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Un mouvement irrécupérable ! Deux articles d’A contretemps au tempo du mouvement des gilets jaunes.

Camille FREYH et Freddy GOMEZ ont publié deux longues analyses du mouvement des gilets jaunes sur le site d’A contretemps. S’ils prennent note de la nouveauté du mouvement dans la séquence politique de ces dix dernières années, c’est pour mieux souligner l’inscription de ce mouvement dans une longue tradition du soulèvement populaire. Au-delà du constat sur le caractère hétérogène des revendications, ils cherchent à mettre en valeur la structure organisationnelle sous-jacente du mouvement que Freddy Gomez qualifie de “forme spontanée et non identifiable d’anarchie plus sécessionniste qu’instituante”.
D’une certaine façon, les deux auteurs voient dans ce mouvement le démenti en pratiques et en actes du débat qui divise les révolutionnaires déclarés autour des conditions révolutionnaires. S’il peut y avoir de la spontanéité dans l’expression d’une révolte, son mouvement ne se communique jamais sans qu’il invente une forme d’organisation…

À visages humains
[Notes sur le mouvement en cours de Camille Freyh]

Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale.
Mais il se peut que les choses se présentent tout autrement.
Il se peut que les révolutions soient l’acte, par l’humanité qui voyage dans ce train, de tirer les freins d’urgence.
Walter Benjamin, Gesamelten Schriften

Un mouvement irrécupérable

Il n’aura échappé à personne qu’un des traits les plus marquants du mouvement des gilets jaunes est certainement la manière toute négative avec laquelle il se soustrait aux grilles de lectures diverses qui ont tenté de le déchiffrer et, par là-même, de l’assigner à un rôle spectaculaire. Initialement échappé de l’impasse insubstantielle et stérile du monde de la marchandise virtualisée, il s’est immédiatement inversé en son contraire pour investir, selon des modalités inédites, le désert de l’espace réel, c’est-à-dire les lieux anonymes et désolés de la misère que ce mouvement dénonce. S’en sont suivies, à ce jour, quatre semaines d’agitation troublante qu’aucune manœuvre idéologique ou politicienne n’est parvenue à exploiter véritablement à son profit. Ainsi, de ce mouvement si difficile à saisir dans son contenu, tant celui-ci semble en apparence bigarré et hétéroclite, on peut au moins affirmer qu’à l’heure actuelle il est irrécupérable, et que cela, il le revendique et le sait. Au sujet de ses pseudo-porte-parole, prompts à jouer pour les médias et le pouvoir les idiots utiles dont ceux-ci ont besoin pour décrédibiliser le mouvement, on a ainsi pu lire à leur sujet sur de nombreuses pancartes que le mouvement n’en voulait pas, pas plus qu’il ne veut d’un simulacre de concertation et de dialogue vertical avec le pouvoir. Peut-être est-ce là un signe de cette « maturité du peuple » que revendiquait énigmatiquement un autre slogan aperçu sur les murs encagés d’un Apple Store parisien.

Les facteurs qui expliquent cet état de fait sont nombreux. Toute maturité suppose, en principe, un temps long et lent pour que chemine la prise de conscience. Celle-ci, pourtant, résulte plutôt vive, soudaine et surgissant dans l’éclair du moment. Il faut croire que la bêtise et l’arrogance d’un pouvoir inexpérimenté ont été les meilleures alliées de cette révolte. On voit ainsi se succéder sur les plateaux des chaînes de télévision une génération de politiciens dont on peut dire qu’elle n’aura innové qu’en substituant au cynisme canaille de ses aînés, une imperméabilité presque naïve au réel – c’est-à-dire à ce qui résiste – qui aura finalement procuré le sentiment d’une fatuité et d’une suffisance déconcertantes. À un insultant mépris de classe dont elle ne semble même pas avoir conscience, elle ajoute des décisions précipitées, maladroites et grossières qu’il serait évidemment trop long de détailler, mais dont on rappellera la plus assurément stupide : un moratoire de six mois transformé ipso facto en annulation… pour un an. Exemplifiée par ce gouvernement de gestionnaires ne parlant finalement que le langage abstrait de leur domaine d’ « expertise », la tare fondamentale de la démocratie représentative a ainsi été à diverses reprises pointée du doigt : gouvernement pour les riches et les grosses entreprises, surdité absolue à la souffrance populaire, élan d’empathie pour les enseignes de luxe attaquées par les manifestants, mais mépris pour leur misère réelle, etc. De sorte que, quand ces politiciens de nouvelle extraction parlent avec une naïveté presque touchante de « notre police, notre armée, notre économie », ils semblent avouer aussi, et de manière ostensible, que celles-ci ne sont évidemment pas celles de ceux qui les regardent – et leur font face.

