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Pédagogie critique frontalière

– Enseigner dans des zones urbaines socialement et ethniquement ségréguées –

La notion de frontière (ou « borderland ») (1) est une notion centrale du féminisme chicana introduit par Gloria Anzaldua (1942-2004). Le terme chicano/chicana désigne une population d’origine mexicaine vivant dans le sud des Etats-Unis. La notion de « pensée frontalière » a fait l’objet d’importants développements de la part en particulier d’auteurs décoloniaux latino-américains enseignants aux Etats-Unis : comme Walter Mignolo (2) ou encore Maria Lugones (3)…

La pédagogie critique chicana constitue un sous-courant de la pédagogie critique influencé à la fois par les pédagogues critiques, les études chicanas, et en particulier le féminisme chicana. La notion de frontière a été également théorisée spécifiquement par des pédagogues critiques, en particulier, Henry Giroux (4). Jugée séditieuse, la pédagogie critique chicana a fait l’objet en particulier d’une attaque des milieux conservateurs dans l’État d’Arizona qui ont interdit toute référence aux études ethniques et à l’oeuvre de Paulo Freire dans les écoles publiques de cet Etat.

L’objectif de ce texte est de mettre en valeur les apports d’une pédagogie critique féministe d’inspiration chicana pour un enseignement dans les zones urbaines socialement et ethniquement ségréguées. C’est ce que l’on appellera une pédagogie critique frontalière.

I) Perspectives frontalières en pédagogie anti-raciste

La notion de « frontière » dans le féminisme chicana est une notion riche qui permet de penser des situations diverses, mais qui partagent le point commun de se situer à la limite de plusieurs positions sociales. Une position frontalière peut consister à être à la limite entre plusieurs oppressions (position frontalière intersectionnelle) comme les femmes racisées ou elle peut consister à occuper une position ambivalente dans les rapports sociaux (positions frontalière ambivalente) comme les personnes queer.

a) Le féminisme du Tiers monde : franchir les frontières – de la périphérie au centre –

Une des difficulté que rencontre la pensée anti-raciste peut consister dans le fait de penser ses concepts à partir d’un groupe racialisé spécifique sans tenir compte des autres situations de racisation ou d’ethnicisation. Ainsi, la « théorie critique de la race » aux Etats-Unis a élaboré les notions de « blanchité » ou encore d’ « intersectionnalité » à partir d’un clivage racial entre noirs et blancs. Il en va de même en ce qui concerne le black feminism ou l’afro-feminisme par exemple.

La particularité de la réflexion féministe chicana ou plus généralement latina aux Etats-Unis est d’être liée à une immigration qui met en jeu plusieurs groupes raciaux : afro-descendants, indigènes, blancs, métis… Ainsi, dans le recensement aux Etats-Unis, les « latinos », désignés sous le terme « d’hispaniques » n’apparaissent pas comme une race, mais comme une ethnie, notion culturelle, mais dont les membres peuvent ensuite être subdivisés en plusieurs groupes raciaux : blancs, noirs, bi- ou multi-raciaux…

La question de la minorité hispanique aux Etats-Unis amène à penser la question raciale en lien avec la question migratoire et le franchissement des frontières liées à l’expérience de la migration. En effet, en Amérique latine, les personnes perçues comme « blanches » possèdent une situation socialement plus favorable que celles perçues comme « noires » ou comme « indigènes ». Mais l’expérience migratoire des pays du sud vers le nord conduit à reconfigurer les rapports sociaux de racisation. En effet, aux Etats-Unis, un blanc latino-américain se retrouve racialisé par rapport à un WASP. Une expérience de migration peut consister dans un double franchissement de frontière : celle de la racialisation et celle du franchissement des frontières de classe sociale (déclassement social ou ascension sociale).

Les féministes du Tiers monde au sein du féminism of color ont été ainsi amené à re-théoriser des solidarités en lien avec l’expérience de racialsation liée à la migration d’un pays de la périphérie économique vers un pays du centre économique. C’est ce que traduit l’ouvrage collectif coordonné par Cherrie Moraga et Gloria Anzaldua, This Bridge Called My Back (5). L’ouvrage rassemble des contributions de femmes appartenant à des minorités de diverses origines migratoires et/ou couleurs : chicanas, afro-descendantes latino-américaines, blanches latino-américaines, asiatiques, africaines américaines… On trouve ainsi dans l’ouvrage outre les contributions de Cherrie Moraga ou de Gloria Anzladua, des textes d’Audre Lorde ou du Combahee River.

b) La semi-périphérie du système monde capitaliste : une situation frontalière

La notion de situation frontalière a été également utilisée par le penseur décolonial portugais, Boaventura de Sousa Santos pour parler du Portugal. De Sousa Santos considère le Portugal, dans la lignée de Lénine et de la géographie marxiste de la dépendance d’Immanuel Wallerstein, comme un pays de la semi-périphérie (6) dont les caractéristiques économiques le situe entre les pays du sud global et les pays du nord.

