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La pédagogie révolutionnaire décoloniale


Peter McLaren est une des grandes figures internationales de la pédagogie critique. Il en incarne un versant inscrit dans une tradition marxiste. Mais l’oeuvre de McLaren a évolué depuis les années 1980 par le dialogue qu’il a entretenu avec d’autres courants intellectuels : école de Francfort, post-structuralisme et aujourd’hui pensée décoloniale latino-américaine.

En 2012, il publie un entretien pour le site Internet d’analyse marxiste, Herramiente. Comme son interlocuteur le rappelle : la pédagogie critique qu’il appuie et pratique « défend le dissensus non-violent, le développement d’une philosophie de la praxis guidée par un humanisme marxiste, l’étude des mouvements et des pensées sociales révolutionnaires et la lutte pour la démocratie socialiste, qui est diamétralement opposée à l’actuelle démocratie néolibérale ». Dans l’extrait ci-dessous, il rappelle comment la pédagogie critique ne promeut pas seulement des pratiques de coopération, mais un ensemble plus larges de pratiques visant à lutter contre les inégalités sociales. Parmi celles-ci se trouve l’encapacitation des élèves en faisant d’eux des sociologues urbains qui effectuent une critique sociale de leur établissement scolaire.

« La pédagogie révolutionnaire décoloniale »
Extrait d’un entretien entre Sebastjan Leban et Peter McLaren, « La pédagogie critique révolutionnaire, le socialisme et les défis actuels ».

[La tension entre la multiplicité des identités et la totalisation capitaliste]

 « Le moment révolutionnaire » : j’aime l’expression. Je suppose qu’il y a autant de moments révolutionnaires qu’il y a d’éducateurs critiques. Permettez-moi d’achever la réponse en offrant quelques éléments de contextes théoriques. Dans un article récent, j’ai exprimé un dilemme et défi en disant s’il est vrai – comme le disent beaucoup de post-structuralistes – que nous sommes sémiologiquement situés dans des horizons herméneutiques, divisés en positions de race et de genre par des relations influencées par le pouvoir et amplifiées par celui-ci, avec des privilèges asymétriques, alignés géopolitiquement et classés socio-culturellement dans l’espace social, il est vrai également que le pouvoir totalisateur du capital a crée une matrice globale d’exploitation dans laquelle tous ces antagonismes se valorisent en lien avec la vente de la force de travail humain sur le marché mondial, où comme des serfs alimentés de force, aveuglés et mutilés en vue de la consommation de masse, les hommes et les femmes sont conduits à l’abattoir du capital et suspendus aux crochet de la pauvreté et de la dette. Avec cela, je ne veux pas dire qu’assurément, on n’arrêtera pas d’enquêter sur notre hétérogénéité ethnique et les temporalités hétérodoxes qui impulsent nos subjectivités. Je ne m’oppose pas à cela, ni aux questions relatives à la construction des identités frontalières qui échappent au linéament de l’episteme eurocentrique. Tout cela, c’est bon, on l’admet. Mais nous ne devons pas oublier que le pouvoir totalisateur du capital impose des contraintes où se forment les subjectivités. J’ai argumenté que cela peut être vu comme une forme de consentement contrôlé, rendu possible grâce à la production de l’amnésie sociale générée et appliquée par les moyens corporatifs et la psychologie profonde, que déguise les mécanismes de la propagande médiatique sous la forme d’un marché aux idées… où l’unique morceau gratuit que l’on peut obtenir se trouve dans une sourcière. La démocratie est devenue un synonyme de profit, qui impose un recul du pouvoir syndical et le travestissement généralisé du sens de la social-démocratie, non pas au moyen d’une dictature militaire, mais par un torrent sans fin de malédictions et d’imprécations contre les mouvements de gauche et les analyses marxistes qui analysent la totalité des relations sociales capitalistes et abordent les questions relatives à l’universalité. Nous sommes immergés dans une culture populaire directement saturée par un spectacle sans fin destiné à dévier l’attention des questions et des débats politiques substantiels et orienté vers une propagande cherchant à créer un silence complice relativement aux gâchis provoqués par l’expansionnisme des entreprises et de l’impérialisme. Au nom de la sacro-sainte consommation, les moyens de communication étatiques – impulsés par les turbines de la bassesse morale – non seulement ne résiste pas à la complète absorption de la sphère publique par la logique du capital, mais la promeuve activement. En d’autres termes, avec le prétexte d’attaquer l’aliénation produite dans le travail et de faire de nous des citoyens critiquement plus informés, les moyens de communications promeuvent activement la dite aliénation.

[Une pédagogie de lutte contre les inégalités]