En ne prenant encore une fois pas au sérieux ses opposants, le pouvoir s’est donc retrouvé face à des gens de plus en plus nombreux et de plus en plus déterminés à se faire entendre, même si, et ce n’est pas là un paradoxe, leurs mots d’ordre et ce qu’ils attendaient véritablement devenaient de moins en moins précis. Quand il faut tout changer, il n’est pas facile de savoir par où commencer. Et c’est tant mieux, car le mouvement, ainsi, s’étend et se diversifie, dépassant toujours son prétexte de départ. D’une inculture historique crasse et incapable de penser la crise dans le temps de son déroulement, le pouvoir a donc été, chaque fois, ces dernières semaines, à côté de ce qui se jouait réellement.
Un héros aux mille et un visages

Ce qu’il se passe, de nombreux analystes ont tenté de le saisir sans véritablement le capter. Il ne s’agit pas d’ailleurs ici de le tenter, mais plutôt – et précisément – de restituer la négativité du soulèvement et d’en suivre les contours et l’esquisse. De la sociologie d’État à la Noiriel aux fantasmes enthousiastes ou méprisants de l’avant-garde auto-instaurée, beaucoup sont ceux qui, pour avoir ignoré ce souci, n’ont finalement pas dit grand-chose de la substance, aussi dense et fluide que du vif-argent, de ce mouvement qui se soustrait parfois, autant qu’il y résiste, à ce qu’on attend de lui. On n’y voit rien, pour autant, de l’irrationalité et des caprices que les médias et le pouvoir voudraient y déceler, mais plus simplement à l’œuvre le travail patient d’une conscience collective se découvrant elle-même à mesure qu’elle s’affirme. Ce faisant, ce sont toutes les contradictions du capital qui s’en trouvent éclairées et, d’un même mouvement, sapés les soubassements de son idéologie. Ainsi, ce mouvement est parti de ce qu’on pourrait rétrospectivement considérer comme relevant d’un prétexte, mais d’un prétexte qui a véritablement mis le feu aux poudres : la hausse de la taxe sur le gazole.

Donc, ce prétexte – qui n’en était pas vraiment un – a placé d’emblée ce mouvement naissant dans la même zone de mépris médiatico-politique que tous ceux qui l’avaient précédé, mais un mépris nettement plus marqué. Les opposants à ladite hausse furent vite présentés, en effet, comme des ploucs à gilet jaune et à clope au bec ne pensant qu’à polluer sans payer alors que leur revendication était fondée. Cette hausse fut très justement perçue comme une énième ponction sur une frange grandissante de la population qui peine à joindre les deux bouts et qui se voit condamnée à regarder (avec envie ou dégoût, parfois les deux) les riches s’enrichir et leurs taxes disparaître. Elle fut aussi ressentie comme relevant, dans son argumentaire même, d’une authentique escroquerie fondée sur l’idée, mensongère, que la hausse devait financer la prétendue transition écologique, quand, au lendemain de la Cop-21, les médias eux-mêmes s’accordaient pour dire que les accords signés étaient largement insuffisants pour enrayer quoi que ce fût et que, par ailleurs, les bénéfices produits par cette taxe augmentée, de l’aveu même du gouvernement, n’étaient pas immédiatement destinés à ladite transition. D’un côté donc, un gouvernement sûr de lui qui prétend s’opposer à des écervelés inconséquents et pollueurs ; de l’autre, des gens qui prennent toute la mesure du mépris et de la morgue de ce pouvoir. Ce point de départ n’est donc pas un prétexte, au sens où il aurait servi à masquer des revendications plus fondamentales cherchant leur expression. Mais il en est un dans la mesure où ce refus initial de la hausse de la taxe sur le gazole [2] a instantanément ouvert les vannes, en paroles et en actes, à une remise en cause générale de conditions d’existence ravagées par la misère matérielle et existentielle.