En effet, dans Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine écrit : « Le Portugal nous offre l’exemple d’une forme quelque peu différente, associée à l’indépendance politique, de la dépendance financière et diplomatique. Le Portugal est un Etat souverain, indépendant, mais il est en fait, depuis plus de deux cents ans, depuis la guerre de la Succession d’Espagne (1701-1714), sous protectorat britannique. L’Angleterre a défendu le Portugal et ses possessions coloniales pour fortifier ses propres positions dans la lutte contre ses adversaires, l’Espagne et la France. Elle a reçu, en échange, des avantages commerciaux, des privilèges pour ses exportations de marchandises et surtout de capitaux vers le Portugal et ses colonies, le droit d’user des ports et des îles du Portugal, de ses câbles télégraphiques, etc., etc.  De tels rapports ont toujours existé entre petits et grands Etats, mais à l’époque de l’impérialisme capitaliste, ils deviennent un système général, ils font partie intégrante de l’ensemble des rapports régissant le “partage du monde”, ils forment les maillons de la chaîne des opérations du capital financier mondial » (7). 

Le caractère semi-périphérique du Portugal s’expliquerait par le fait qu’à partir du XVIIe siècle tout en étant une métropole coloniale, ce pays fait également l’objet d’un rapport de subordination colonial relativement à l’empire Britannique (8). Cette situation a fait l’objet d’une réception dans l’analyse post-coloniale du roman de Charlotte Bronté, Jane Eyre. En effet, un des rebondissement de l’ouvrage tient au fait que l’héroïne hérite d’un riche oncle marchand à Madère (9).

Dans la continuité de ces analyses et de l’effet de la crise de 2008 sur les pays de l’Europe du Sud, Boaventura de Sousa Santos théorise le statut spécifique des pays du Sud et de l’Est de l’Europe au sein de l’Union Européenne (10). On peut voir dans les controverses autour du dumping social concernant les travailleurs détachés une illustration des migrations liées aux inégalités économiques internes à l’Union Européenne.

c) Les banlieues des métropoles françaises comme zones de contact

Les zones urbaines ethniquement et socialement ségréguées – espaces de diversité culturelle, mais d’absence de mixité sociale-, peuvent être appréhendées à travers la notion de « zone de contact ». Cette notion introduite par Mary Louise Pratt désigne : «  des espaces sociaux où les cultures se rencontrent, s’affrontent et s’attaquent les unes les autres, souvent dans des contextes de relations de pouvoir très asymétriques ».

La pédagogie interculturelle classique tend à proposer un dialogue entre des cultures réifiées et simplifiées auxquels les individus risquent de se trouver assigné malgré eux. Néanmoins il est difficile de penser la questions culturelle dans une banlieue d’une grande métropole postindustrielle, comme la question de la préservation de la culture d’une population autochtone. Par exemple, en Amérique latine, la pédagogie critique interculturelle de Catherine Walsh ou pédagogie décoloniale se propose de participer à la lutte pour la reconnaissance des cultures indigènes.

Or les banlieues des grandes métropoles sont des espaces où se côtoient des pratiques issues de différents espaces géographiques et migratoires, des formes de contre-cultures urbaines, de la culture des masses médias, des éléments de cultures scolaires… Ce sont des espaces frontaliers où se métissent différentes identités ethno-raciales d’une manière qui n’est pas stabilisée. Il est donc difficile d’aborder les pratiques culturelles en pédagogie comme des identités culturelles réifiées.

En France, on tend à penser que ce qui fait obstacle à la prise en compte d’une pédagogie anti-raciste tient de l’Universalisme Républicain. Mais les idéologies qui peuvent s’opposer à une perspective anti-raciste politique peuvent varier en fonction des pays. Au Brésil, c’est la démocratie raciale, l’idée que toute la population est métissée et qu’il n’est donc pas possible de distinguer réellement qui est blanc ou noir. Néanmoins, les statistiques ethniques dans ce pays montrent que les personnes perçues comme noires sont l’objet d’inégalités sociales que ne connaissent pas les personnes plus claires de peau.

De fait, une pédagogie critique frontalière n’est pas une pédagogie qui vante de manière superficielle les bienfaits du métissage et de la diversité culturelle. Il s’agit plutôt d’une pédagogie, qui comme le féminisme du Tiers-Monde, intègre les situations complexes que créent les trajectoires d’immigrations et de métissage ethno-racial dans une économie capitaliste mondialisée.

