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Les Chroniques de Véronique Decker (3) : Bertrand

Bertrand fut mon premier élève « difficile », dans ma première classe à l’année. A l’époque les TED (troubles envahissants du développement) n’existaient pas encore, mais il y avait déjà des élèves ingérables. Bertrand n’obéissait à rien, ne se tenait à aucune tâche, ne respectait aucune règle. Il n’était sensible à aucune sanction, ne convoitait aucune récompense. Trente ans après, je me souviens encore de lui.

Il m’a obligée à réfléchir, à travailler avec l’enseignante de la classe d’à côté, à faire des réunions d’équipe, à rencontrer ses parents. J’ai appris la nécessaire humanité de la gestion des situations difficiles. Aujourd’hui, les procédures destinées à protéger l’institution en cas de jugement prennent le pas sur cette relation charnelle. Etendu de tout son long sur la moquette de la classe de grande section, Bertrand modulait un « uhuhuhuh » interminable. Lorsque j’en étais épuisée, je l’envoyais dans la classe d’en face. Les enfants avaient appris à l’enjamber, à s’en méfier (il pouvait se relever brusquement et frapper sans raison). A un moment, j’ai cru réussir à l’intéresser à quelque chose avec un petit circuit de voiture qui l’avait mobilisé un instant à faire « veveveveveve ». J’étais très fière de moi, lorsque Bertrand m’a appris la modestie pédagogique d’un coup en s’allongeant pour faire « uhuhuhuh ». Heureusement, à l’époque, les règles de pudeur étaient plus simples en maternelle, et nous avions dans l’école une pataugeoire intégrée dans la construction de l’école : une sorte de piscine de 50 centimètres de profondeur, de la taille d’une demi salle de classe. Les enfants se déshabillaient dans le préau, et nous remplissions les 30 cm d’eau qui permettaient à toute la classe de jouer en vidant le ballon d’eau chaude au mépris des besoins des agents pour faire la vaisselle…. L’eau permettait à Bertrand de se détendre un peu. C’était ma première classe, et j’avais aussi une petite fille hydrocéphale qui peinait à marcher, une enfant sourde (et je ne savais rien de la langue des signes, même pas qu’elle existait), un enfant japonais surdoué qui dessinait des hélicoptères en plan de coupe, ce « uhuhuhuhu » constant qui assourdissait la classe.

Évidemment, je n’arrivais pas vraiment à enseigner tout ce que j’aurai voulu enseigner, mais les enfants ont appris beaucoup de choses sur la diversité du vivant, l’hétérogénéité de l’humanité, le respect du à chacun.
Alors, depuis, chaque fois qu’une liste de revendications syndicales se plaint de « l’hétérogénéité », je crains la suite.

1 Comment

  1. ROMET Daniel

    Les Chroniques de Véronique Decker (3) : Bertrand
    Quel bonheur!
    Enfin, du charnel, de l’humain, du “non gérable”, de la vie quoi!
    Accepter, revendiquer que tout ne soit pas en coupe réglée!
    Merci pour ces chroniques. J’attends la suivante avec impatience!

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