Prétexte ou pas, il est, cela dit, remarquable que cette revendication d’annulation de la taxe sur le gazole ait immédiatement été dépassée. Sitôt contesté le caractère supposément poujadiste et pollueur de la contestation, le mouvement s’est inversé en son contraire en revendiquant pour lui, et de façon tout à fait cohérente, un vrai souci environnemental. Ce faisant, il démontrait en quoi la classe supérieure déterritorialisée, consommant des moyens et des produits toujours plus polluants (avions, téléphones, voitures électriques, etc.) pour satisfaire à loisir les besoins d’un mode de vie toujours plus futile, obscène et de mauvais goût, ne pouvait pas, décemment, faire porter le poids et la responsabilité de la fin du monde humain sur l’effort fiscal de ceux d’en bas, qu’elle dépouille sans jamais rien leur restituer (au minimum, des services publics accessibles et dotés de moyens efficaces).

Dans un second temps, c’est le supposé « populisme » du mouvement qui fut dénoncé comme tare congénitale. Cette accusation reposait sur son implantation et sa configuration fortement locales, voire familiales, caractéristiques qui contribuent précisément à le rendre original et même tout à fait inédit par bien des aspects, son côté intergénérationnel notamment. La caractérisation de « populisme » s’appuyait sur les tentatives de récupération dont le mouvement semblait être l’objet de la part de groupes fascistes ou de pseudo-porte-parole « boulangistes » réclamant un pouvoir autoritaire. Il fallait forcément que les gilets jaunes fussent xénophobes et racistes. À nouveau, le travail de la conscience collective sur elle-même s’est nourri de cette accusation pour l’inverser en son contraire. Racistes ou xénophobes, nul ne doute que certains membres de ce mouvement puissent l’être et même le demeurer, mais, dans les circonstances actuelles – grâce à elles, pourrait-on dire –, une grande partie d’entre eux a, au contraire, compris que le problème réel ne se trouvait pas là. Et c’est précisément ce qui a permis au mouvement d’amalgamer des catégories sociales toujours plus variées et, de manière plus générale, à se soustraire, pour l’instant, à toute analyse sociologisante.

Sur la question de l’utilisation de la violence, on retrouve le même bon sens. On a voulu effrayer les « bons » gilets jaunes en agitant le spectre des « méchants » casseurs. On a même inventé le concept d’un spectateur jaune pervers se repaissant passivement des actes de vandalismes desdits casseurs. Bref, on a cherché à infantiliser un mouvement qui a bien compris que, sans être une fin en soi, cette violence était finalement peu de chose en regard d’une violence d’État qui a progressivement acquis une dimension militaire. Dans les cortèges parisiens, nombreux furent les exemples de ces retournements de conscience par lesquels celle-ci acquiert progressivement la connaissance d’elle-même. Pour beaucoup, c’est là le premier mouvement auquel ils participent. Ni spectateurs pervers ni vandales opportunistes, les manifestants sont simplement heureux de s’arracher au temps morne de la soumission et d’exprimer leur colère. Ce faisant, certains vont même jusqu’à réaliser que celle-ci prolonge non contradictoirement d’autres colères exprimées dans des mouvements passés qui ont pu les laisser indifférents. Chez beaucoup de ceux qui manifestent pour la première fois, ce lien de continuité opère naturellement en se nourrissant, parallèlement, du regret d’avoir raté les précédents moments de lutte, regret qui participe peut-être de l’intensité de l’engagement présent.