Une classe dans une école de banlieue populaire française peut contenir des élèves provenant de différents zones migratoires : Maghreb, Afrique sub saharienne, Asie du sud-est, Turquie, Portugal, Roms d’Europe centrale… Ces familles et leurs élèves proviennent de milieux sociaux et de zones migratoires qui sont ainsi diverses. L’ancienneté de la migration et le rapport à la société française peut également divers. Il n’est donc pas possible de défendre comme par exemple c’est le cas dans les zones urbaines américaine où sont concentrés des minorités africaines-américaines, une pédagogie culturellement pertinente, à savoir une pédagogie en phase avec une minorité spécifique.

Il est nécessaire de penser une pédagogie critique frontalière qui soit adapté aux zones de contact.

d) Les pratiques d’écriture en pédagogie critique dans les zones de contact

Les pédagogues critiques Ira Shor et Caroline Péri (11) ont repris la théorie de Mary Louise Pratt sur les zones de contact pour l’adapter au travail d’écriture en pédagogie critique :

« Pratt a proposé des arts rhétoriques pour une pédagogie critique permettant une résistance à la culture dominante, y compris par des alternatives utiles pour limiter le discours d’élite dans les classes d’écriture. Ces deux alternatives pour la production de textes offrent des alternatives à l’assimilation aveugle du discours académique :
 
– L’auto-ethnographie : un texte dans lequel les gens s’engagent à se décrire d’une manière qui se délivre des représentations que les autres ont produit d’eux.
 
– Transculturation : les processus par lesquels les membres des groupes subalternes ou marginaux sélectionnent et inventent à partir de matériaux transmis par une culture dominante ou métropolitaine… Alors que les peuples subalternes généralement ne contrôlent pas ce qui émane de la culture dominante, ils déterminent ce qui est absorbé dans leurs propres cultures et ce qui leur sert.
 
Ces pratiques lettrées demandent aux élèves de prendre des postures critiques envers leur propre langue, ainsi qu’envers les discours scolaires dominants et la société, tels que les médias dominants. En outre, à partir de la théorie de la zone de contact de Pratt, nous pouvons extraire et résumer les conseils plus pédagogiques pour interroger les relations de pouvoir et encourager la littératie critique :
 
1 . Structurer la salle de classe autour de « maisons sûres » (des focus group au sein de la classe où les groupes marginalisés peuvent développer leurs positions).
 
2. Proposer des exercices de narration orale ou écrite permettant d’identifier les idées, les intérêts et les attitudes de ceux qui sont « altérisés »
 
3. Accorder une attention particulière aux pratiques de parodie, de comparaison et de critique permettant de renforcer les capacités des élèves à parler de leur immersion dans les produits lettrés de la culture dominante.
 
4. Explorer les aspects supprimés de l’histoire (ce que Foucault appelle les récits « non-qualifiés » concernant la résistance populaire disqualifiée)
 
5. Définir des règles de base pour la communication entre les différences et au milieu des hiérarchies sociale existantes
 
6. Étudier de manière systématique les médiations culturelles c’est-à-dire comment le matériel culturel est produit, distribué et utilisé.
 
Enfin Pratt a énuméré d’autres arts critiques de la zone de contact qui pourraient encourager une rhétorique de la résistance : faire des dialogues imaginaires (pour développer la capacité des étudiants à créer des subjectivités dans l’histoire), l’écriture dans plusieurs dialectes ou idiomes (pour éviter de privilégier une forme dominante) et aborder divers publics avec un discours de résistance (inviter les élèves à imaginer qu’ils parlent aux groupes). […] En général, la théorie de la zone de contact recoupe l’alphabétisation critique défini ailleurs comme les habitudes de pensée, de lecture, d’écriture et de parole qui dévoilent ce qu’il y a au-delà de la surface, des apparences, des mythes dominants, des déclarations officielles, des clichés traditionnels, des idées reçues, des simples opinions pour en comprendre le sens profond, les causes profondes, le contexte social, l’idéologie et les conséquences personnelles de toute action, événement, objet, processus, organisation, expérience, texte, sujet, politique, médias ou discours. »

II- Perspectives frontalières pour une pédagogie féministe et queer

La notion de situation frontalière, chez Gloria Anzaldua, ne concerne pas uniquement les questions ethno-raciales, il s’agit également d’une notion qui concerne le genre. Gloria Anzaldua peut être en effet considérée comme une precurseuse des études queer s’intéressant aux sexualités minoritaires.

