contraintes sont à la fois internes, faites de l’ensemble des dispositions incorporées à croire, voir, sentir, penser, agir forgées à travers les diverses expériences sociales passées, et externes, car les choix, les décisions et les intentions sont toujours ancrés dans des contextes sociaux et même parfois formulés par rapport à des circonstances sociales. [Lorsque la liberté] est posée comme une propriété abstraite et universelle de l’Homme, lorsqu’elle conduit à penser que chaque individu est maître de son destin, et qu’il ne tient qu’à lui (à sa bonne volonté, à sa conscience, à son effort, à ses choix, à ses décisions) de réussir scolairement, professionnellement ou d’être un « bon citoyen », etc., elle constitue un sérieux obstacle à la bonne compréhension de la réalité des pratiques. S’il en était ainsi, si le destin de chaque individu ne dépendait que de sa capacité à faire les bons choix, à prendre les bonnes décisions et à mettre en œuvre toute la volonté nécessaire, on se demande bien pourquoi les individus ne feraient pas plus souvent le choix d’être riches, cultivés et célèbres… A moins que l’on ne retourne, bien sûr, à des conceptions innéistes préscientifiques qui feraient le partage, dès la naissance, entre les génies et les idiots, les doués et les tarés, les bons et les mauvais, les gentils et les méchants, etc. On peut d’ailleurs s’étonner du fait que les mêmes qui rejettent le déterminisme, lorsqu’il est mis en évidence par les sciences sociales, peuvent adhérer à un déterminisme biologique naturalisant autrement plus implacable. Mais il ne faut pas demander plus de cohérence aux acteurs qu’ils ne sont capables d’en produire. […] [pp. 55-57]

« On confond aussi souvent le déterminisme avec le caractère prévisible des événements. Or il va de soi que les sciences du monde social ne mettent pas en évidence des « causalités » simples, univoques et mécaniques qui permettraient de prévoir avec certitude les comportements comme on peut prévoir la dissolution du sucre dans l’eau ou la chute d’une pomme se détachant de l’arbre. Ce sont au mieux des probabilités d’apparition de comportements ou d’événements qui sont calculées. Deux raisons expliquent cette impossible prévision, même si cela ne remet pas en cause l’existence des déterminismes : d’une part l’impossibilité de réduire un contexte social d’action à une série finie de paramètres pertinents, comme dans le cas des expériences physiques ou chimiques, et d’autre part la complexité interne des individus dont le patrimoine de dispositions à voir, à sentir, agir, etc., est plus ou moins hétérogène, composé d’éléments plus ou moins contradictoires. Difficile, par conséquent, de prédire avec certitude ce qui, dans un contexte spécifique, va « jouer » ou « peser » sur chaque individu et ce qui, des multiples dispositions incorporées, va être déclenché dans et par le contexte en question. […] Ce qui déterminera l’activation de telle disposition dans tel contexte peut être conçu comme le produit de l’interaction entre des (rapports de) forces internes et externes : rapport de forces internes entre des dispositions plus ou moins fortement constituées au cours de la socialisation passée, et rapport de forces externes entre des éléments du contexte qui pèsent plus ou moins fortement sur l’individu (caractéristiques objectives de la situation, qui peuvent être associées à des personnes différentes), au sens où ils le contraignent et le sollicitent plus ou moins fortement (par exemple, les situations professionnelle, scolaire, familiale ou amicale sont inégalement contraignantes pour les individus). Chaque individu est trop multisocialisé et trop multidéterminé pour qu’il puisse être conscient de l’ensemble de ses déterminismes. Il est pour cette raison normal de voir des résistances apparaître à l’idée d’un déterminisme social. C’est parce qu’il est porteur de dispositions multiples et que s’exercent sur lui des forces différentes selon les situations sociales dans lesquelles il se trouve, que l’individu peut avoir parfois le sentiment d’une liberté de comportement. Mais le sentiment de liberté provient aussi du fait que les individus sont tout entiers investis dans leurs actions, qu’ils sont à ce qu’ils font, happés par leurs désirs, leurs objectifs immédiats ou leurs projets plus lointains, plutôt qu’ils ne sont dans la conscience de ce qui les détermine à faire ce qu’ils font et à le faire comme ils le font. » [pp. 58-60]

« Contextualiser, historiciser, relier : voilà donc ce que ne cessent de faire, patiemment, rigoureusement et systématiquement, les meilleurs travaux des sciences sociales. […] En définitive, l’objectif et les méthodes des sciences du monde social rendent caduque la notion de liberté, car faire appel à cette notion signifierait seulement : « Nous ne parvenons pas à expliquer ce point. » L’invocation de la liberté individuelle ou du libre arbitre est donc une forme de démission scientifique et un appel à l’arrêt de toute enquête. […] La liberté est l’asylum ignorantiae de la recherche scientifique. […] Il me semble qu’abandonner tout illusion de subjectivité, d’intériorité ou de singularité non déterminée, de libre arbitre ou de personnalité hors de toute influence du monde social, pour faire apparaître les forces et contre-forces, internes (dispositionnelles) comme externes (contextuelles), auxquelles nous sommes continuellement soumis depuis notre naissance, et qui nous font sentir ce que nous sentons, penser ce que nous pensons et faire ce que nous faisons, est un précieux progrès dans la connaissance. Modelés par ce monde que nous contribuons à modeler, nous ne lui échappons d’aucune façon ; conformistes comme marginaux, dominants comme dominés, nous faisons tous avec ce qu’il a fait de nous et ce que nous pouvons en faire en fonction des situations dans lesquelles nous sommes plongés. » [pp. 62-65]

J’espère que les passages que j’ai reproduits ici sont suffisamment clairs pour me faire faire l’économie d’un commentaire. Les deux chapitres suivants sont tout aussi intéressants, mais je n’en ai pas besoin pour le présent papier (je laisse le lecteur découvrir avec envie le livre en entier).

**Brève conclusion

Ce qu’écrit B. Lahire est précisément ce que les invités et la journaliste du plateau de CNews refusent, consciemment ou non, de voir : comment les individus sont construits ? Comment et par quoi ils sont déterminés ? En réalité, comme l’écrit B. Lahire, mais comme l’écrivait déjà si bien Norbert Elias [1983], nous en sommes restés, concernant les choses du monde social, à la pensée magique : le délinquant n’est qu’un délinquant, déréalisé [Lahire, 2016, pp. 67-83] ; l’enfant a « pris » naturellement les traits de personnalité de papa ou maman ; le pauvre a fait les mauvais choix de vie, il est individuellement responsable de sa pauvreté ; etc. Grâce aux travaux des sciences de la nature et à leur diffusion (par l’école, en particulier), nous avons globalement appris à regarder le monde naturel avec recul et objectivité ; il est dorénavant temps de faire de même avec les travaux des sciences du monde social [Lahire, 2005, 388-402 ; Lahire, 2016, pp. 117-128] afin d’éviter de raconter, de croire, donc ensuite de faire, n’importe quoi.

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