Pour nombre d’analystes qui, avec des intentions diverses, interrogent ou font parler ce mouvement comme sujet ventriloque, sa dimension mobile et spontanément dialectique demeure d’autant plus déconcertante qu’elle ne cesse de déjouer et de dérouter des grilles d’analyse largement caduques. La chose est évidente pour ce qui concerne cette fameuse « opinion publique » dont il ne reste qu’un vide statistique à partir du moment où celle-ci n’est plus cette spectatrice qui assiste de loin à l’événement, mais une participante directe du mouvement de rue. Elle ne l’est pas moins pour ce qui relève de nombreux fétiches intellectuels comme la « forme-sujet universelle » et son narcissisme et hystérie supposés [3]. Elle l’est aussi, quoique dans une moindre mesure, sur la question de la « lutte des classes », perspective dans laquelle ne se reconnaît pas, avec la rigueur qu’exigent de lui ses invariants adeptes, un mouvement qui se cherche et se trouve en dépassant précisément certains clivages. Au fond, ce qu’il incarne, ce qu’il veut, ce mouvement ne le sait pas encore. À ce point de développement, c’est même là toute sa force : ne rien brider de la portée de ce à quoi il peut aspirer. À mesure qu’il se découvre et repousse les limites de son irréflexion, sa force s’affirme et s’accroît et, s’il devait renoncer à cette ingénue ingéniosité dialectique, il est fort à parier que ce serait sa fin. En l’état, l’une des façons que cette fin pourrait prendre, et ce quelle que soit la tendance qui l’inspirerait, serait d’accepter de muter vers une forme institutionnelle et électoraliste de contestation sans issue. À l’opposé, et dans une sorte de suite logique de son développement, ce mouvement pourrait corréler son ancrage irréductiblement local à une perspective d’internationalisation progressive de la révolte qui semble se précipiter aux Pays-Bas et en Belgique. On ne peut qu’espérer qu’il prenne cette voie.

(Extrait de l’article de Camille FREYH sur le site d’A contretemps. le lien pour lire la suite : http://acontretemps.org/spip.php?article681)


Jeux et enjeux d’une sécession diffuse
de Freddy Gomez

Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge,
il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines.
Eugène Varlin

Rien de ce qui bouge en exprimant, dans ses profondeurs, dans l’inattendu de sa mise en branle, une révolte clairement sociale, ramifiée, coagulante, hors contrôle et horizontale, ne saurait laisser indifférent. La sécession des Gilets jaunes apparut ainsi, dès ses premiers symptômes, révélatrice, conjointement, d’un retour du refoulé et d’une réinvention. Elle disait un insaisissable qui est le propre des révoltes plébéiennes : l’éruption d’un innommé conscient de sa force, mais dépourvu de références historiques identifiables.

Du pouvoir médiatico-politique

Face à cette subite montée de colères objectivement unifiables, colères aux apparences tranquilles mais charriant un ressentiment potentiellement explosif, l’observateur moyen d’aujourd’hui, journaliste formé aux écoles du consentement ou politique sans autre caractéristique que d’être rallié à l’ordre de la domination, n’a de capacité de jugement que celles que lui confèrent le « nouveau monde » auquel il aspire et l’enseignement de l’ignorance historique qu’on lui a dispensé. Le discours médiatico-politique des premiers temps de la révolte est là pour en attester. Il ne disait rien de ce qui cuisait dans la marmite en surchauffe, mais tout des affects qui animaient ceux qui étaient en charge d’en analyser les causes et les effets : pas la trouille, pas encore, mais un profond mépris pour ce petit peuple de « beaufs » trop abruti pour admettre l’hypothèse de la fin du monde, et donc la nécessité – taxable – de l’urgence climatique. En fait, la fracture était là, claire, nette, évidente, entre les « sachants » et les « petits ». D’un côté, ceux qui marchent dans le sens moral de l’histoire et des droits de l’homme écologique ; de l’autre, ceux qui, médiocrement, égoïstement, n’aspireraient qu’à une immorale survie augmentée.