a) Les positions et assignations sociales frontalières de sexe et de genre

Auteure féministe et lesbienne, Gloria Anzaldua met en lumière la position frontalière qu’occupe les personnes queer : « En tant que lesbienne, je n’ai pas de peuple, mon propre peuple m’a renié ; mais j’appartiens à tous les peuples car ce qu’il y a de queer en moi existe dans tous les peuples (…) Suprêmes franchisseur-e-s de cultures, les homosexuel-le-s ont des liens forts avec les queers blanc-he-s, Noir-e-s, Asiatiques, Native American (Indien-ne-s de l’Amérique du Nord), Latinas et Latinos, ainsi qu’avec les queers en Italie, en Australie et sur le reste de la planète. Nous sommes de toutes les couleurs, de toutes les classes, de tous les peuples et de toutes les époques. Notre rôle est de relier les personnes les unes avec les autres —les Noir-e-s avec les Juives et les Juifs, avec les Indien-ne-s, avec les Asiatiques, avec les blanc-he-s, avec les extraterrestres ».

En tant que personne queer of color, Gloria Anzaldua adopte une position qui la distingue des conceptions qui font de l’homosexualité un concept occidental. Au contraire des mouvements anti-racistes qui mettent en avant les solidarités communautaires, les femmes ou les personnes queer font l’expérience que les premières violences qu’elle peuvent subir sont celles qui ont lieu dans la famille proche ou élargie, et cela quelque soit la communauté d’origine. De fait, le féminisme de la frontière ne peut se limiter à prendre en compte les questions ethno-raciales, il est un féminisme intersectionnel qui croise à minima les positions sociales ethno-raciales et de sexe et de genre.

Le terme « queer » est à l’origine une insulte qui veut dire « bizarre », « étrange ». Il renvoie à la stigmatisation qu’impose la norme de la division sexuée de genre. Sont ainsi stigmatisés les personnes qui sortent de la norme de la contrainte à l’hétérosexualité qui ne seraient pas de ce fait véritablement des hommes ou des femmes. Monique Wittig, dans La pensée straigth, affirme que les lesbiennes « ne sont pas des femmes » de par leur refus de l’hétérosexualité qui les font échapper à une partie des contraintes liées au régime politique de l’hétérosexualité.

Ces personnes, qui sont entre les frontières de la division sexuée, ne sont pas seulement les personnes qui ont une orientation sexuelle minoritaire, ce sont également les personnes qui ont une expression de genre non-binaire, jugée pas assez masculine ou féminine par exemple. Ce sont également les trans-identités qui tentent de franchir les frontières binaires des sexes sociaux visant soit une transition vers l’inconnu (FtoX ou MtoX), soit à l’inverse un passing parfait.

b) L’ambivalence de genre du monde scolaire

L’espace scolaire est un univers ambivalent du point de vue de son rapport aux genres. En effet, l’espace scolaire repose sur une division sexuée des savoirs comme l’a montré Nicole Mosconi : d’un côté certaines matières sont considérées comme masculine – les mathématiques, les sciences, les matières techniques et industrielles -, d’un autre côté, certaines matières sont perçues comme féminines – les lettres et les langues vivantes en particulier.

De fait, la réussite scolaire repose sur une socialisation de genre ambivalente : les meilleurs élèves sont ceux qui sont le plus capables d’exceller dans des matières considérées à la fois comme masculine et féminine avec l’ambiguïté néanmoins que la maîtrise de la langue française est la compétence la plus fondamentale, mais que la sélection de l’excellence s’effectue par les mathématiques.

Les travaux de Pierrette Bouchard et Jean-Claude Saint-Amand au Quebec ont montré que plus les élèves ont des résultats scolaires faibles, plus ils adhèrent aux stéréotypes de sexe. Les garçons, en particulier de milieux populaires, sont ceux qui montrent l’attachement le plus fort aux stéréotypes de sexe. Cela est à mettre en lien avec le fait que filles sont davantage autorisées socialement à s’identifier au masculin et à aimer des activités masculines. C’est ce que confirme une étude de Yoan Mieyaa et Véronique Rouyer qui montre que par exemple les filles de grande section de maternelle affirment également aimer des activités de garçons, mais l’inverse n’est pas le cas.

Ainsi, il est possible de mettre en avant que les stéréotypes de la masculinité hégémonique chez les garçons constitue un obstacle à leur réussite scolaire. On peut donc supposer qu’une lutte contre les stéréotypes de genre visant à déconstruire auprès des garçons les stéréotypes de la masculinité hégémonique, pour par exemple favoriser une masculinité positive, peut avoir un effet positif sur la réussite scolaire des élèves garçons de milieu populaire, en particulier d’origine immigrés. En effet, l’étude Trajectoires et Origines a mis en avant que l’écart de réussite scolaire entre les filles et les garçons est très fortement marquée dans les classes populaires immigrés en particulier dans l’immigration portugaise, maghrébine et d’Afrique Sub-saharienne.

c) Une pédagogie queer de déconstruction des stéréotypes de genre

Dans un mémoire de Master consacré aux stéréotypes de sexe dans les dessins animés et les jeux videos, Gaelle Barouillet (12) fait l’hypothèse que les stéréotypes de genre sont un obstacle à la réussite scolaire des garçons et que leur déconstruction peut avoir un impact positif sur cela.