Pour aborder ces problématiques et d’autres questions en lien, la pédagogie critique a besoin d’être renouvelée. Effectivement, elle besoin d’être mise face à face avec le moment révolutionnaire. Maintenant, il s’agit de s’intéresser au problème de la réaffirmation de l’action humaine et des formes d’organisation qui facilitent le développement humain et la praxis révolutionnaire. Les pédagogies progressistes (ou encore libérales de gauche) pour le moins ont fait du gâchis en subordonnant la praxis au règne des idées, de la théorie et du régime de l’episteme. Mais la pédagogie critique socialiste reconnaît le rôle fondamental de l’action politique publique, ce que nous appelons la « pédagogie publique ». C’est une pédagogie de la praxis révolutionnaire. Et ici, je voudrais argumenter en faveur d’une pédagogie anticapitaliste décolonisante. J’ai déjà parlé d’une pédagogie anti-capitaliste, maintenant permettez-moi d’expliquer ce que je veux dire avec de la pédagogie décolonisante. Une perspective pédagogique décolonisante appuie des initiatives progressistes comme la réduction de la taille des classes, la réduction de l’impact environnemental des établissements scolaires, d’en finir avec le school traking [système de division des élèves en groupes par niveau d’aptitude], la création d’écoles à échelle humaine dans les communautés ou aussi proches que possible, la coopération entre les écoles et les autorités locales pour redistribuer les ressources et participer au développement des politiques et des pratiques anti-racistes, anti-sexistes et anti-homophobes, et les politiques égalitaires destinées à aider à atteindre des résultats éducatifs plus égalitaires, indépendamment de la classe sociale, du genre, de la race, de l’orientation sexuelle ou de la situation de handicap, et un plan d’étude orienté vers la coopération socialiste et la justice écologique. Mais cela va plus loin encore que ces initiatives. La décolonisation de la pédagogie ne signifie pas seulement développer des stratégies de salle de classe conçues pour lutter contre les politiques et pratiques néolibérales, l’impérialisme et le militarisme, mais également se réfère à l’élaboration d’un langage critique avec lequel il est possible de contester fondamentalement la concentration du pouvoir étatique et des corporations, tant au niveau transnational que local. Cette pédagogie est orientée vers la compréhension de la société comme une totalité forgée dans ce qu’Anibal Quijano* appelle la « colonialité du pouvoir ». Les éducateurs décoloniaux doivent savoir que le concept de globalisation, à lui seul, est inadéquat pour comprendre l’impérialisme politique et économique, les guerres de conquête et les intérêts de l’empire. La décolonisation de la pédagogie reconnaît, qu’avec l’exercice de moyens néo-coloniaux d’exploitation d’autres pays (comme ce que les capitaux états-uniennes et d’autres ont fait avec la force de travail des populations locales en les mettant sur le marché mondial du travail), les moyens de communication et la culture en général, se constituent également des moyens pour assurer le consentement des majorités populaires vis à vis de la classe capitaliste transnationale qui cherche à consolider ses activités lucratives. Une importante prémisse pour l’exploitation économique est la subordination subjective des majorités populaires à travers l’éducation, le divertissement, la littérature et l’art. Ces stratégies de subordination peuvent se voir plus clairement avec une pédagogie décolonisatrice qui emploie des moyens critiques d’alphabétisation comme ceux que suggèrent des philosophes comme Doug Kellner.

[Devenir des sociologues radicaux de l’environnement scolaire]

Les pratiques pédagogiques décoloniales sont fondamentalement des activités, davantage qu’une contemplation de concept abstraits désignés pour porter atteinte à l’empire, en créant des connexions entre les sentiments subjectifs d’aliénation qu’éprouvent les étudiants et une compréhension de sa localisation objective dans la division sociale du travail. En d’autres termes, le projet décolonisateur implique une lutte historique concrète et pas une lutte pour une utopie abstraite. Elle implique de donner les opportunités aux étudiants pour apprendre certains des outils quantitatifs et qualitatifs basiques des sociologues et des activistes urbains, pour réaliser des analyses et des projets dans leurs propres quartiers et communautés, et dans les écoles elles-mêmes. Plus fondamentalement, la décolonisation de la pédagogie consiste en la création d’une identité historique par la compréhension des origines du système qui produit l’aliénation qu’éprouvent les étudiants. En aidant les étudiants à analyser comment les symptômes de leur aliénation sont en relation avec les conditions objectives des sociétés de classes, les enseignants contribuent à ouvrir une relation entre les étudiants et le présent historique. L’objectif général est de saper la relation sociale établie entre les classes, les individus et les groupes, ainsi que les systèmes étatiques sur-déterminés de significations jusqu’au point où il est possible de redéfinir ce que signifie être humain en dehors des restrictions répressives de l’État. Ce qui est en jeu ici, c’est quelque chose de plus que de suivre une méthodologie : c’est développer le caractère historique de l’être social. Par exemple, certains éducateurs radicaux comme Jeff Duncan-Andrade et Ernest Morrel sont en train d’apprendre aux élèves du secondaire à devenir des sociologues radicaux qui peuvent analyser leurs propres collèges comme des institutions de domination, de colonisation et de contrôle social. Ils appellent cette perspective, la « pédagogie du thug life », dans le genre du défunt artiste de hip hop, Tupac Shakur. Ici la pédagogie critique constitue les ciments d’une relation avec les autres personnes et le faire aide à continuer sa propre odyssée de lutte contre les obstacles de la peur, de l’ignorance et de l’insécurité. Tupac Shakur qui est mort à 25 ans avait l’habitude d’appeler la lutte juvénile contre l’oppression « les roses qui croissent depuis l’asphalte ». En accord avec Duncan-Andrade, « ils sont les uniques qui mettent en évidence le mal de la domination dans la société en maintenant vif le rêve d’une société meilleure croissant en dépit du froid, insensible et indifférent à l’ambiance du bitume ». Les étudiants d’Andrade créent des « block-umentaries » où les groupes d’étudiants organisés en quartiers documentent comment on utilise les outils historiques, sociologiques, psychologiques et éducatifs de l’oppression pour les maintenir soumis à eux et à leurs familles. On peut supposer, en faisant tout cela, qu’il est important également d’essayer d’imaginer ce que pourrait être dans la pratique, dans les rues, un projet post-capitaliste, comment cela se traduirait au niveau du système et de la structure, des appareils de l’État et dans le monde de la vie. Ce sont des défis que comme éducateurs nous devons affronter.

* Très important penseur décolonial latino-américain contemporain, la « colonialité du pouvoir » est un de ces concepts les plus importants. Voici à ce sujet l’article suivant de Quijano en français : URL https://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-111.htm

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