Qui ignore le passé des anciennes révoltes est incapable de saisir ce qui se joue, en écho ou en correspondance, dans les nouvelles. Corrélé à l’épuisement de toute capacité dialectique chez les analystes contemporains, tous issus de la petite-bourgeoisie intellectuelle, cette idée à laquelle ils se soumettent volontairement qu’il n’est d’autre monde possible que celui qui les salarie en leur conférant un si pauvre statut de minable communicant, explique, et justifie, l’absolu discrédit dans lequel ils sont tombés. Sans leur complicité, active ou passive, rien ne pourrait tenir du mensonge dominant. Si le terme de « caste » leur convient si parfaitement, ce n’est pas par défaut, mais parce que, consciemment ou inconsciemment, la fonction qu’ils assument, consiste à légitimer, même de manière apparemment contradictoire – en version « de gauche » ou « de droite » –, l’idée qu’il n’est finalement d’autre manière d’en être, de ce monde, qu’en l’acceptant tel qu’il est ou tel qu’il pourrait être, le cadre restant invariablement le même, celui d’un néo-libéralisme plus ou moins régulé.

Les radicaux du désengagement

Aussi limité fût-il dans ses intentions initiales, le mouvement dit des Gilets jaunes marque indiscutablement un retour massif de la question sociale sur le devant de la scène de l’histoire. Lorsque des gens à bout de tout se soulèvent en décidant eux-mêmes des moyens d’action qu’ils se donnent, lorsqu’ils réinventent, hors cadres institués (syndicaux ou partidaires), des formes d’intervention et d’action directes sécessionnistes, le plus souvent – mais pas toujours – non violentes, à partir de revendications parfois confuses mais souvent justes, on ne leur demande pas leurs papiers, sauf à se vivre comme une sorte de police idéologique chargée de faire appliquer la ligne générale. C’est pourtant ce qui se passa du côté de certains courants d’une gauche anciennement extrême, et plus encore dans certains milieux dits radicaux, autonomes ou anarchistes pour qui la nature non ouvrière, et plus encore inter-classiste, de ce mouvement excluait, ontologiquement en quelque sorte, tout soutien, et a fortiori toute participation de leur part, à ses initiatives. L’histoire est pleine d’exemples, parfois tragiques, où des avant-gardes autoproclamées se retrouvèrent à l’arrière-garde d’un réel complexe – et peu regardant sur les détails – qui les laissa se ridiculiser avant de leur appliquer le sort commun que la dictature réserve à ses opposants, même passifs. Pour l’occasion, ce prurit puriste serait plutôt comique s’il ne révélait une véritable impasse théorique. Car, en contrechamp de l’inlassable répétition de slogans éculés sur la centralité de « la classe » – cette classe si méthodiquement déconstruite par la postmodernité capitaliste qu’elle n’existe qu’à peine comme multitude –, pointe une totale incapacité à saisir l’une des principales raisons de ce surgissement de la plèbe, dans le champ social, en lieu et place de « la classe », mais pas contre elle.

Au-delà de la pose puriste, la principale excuse que se trouvèrent ces radicaux du désengagement par anticipation relevait d’une constatation contestable, à savoir que ce mouvement, apparemment informe, aurait été noyauté par « les fascistes ». Indépendamment du fait que, si fascisme il y avait et à ce niveau d’influence, il eût été logique de mener bataille au sein même du mouvement qui en était prétendument captif, comme ce fut le cas à Maïdan à l’hiver 2014 [1], il faut croire que, pour être hypercritiques, on n’en est pas moins réceptifs à la propagande d’État, abondamment relayée par les médias, qui s’acharna, dès le début du mouvement des Gilets jaunes, à s’inventer un retour des ligues de 1934 et de « la peste brune » au prétexte que quelques chefaillons nazillons s’étaient « autophotographiés » – comme on dit au Québec – sur les Champs-Élysées. Si l’on comprend que Castaner ait pu utiliser cette scie pour discréditer l’ensemble d’un mouvement qu’il savait plus difficile à réduire qu’un quarteron fasciste, on s’étonne en revanche que des radicaux rompus, en principe, aux complexités de la dialectique aient pu se satisfaire d’un tel faux-fuyant pour justifier leur « quiétisme politique » [2]. Très diffusée dans les milieux radicaux, autonomes et anarchistes, cette survalorisation de l’entrisme d’ultra-droite chez les Gilets jaunes dissimulait, on l’aura compris, une autre gêne, liée celle-ci à la nature supposément confusionniste d’un mouvement jugé par trop « populiste » pour mériter qu’on s’y intéressât. « Misère de la philosophie », aurait dit Marx.