A cette fin, elle a mis en place une expérience basée sur une performance queer à partir d’un jeu video. Ayant constaté que dans sa classe de maternelle de nombreuses filles, mais aucun garçons, avaient pour habitude, durant leurs loisirs, de jouer à un jeu video qui consiste à habiller une princesse, elle propose aux garçons de jouer également à ce jeu.

Les jeux video occupent une place importante dans la sociabilité des filles et des garçons. Or comme l’a montré Sébastien Genevo, les jeux videos reposent essentiellement sur deux types : les jeux de gestion capitalistes et les jeux militaro-virilistes. L’univers des jeux videos contribue ainsi à véhiculer des stéréotypes sexistes et une idéologies viriliste et capitaliste.

Il est possible néanmoins d’essayer d’utiliser les jeux videos pour permettre à des jeunes – enfants ou adolescents – d’incarner des personnages qui échappent aux assignations de genre dominantes, de leur faire construire des avatars dont l’identité de genre est plus frontalière et moins stéréotypée pour les aider à sortir des assignations normées de la société de consommation qui reproduit fortement pour des raisons commerciales les stéréotypes de genre dans la publicité et les magasins de jouets.

III- Perspectives frontalières pour une pédagogie de classe sociale

La question de la réussite scolaire dans une pédagogie de classe populaire donne souvent lieu à des tensions entre deux conceptions : une conception de la démocratisation scolaire qui si elle arrivait à se réaliser réellement conduirait à produire des transfuges de classe mais sans remettre en question la hiérarchie sociale et une éducation populaire qui critique toute position visant à valoriser la réussite scolaire comme conduisant à une trahison de classe.

Une perspective frontalière sur la question de la pédagogie de classe sociale conduit à remettre en question cette alternative en abordant la question de la réussite scolaire des enfants des milieux populaires sous un angle différent.

a) Franchir les frontières de classe sociale

Dans le féminisme chicana de Gloria Anzladua, la classe sociale est également abordée sous l’angle de la frontière qui a été franchie par l’acculturation qui a été produite par la mobilité sociale en terme de capital culturel scolaire acquis. Ce capital culturel creuse une différence de destin social  : « Ça a été une mauvaise année pour le maïs », dit mon frère Nune. Pendant qu’il parle, je me souviens de mon père scrutant le ciel à la recherche de la pluie qui mettrait fin à la sécheresse, levant le regard vers le ciel, jour après jour, pendant que le maïs se dessèche sur sa tige. Mon père est mort depuis vingt-neuf ans, mort d’avoir tant travaillé. L’espérance de vie d’un travailleur mexicain est de cinquante-six ans —il a vécu jusqu’à l’âge de trente-huit. Ca me choque d’être plus vieille que lui. » Cette prise de conscience est celle de l’écart entre la femme qu’elle est devenue, une intellectuelle essayiste et poétesse, et son origine sociale de classe.

La métaphore de la frontière est courante pour parler des classes sociales : «les frontières de classe ». Paul Pasquali, dans Passer les frontières sociales (13), a ainsi mené une enquête sur des élèves de milieux populaires qui intégraient des classes préparatoires aux grandes écoles.

La même années, dans Les transclasses, la philosophe Chantal Jacquet (14) s’intéresse aux cas de mobilité sociale ascendante que Bourdieu qualifiaient de « miracle social », à savoir les exceptions statistiques. Dans son ouvrage, elle montre les parallèles qui peuvent exister avec d’autres formes de passing comme le passsing racial ou de sexe.

Mais, ce franchissement de frontières sociales, Gloria Anzaldua ne le théorise pas sous l’angle de la trahison de classe, mais sous l’angle de l’alliance : « Beaucoup d’entre nous pensent que d’abord et avant tout, les blanc-he-s devraient aider d’autres blanc-he-s à se débarrasser de leur peur et de leur haine raciste. En ce qui me concerne, très personnellement, je choisis d’utiliser une partie de mon énergie pour servir de médiatrice. Je pense qu’il est nécessaire de permettre à des blanc-he-s d’être nos allié-e-s. »  Gloria Anzaldua ne perçoit pas sa situation, d’intellectuelle, comme une trahison de classe, mais comme une position sociale qui lui permet de favoriser des alliances entre les personnes qui sont socialement opprimées et d’autres personnes qui prennent conscience de leur privilèges sociaux. En effet, ces alliances et ces coalitions sont nécessaires dans une perspective qui est celle du féminisme chicana, à savoir de femmes queer immigrés de classes populaires. En effet, un homme immigré prolétaire peut exercer des formes d’oppression sur des femmes ou des minorités sexuelles. Mais une femme bourgeoise ou un gay issu d’un milieu bourgeois doit prendre conscience de son privilège de classe pour que les alliances soient possibles.

