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De l’action comme empêchement

Les KroniKs de janvier.

Nous appris à percevoir et reconnaître une certaine conception du travail, à la fois social, familial ou politique qui présente une ambivalence fondamentale. Cela se présente toujours de la même manière: ce que l’on fait, ce en quoi on s’engage commence à être perçu , vécu et éprouvé comme un empêchement de faire « Tout le reste ». C’est comme si faire une quelconque chose revenait à se condamner à ne rien pouvoir faire d’autre.

Ce n’est pas seulement au niveau de la vie intellectuelle que cela est éprouvé, c’est dans la vie quotidienne. Autour de l’activité décriée, devenue « empêchante », petit à petit c’est un désert qui s’installe. En dehors de ce travail peu estimé, ne subsistent que quelques loisirs, et toute une problématique de la fatigue perpétuelle et du repos recherché. C’est comme si rien d’autre ne pouvait se construire. Toute idée d’entreprendre butte inexorablement sur une seule et même pierre: ce travail besogne qui prend de plus en plus en plus de place au fur et à mesure qu’on le déteste.

Nous croisons ainsi des jeunes en service civique, qui se mettent à accuser de tout, leur temps de service. C’est pourtant la seule chose qui change dans leur vie, qui leur apporte enfin une ouverture, après tant de répétitions et d’enfermement. N’importe cela est trop; voici que le vide qui les entourait leur paraît d’un seul coup plein et désirable, juste parce qu’ils sont occupés à autre chose. L’envie est trop forte d’abandonner ce petit service qu’on a entrepris pour attendre une illusion sans espoir.

Nous avons trouvé chez de nombreux enfants, confrontés à la précarité, un tel besoin de s’attacher de toutes ses forces à des rêves à la fois communs, fortement produits et entretenus par les médias, et stériles (dans le sens où ils ne permettent aucune application même partielle dans la réalité). Parmi tous ces enfants et au mépris de leurs vraies valeurs et originalités, ils se pensent avec acharnement, stars de foot, auto-entrepreneurs à succès, chanteuses et de danseuses. Peu importe qu’ils en viennent finalement à ne jamais vraiment jouer, chanter et danser ou rien entreprendre, dans la vie de tous les jours. Cette idée courte, cet idéal sériel, générique et imposé leur impose de se réserver, et de préserver une illusion dont ils ne sont pas les auteurs.

Quand la réalité devient trop dure à vivre, on fuit dans l’idéalisme

Cette incapacité à se compromettre dans une quelconque action et accepter qu’elle nous change, nous transforme , qu’elle nous mène quelque part , renvoie bien entendu à une question philosophique fondamentale, liée à l’idéalisme. Le refus de prendre en compte la réalité, la matière et le quotidien se soutient d’un posture idéaliste de recherche de pureté qui enferme celui qui s’y livre dans une tour d’ivoire et un rêve inatteignables.

la « Scolastique »

Mais nous avons également appris à reconnaître dans cette tendance l’héritage de notre éducation , l’influence de nos institutions. N’est ce pas à l’Ecole en premier lieu que nous avons découvert comment une institution erronée peut détruire ce qu’elle prétend apporter? Nous avons trop croisé d’enfants qui n’avaient pas le temps d’apprendre, de découvrir de s’engager , à cause de l’école; plus tard nous avons rencontré tellement d’étudiants qui n’avaient pas le temps de lire, de découvrir un film, de risquer une rencontre , à cause de ce qu’ils ressentaient des exigences de leur formation.

Nous avons créé des institutions qui découragent de faire lire et d’écrire , à force de vouloir l’enseigner.Cela est fort ancien , mais nous n’en sommes pas restés là ; nous avons pensé de multiples formes de rééducation, de projets et parcours obligatoires qui renforcent encore cet effet pervers chez ceux qui en ont déjà le plus souffert.

C’est ce que Freinet appelait « la Scolastique »; cette acceptation pour ne rien apprendre vraiment, puisqu’on fait sans arrêt semblant d’étudier. Cette occupation du temps, de tout le temps possible, au sens militaire du verbe occuper, pour que justement rien ne se passe, que rien n’arrive, que rien ne change jamais.

Au delà, ce dont il s’agit c’est bien la question du travail. Le travail par définition devrait être lieu de transformation de soi et de la réalité. Il devrait être prise en compte et modification de la matière, de ce qui résiste , de ce contre quoi on butte. Dans le travail, on devrait s’engager , se faire autant que faire, se construire autant que construire. Le travail socialise et devrait nous révéler le sens et l’importance du collectif au lieu de favoriser la fuite dans l’individualisme.

Une vision erronée du travail

Mais nous sommes prisonniers d’une vision erronée du travail. Un travail punition, qui nous réduit et nous aliène. Un travail qui entraîne sans cesse la répétition de ses avatars: les loisirs et le chômage.

Dans le salariat, le travail est vécu comme une perte de temps, une aliénation; les loisirs sont ressentis comme une fuite nécessaire autant que stérile, puisqu’à la fin des vacances, il faut tout recommencer et attendre leur retour; le chômage enfin est perçu comme la négation même de la valeur de tout travail dès lors qu’on n’est plus payé pour en faire aucun.

C’est cette vision là du travail « salarial » qui est en crise aujourd’hui, qui devient monstrueuse et qui aboutit à une forme d’impuissance généralisée face à une réalité qu’on ne contrôle plus et sur laquelle on n’aurait dès lors plus aucun pouvoir d’agir.

C’est cette vision dégradée par deux générations de précarité au dessus de leur tête, qui enferme les enfants et jeunes précaires dans une vie d’attente vaine et de répétition des mêmes séquences.

Cette exclusion de ce que le vrai travail suppose comme engagement dans la vie , ne concerne pas que l’emploi. Celui qui a été coupé de toute idée, de toute valeur du travail, n’arrive pas à s’engager davantage dans une passion quelconque, dans une relation amoureuse, dans une vie familiale, ou dans un mouvement politique. Là encore, il reste à la lisière de sa vie.

Tout engagement est un travail ; tout travail est engagement

Il faut une pédagogie du Travail pour comprendre ce qu’est le Travail comme l’Engagement. Il faut d’autant plus une pédagogie de ce type que le Monde, que le milieu social ne peut plus l’enseigner.

Nous vivons en effet dans un environnement où on nous apprend la vanité où on nous détourne de tout travail. Où plus rien, nous dit-on, ne peut plus transformer une réalité qui dès lors nous échappe, sans que nous y puissions rien. Un environnement dans lequel nous baignons et où, nous dit-on, plus rien ne saurait se produire, ou changer , ni en politique, ni en économie, ni dans le Social. Il faut une pédagogie de la réalité, du travail et de la transformation sociale.

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Laurent Ott, Centre Social / Espace Vie sociale Intermèdes-Robinson Chilly Longjumeau et Nord Essonne Site, blog et bien plus encore : http://www.intermedes-robinson.org

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