Printemps des « insurgences », hiver des métamorphoses

Du côté du front plus spécifiquement social, constitué de minorités syndicales combatives mais toujours sous le coup de la défaite du printemps, le surgissement ex nihilo d’un mouvement atypique de protestation, diffus, gazeux et sans corrélation, du moins apparente, avec l’ancienne « lutte de classe », sonna, d’une certaine façon, comme une dépossession. Investi d’une vision statique où il jouait le rôle de perturbateur contrariant, mais pas toujours efficient, des pesanteurs bureaucratiques d’un mouvement syndical largement acquis, dans ses instances de direction, à l’idée de défaite anticipée, ce front social échoua, au printemps, à faire converger des luttes qui n’existaient que dans son imaginaire volontariste. Si les instances partirent vaincues d’avance, les minorités agissantes conjecturèrent à tort, prisonnières d’un schéma classiquement classiste, qu’il suffisait de surjouer la radicalité sociale pour entraîner des multitudes qui ne sont plus des masses conscientisées. Si ce mouvement du printemps 2018 fut intéressant à vivre, et il le fut, c’est précisément parce qu’il signait une défaite – celle du classisme pur et dur – et que, ce faisant, il ouvrait une perspective de métamorphose, de réinvention. La désertion massive des cortèges syndicaux – exactement proportionnelle à l’élargissement du champ chaotique et hors contrôle des « cortèges de tête » – en constitua un symptôme majeur : porter la colère – réelle et massivement partagée, sans barrières d’âge, d’appartenance ou même d’intention – en tête de manif dans l’espérance, ressentie comme libératrice d’énergie, qu’elle débouche enfin sur quelque chose de nouveau, d’offensif ou d’insolite, avec une claire volonté, non pas forcément d’émeute, mais d’échappée, de sécession, de rupture avec toutes les stratégies de défaite qui nous avaient conduits au point de non-retour où nous étions.

L’on pourrait poser comme hypothèse que c’est là, précisément là, le 1er mai 2018, que s’opéra, à Paris, un pas-de-côté symbolique aux conséquences insoupçonnées dont le mouvement des Gilets jaunes serait, à l’échelle du pays tout entier cette fois, le premier débouché pratique : un « cortège de tête », massif et pluriel, faisant soudain irruption, comme « peuple », sur la scène éclatée d’une histoire sociale dont plus personne n’incarne le sens. Si telle était la chose, la nouveauté serait sans égale : surgissant de partout et de nulle part, sans que personne ne l’ait prévu, ce mouvement, rétif à toutes les formes de représentation – théoriques et pratiques – existantes, ne serait le sujet que de sa propre force, une force capable d’investir, sous d’autres modes que ceux qui ont failli, le champ des possibles.

S’il n’y a pas de classe (ouvrière) sans conscience, il y a plèbe du seul fait qu’elle se mette en mouvement, qu’elle brise le continuum de l’histoire et de l’infinie domination qu’elle subit. Sa survie diminuée ne diminuera pas davantage puisqu’elle n’est pas en grève. Aucun chantage à la misère ne pourra s’exercer sur elle puisqu’elle est pleinement dedans. Elle tient, cette plèbe, parce que vient toujours un temps où céder, c’est mourir. Elle tient parce qu’elle assiste à la naissance de sa force, une force qu’elle n’avait pas soupçonnée. Elle tient parce qu’elle ne négocie pas, qu’elle avance vers sa conscience.

Du retour de la « common decency »