Celui ou celle qui franchit les frontières de classe se situe à la frontière entre deux expériences sociales : une socialisation primaire dans les classes populaires et une socialisation secondaire dans les classes supérieures. Cette position sociale peut être d’autant plus ambivalente que les discriminations liées à la situation d’être une femme et/ou une personne racisée peut conduire à des discriminations qui produisent une déconnexion entre le capital culturel scolaire et universitaire et la position sociale occupée dans le marché de l’emploi. Cette position sociale ambivalente et dissonante est susceptible de favoriser une conscience sociale critique et de favoriser des alliances entre personnes socialement discriminées du fait de leur position de classe, de sexe et ethno-raciale.

b) Frontières pédagogiques : cultures savantes, cultures populaires de masse et contre-culture

Bourdieu avait décrit la culture considérée comme légitime par le système scolaire comme la culture des classes sociales dominantes. De ce fait, les classes populaires n’avaient pas réellement une culture propre, mais surtout seule la culture des classes dominantes était considéré comme une culture légitime.

Dans La nouvelle école des élites, Shamus Khan montre que dans les high schools de l’élite sociale américaine, les élèves apprennent à être des omnivores culturels. De ce fait, l’élite sociale ne se caractérise plus par un goût qui lui fait dédaigner les productions culturelles de masse, mais par sa capacité à pouvoir s’approprier les productions culturelles de masse comme les productions savantes de la culture classique européenne.

Les pédagogues critiques entretiennent un rapport aux productions de médias de masse qui est ambivalente. Pour partie, ils sont influencés par l’école de Francfort qui a développé un discours critique relativement aux industries culturelles. Mais, les pédagogues critique ont également intégré les apports des cultural studies qui traitent les productions culturelles de médias de masse comme des objets d’étude savante.

La pédagogie critique du hip hop illustre cela.

Ainsi  « Le hip hop peut être un pont entre les rues et le milieu universitaire (…) Le travail de Morrell & Duncan-Andrade a révélé qu’il était important que l’enseignant mette la musique hip-hop en lien avec d’autres périodes historiques et des poèmes afin que les élèves puissent utiliser le genre de poésie qu’ils connaissaient pour examiner d’autres œuvres littéraires  » (15). Il s’agit dans ce cas d’établir des ponts entre une forme de contre-culture populaire et des formes de cultures savantes académisées.

Le hip-hop peut être également utilisé comme support dans le cadre d’une littératie critique dans les zones de contacts en constituant une mise en forme de contre-narrations :

« La pédagogie du hip-hop critique peut être utilisée comme un outil éducatif pour cultiver la conscience critique à travers le développement de contre-narrations pour la jeunesse urbaine de couleur. Grâce à l’élaboration d’un « programme contre-hégémonique axé sur la culture et la résistance des jeunes, l’identité raciale et la reproduction sociale, et les contre-récits, les étudiants de couleur sont en mesure de fournir des explications alternatives de l’inégalité scolaire et de gagner simultanément une perspective critique de leur monde »(Akom, 2009, p. 55). C’est pour aider les étudiants à devenir ce que Gramsci appelle «les intellectuels organiques (Gramsci, 1971) » dans un effort pour créer un changement positif dans leurs communautés » (15)

L’usage qui est fait de la figure de l’intellectuel organique de Gramsci dans le cadre de la pédagogie critique vise à aider à produire une figure d’intellectuel critique issue des classes populaires immigrées.

Cela suppose de développer une lecture critique de cette forme culturelle qu’est le hip hop en apprenant à distinguer les formes de production qui véhiculent un contre-discours émancipateur et celles qui reproduisent des rapports sociaux et des oppressions :

« La pédagogie critique du Hip Hop peut être utilisée pour projeter transformer un objectif critique sur la musique hip hop en se servant de ce média populaire qui doit également être discuté, interrogé et critiqué. Ces projets pourraient examiner en particulier le consumérisme, l’homophobie, la misogynie, la violence et la glorification de la culture de la drogue présente dans le hip hop traditionnel. Toutes les formes de hip hop ne sont pas émancipatrices, révolutionnaires ou résistantes. Certaines sont exactement le contraire » (15)

De fait, cette littératie critique peut inviter les élèves à interroger les dessous de la logique de la production marchande des biens de consommation dans les industries culturelles capitalistes :

«  La chanson évoque des images de la façon dont l’industrie de l’enregistrement contrôle et manipule les artistes pour être vendus comme des marchandises au grand public souvent sans leur consentement. Cela a crée un dialogue à partir duquel les étudiants ont découvert que les images grandioses projetées dans ces vidéos de hip hop ne reflétaient pas les vies que vivent beaucoup d’artistes » (15)

Cet usage de la culture populaire de masse avec une lecture sous l’angle des rapports sociaux est une caractéristique de la pédagogie critique. Ainsi la pédagogue critique black feminist bell hooks a examiné dans un document visuel un ensemble de productions culturelles de masse sous l’angle des rapports sociaux de sexe, de racisation et de classe sociale (16). En effet, la pédagogie critique des médias consiste à développer la critique capacité des élèves à analyser les stéréotypes et les rapports sociaux dans les contenus des industries culturelles de masse.

Ainsi, on peut noter qu’il n’est pas étonnant que le rap franco-portugais ait été chercher des références dans le Rap Chicano. En effet, en s’identifiant au rap chicanos, les rappeurs issus de l’immigration portugaise pouvaient trouver une forme de production contre-culturelle dont l’expérience de migration pouvait entretenir des proximités avec les leurs : une migration économique d’un pays du sud, de langue latine, vers un pays situé au nord, revendication d’un attachement à une origine culturelle avec une hybridation avec la culture du pays de migration, une expérience d’emplois économiques subalternes….(17)

c) Pédagogie critique frontalière : le Monopoly des inégalités sociales (18)

Néanmoins une pédagogie critique frontalière ne doit pas se limiter à analyser le croisement des oppressions au niveau des dimensions culturelles, mais également conscientiser les élèves sur les réalités sociales matérielles.

Inégalités sociales économiques à la naissance, trajectoires scolaires, discrimination à l’embauche, ségrégation sur le marché du travail, plancher collant et plafond de verre… il est possible d’analyser comment l’école puis le marché du travail distribue les individus en fonction de leur classe sociale de naissance, de leur origine migratoire et de leur religion, de leur sexe, de leur sexualité, de leur situation de handicap… :
– Classes populaires : reproduction scolaire, faible mobilité sociale ascendante…
– Femmes : meilleure trajectoire scolaire, mais discriminée à l’embauche et inégalités salariales…
– Immigrations africaines : trajectoires scolaires courtes, discrimination à l’embauche, sur-chômage…
– Immigration portugaise : trajectoires scolaires courtes, ségrégation professionnelle dans les métiers du bâtiment et de l’aide à la personne…
– Minorités sexuelles : harcèlement scolaire, discriminations dans le monde professionnel…
– Personnes en situation de handicap : discriminations dans d’accès à l’école, discriminations à l’embauche, salaires inférieurs…

Il serait ainsi possible de construire un jeu social simulant les trajectoires sociales des individus en fonction de leur position la plus probable dans la société française au vue de sa position initiale de naissance.

Chaque personne est positionnée au sein des rapports sociaux en position socialement discriminée ou socialement privilégiée, ou parfois ambivalente. De ce fait, certaines personnes subissent des discriminations multiples (intersectionnalité). Dans les termes d’une pédagogie critique chicana, on pourrait dire qu’ils ou elles sont à la frontière de plusieurs discriminations. La pédagogie critique frontalière vise à développer une conscientisation dans l’objectif de favoriser une lutte contre les inégalités sociales et les discriminations par ceux et celles qui sont directement concernés par ces oppressions.

Conclusions :

Une pédagogie critique frontalière, inspirée du féminisme chicana, prend en compte l’imbrication des rapports sociaux de sexe, ethno-raciaux et de classe sociale. La pédagogie critique frontalière considère l’anti-racisme issue des flux de migrations comme le produit de zones de contact entre différentes histoires migratoires et la société dans laquelle vivent les immigrés et les descendants d’immigrés. Elle aborde la littératie critique à partir des rapports sociaux de domination entre différentes cultures : culture d’origine et culture du pays d’arrivé, cultures populaires et culture scolaire légitime…
Une pédagogie critique frontalière vient troubler les identités de genre, reposant sur une division sociale binaire des normes de genre. Elle cherche de ce point de vue à subvertir les frontières de genre.
Enfin, une pédagogie critique frontalière considère la réussite scolaire des groupes socialement discriminés, non pas comme permettant une ascension sociale, mais comme permettant la production de consciences frontalières susceptibles de pouvoir constituer des intellectuel-les organiques en capacité de constituer une alliance entre par exemple les classes populaires, immigrés ou d’origine française, et les classes moyennes intellectuelles précarisées d’origine française.
En effectuant une réflexion à partir de la notion de position frontalière, la pédagogie critique frontalière n’aborde pas ces trois dimensions séparément, mais tentent de penser la manière dont elles s’imbriquent simultanément dans les rapports sociaux.