La puissance de ce mouvement éminemment populaire tient à sa diversité, à son horizontalité, à sa méfiance de la politique, à son refus des assignations, à sa défiance du jugement moral (notamment sur la violence), à sa clairvoyance critique sur le système médiatico-politique et, enfin, au plaisir qu’il éprouve à jouer sa partie en tout terrain et sur ses seules bases. Relevant d’une curieuse alchimie entre la classe petitement moyenne et la plèbe, les gueux, ceux d’en bas, l’une de ses singularités tient à son refus obstiné, réitéré, argumenté, de toute « représentation » – c’est-à-dire de toute délégation, même partielle, de sa souveraineté collective à qui finira toujours par la trahir ou la dévoyer. Ce faisant, il abolit, en amont, tout risque de dégénérescence bureaucratique et parasite, en aval, le logiciel du pouvoir et des médias qui le disent immature quand il est, au contraire, l’expression la plus achevée d’une intuition auto-construite et infiniment perfectible. D’ « édition spéciale » en « édition spéciale », les succursales audio et télévisuelles du mensonge spectaculaire à jet continu sont bien obligées, sotto voce, de le reconnaître : ils n’y comprennent rien. Autre singularité notable de ce mouvement sans chefs ni structures stables, son évidente intelligence stratégique : blocages des flux (de marchandises, essentiellement), dispersion territoriale rendant impossible toute intervention policière coordonnée, popularisation des actions auprès de la population, confluences avec d’autres fronts de lutte, regroupements informels d’activistes décidés à en découdre, mobilisations – pacifiques ou non – de ces samedis déclinés en actes, assemblées générales décisionnelles parfois.

Comprendre l’hétérogène de ce mouvement est mission impossible si l’on n’admet pas, d’abord, que la déconstruction méthodique, depuis une bonne trentaine d’années, de toutes les formes anciennement admises de sociabilité populaire, est allée beaucoup plus loin, et plus vite, dans les grandes métropoles, progressivement vidées de leur peuple social pour des raisons économiques, que dans leurs périphéries périurbaines et semi-rurales, où, par force, ce même peuple s’est retrouvé, pour les mêmes raisons, massivement déplacé. Cette donnée sociologique de base permet d’expliquer pourquoi ce mouvement touche beaucoup plus la province que la capitale [3] ou les grandes villes, mais aussi en quoi il catalyse des sociabilités déjà existantes ou pouvant faire sens commun. Une autre caractéristique de ce mouvement tient à sa capacité à se développer localement, en souplesse et sans préjugés, en s’adaptant aux réalités d’un terrain qu’il connaît suffisamment pour y organiser des points de blocage, mais aussi des espaces de rencontre où se tissent des solidarités, où s’échangent des expériences, où se créent des liens, où s’expriment des colères. Dans ces ZAD du pauvre où circulent les paroles librement exprimées et contredites, il importe peu, en fait, qu’on ait pu été abstentionniste, électeur de Mélenchon, de Le Pen ou même de Macron. Ce qui compte, c’est ce « nous » qui émerge et se met en mouvement en bloquant pratiquement, mais plus encore symboliquement, ce monde qui tourne désespérément en rond dans sa nuit.

À bien des égards, ce mouvement relève d’une forme spontanée et non identifiable d’anarchie plus sécessionniste qu’instituante, d’une révolte populaire qui n’aspire qu’à vivre décemment. On a beaucoup moqué, dans les salons du progressisme, de la radicalité abstraire et même chez certains amis, l’insistance michéenne à vanter, de livre en livre, la « common decency » orwellienne. Au prétexte, laissait-on entendre, que Jean-Claude Michéa se référerait à un peuple fantasmé ou disparu depuis longtemps. C’était ne pas comprendre, ou avoir désappris, que cette « common decency » ne relevait, chez Orwell, d’aucune mythification, mais d’un simple constat : il y a chez ceux d’en bas l’idée, morale disons, que certaines choses ne se font pas. On n’a pas le droit, par exemple, de condamner à la misère infinie ceux qui, par naissance ou par accident, ne seraient bons qu’à ça. Cette « common decency » irrigue, dans ses plus intimes profondeurs, ce mouvement des Gilets jaunes. Elle n’est pas révolutionnaire ; elle est juste salutaire. Elle fonde nécessairement tout projet de communauté humaine solidaire et égalitaire. Si la Macronie a contribué à la réamorcer durablement, c’est précisément parce que l’arrogance et le mépris dont elle a abreuvé ceux d’en bas, ne pouvaient, en retour, qu’attiser la haine dont elle est aujourd’hui l’objet, une haine étendue à sa faible base électorale et, au-delà, à la petite-bourgeoisie urbaine partageant, même critiquement, le même imaginaire sociétal.

(Extrait de l’article de Freddy GOMEZ sur le site d’A contretemps. Le lien pour lire la suite : http://acontretemps.org/spip.php?article681)

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