Références :

(1) Voir : le chapitre traduit en français : Gloria Anzaldúa, « La conscience de la Mestiza. Vers une nouvelle conscience », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 18 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 23 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/cedref/679

Ou le livre en version originale : Gloria Anzaldua, Borderlands/La frontera, The New Mestiza. URL : https://actlab.us/trans/Borderlands%20reader.pdf

(2) Mignolo Walter, « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique », Mouvements, 2013/1 (n° 73), p. 181-190. DOI : 10.3917/mouv.073.0181. URL : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2013-1-page-181.htm

Ou le livre : Mignolo Walter, La désobéissance épistémique, Bruxelles, Peter Lang, 2015.

(3) Maria Lugones, Purity, Impurity, and Separation, Signs, Vol. 19, No. 2 (Winter, 1994), pp. 458-479. URL : http://www.iheal.univ-paris3.fr/sites/www.iheal.univ-paris3.fr/files/Lugones%20Purity%20Impurity.pdf

(4) Giroux Henry, Border Crossings – Cultural Workers and the Politics of Education -, New York, Routledge, 1992.

(5) Anzaldua Gloria et Moraga Cherrie, This Bridge Called My Back, Watertown, Persephone Press, 1981. URL :
https://monoskop.org/images/e/e2/Moraga_Cherrie_Anzaldual_Gloria_eds_This_Bridge_Called_My_Back_Writings_by_Radical_Women_of_Color-Kitchen_Table_Women_of_Color_Press.pdf

(6) Boaventura de Sousa Santos, « Estado e sociedad na semiperiferia do sistema mundial o caso português », Análise Social, vol. XXI (87-88-89), 1985-3.º-4.º-5.º, 869-901 . URL : http://ces.uc.pt/myces/UserFiles/livros/97_Estado%20e%20sociedade_Analise%20Social.pdf

(7) Lénine, Chapitre VI, D’impérialisme stade suprême du capitalisme. URL : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp6.htm

(8) De Sousa de Santos Boaventura, « Between Prospero and Caliban : Postcolonialism, and Inter-identity », Luso-Brazilian Review, XXXIX I1, 2002. URL : http://ces.uc.pt/myces/UserFiles/livros/72_Between%20Prospero%20and%20Caliban_LusoBrazilianReview2002.pdf

(9) Valint Alexandra, « Madeira and Jane Eyre’s colonial inheritance », Victorian Literature and Culture, Volume 45, Issue 2, June 2017, pp.321-330.

(10) De Sousa de Santos Boaventura, « Para uma nova visao da Europa : aprender com o Sul », Sociologias, Porto Alegre, ano 18,no 43, set/dez 2016, p. 24-56. URL : http://www.boaventuradesousasantos.pt/media/Nova%20Visão%20da%20Europa_Sociologias_2016.pdf

(11) « Introduction” to Critical Literacy in Action, edited by Ira Shor and Caroline Pari, Heinemann Press, 1999. Pour une traduction partielle de l’Introduction, voir :
https://iresmo.jimdo.com/2017/01/17/ira-shor-l-%C3%A9criture-critique/

(12) Barouillet Gaelle, « Developper l’esprit critique des élèves d’une classe de grande section de maternelle face aux stéréotypes de sexe véhiculés par les dessins animés et les jeux videos », Mémoire de Master MEEF, 2017. URL : https://sociophilo.jimdo.com/2016/10/09/exemples-de-mémoires-sur-l-éducation-critique-aux-médias-numériques/

(13) Pasquali Paul, Passer les frontières sociales, Paris, Fayard, 2014.

(14) Jacquet Chantal, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, PUF, 2014.

(15) Voir : « Critical Hip Hop Pedagogy », 2009. URL : http://civlrevolution.blogspot.fr/2009/04/struggles-that-beset-inner-city-youth.html

(16) Voir « Cultural Criticism and transformation » (2006) Part 1 et 2. URL : https://www.youtube.com/watch?v=KLMVqnyTo₀ et URL: https://www.youtube.com/watch?v=OQ-XVTzBMvQ&t=62s

(17) « L’influence du modèle du Rap chicano sur le rap franco-portugais » (2017). URL : https://iresmo.jimdo.com/2017/02/08/l-influence-du-modèle-du-rap-étasunien-chicano-sur-le-rap-franco-portugais/

(18) L’observatoire des inégalités a produit une video intitulé le Monopoly des inégalités sociales basé sur une version du jeu de société prenant en compte les inégalités sociales et les discriminations : https://www.youtube.com/watch?v=UiUKxOUNlRk

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