Dialogue entre Touraj, professeur d’histoire-géographie, et Irène, qui travaille sur la pédagogie critique, sur le rôle de l’enseignant.

Touraj : La notion de “rôle” est polysémique : lorsqu’il s’agit de celui des enseignant.e.s, on peut y placer tout et n’importe quoi. C’est tout d’abord un synonyme des mots “fonction” ou “attribution”. Officiellement, il est défini par le référentiel des compétences des métiers du professorat. Cela peut être redéfini selon les régimes politiques, des interprétations par chaque gouvernement, chaque direction d’établissement ou encore chaque enseignant.e.

Selon le Larousse, le rôle c’est aussi : “ce que doit dire et faire un acteur dans une pièce de théâtre, un film”. On peut penser l’enseignant.e comme acteur·rice·s sur une scène. C’est d’ailleurs un conseil qui m’a été donné à plusieurs reprises en année de stage par des collègues soucieux de m’aider à gérer mes classes. Il ne faut pas être soi-même, mais une version caricaturée qui peut mobiliser des éléments de sa vie personnelle de manière occasionnelle afin d’attirer l’attention des élèves. Cela implique-t-il qu’il est possible d’échapper à notre personnalité de base dans le cadre de notre fonction ? Par ailleurs, est-il possible d’être soi-même et d’être un.e  bon.ne enseignant.e ? Que faut-il pour qu’un.e enseignant.e se sente en sécurité pour procéder ainsi ?

Enfin, le rôle c’est “le genre d’action ou de comportement, à la place qu’on occupe”. L’enseignant.e représente l’institution scolaire, souvent bien au-delà de ses heures passées en classe devant les élèves. Selon Ivan Illich dans son ouvrage Une société sans école, les sociétés contemporaines conçoivent l’école comme le seul moyen légitime de s’éduquer et s’émanciper à long terme, idée reflétée par les politiques de scolarité obligatoire. On y réclame toute l’énergie et le temps des élèves, avec pour conséquence “de faire du maître tout à la fois un gardien, un prédicateur et un thérapeute” (chapitre 2).

Selon cette vision, l’enseignant.e est gardien.ne d’innombrables règles et assure les rituels du quotidien. De plus, en tant que censeur des moeurs, iel remplace les parents, Dieu et l’Etat et se charge d’enseigner un “bon comportement” aux élèves, leur rappelant leur condition d’enfant soumis aux adultes. Enfin, Illich explique que l’enseignant.e est dans un rôle de thérapeute qui s’autorise à émettre des jugements sur la vie personnelle des élèves et tenter de “guérir” l’ignorance ou le mal-être.

Il semblerait qu’il y ait souvent une dissonance cognitive entre le discours de l’enseignant.e, censé promouvoir liberté, esprit critique et dialogue et la pratique descendante de l’autorité enseignante, qui octroie un enseignement prédéfini imprégné d’une mythologie républicaine et d’impératifs politiques, sans forcément être remis en question. Je pense que cela fait partie de notre rôle d’enseignant.e de prendre conscience de cela, dans l’intérêt des élèves.

Ce modèle descendant limite la proximité entre les élèves et les adultes qui devraient, selon moi, constituer une communauté d’apprenants. Le vouvoiement et certains rituels de l’école française mettent en exergue cette distance. Je ne me suis jamais senti à l’aise à contrôler corps et esprits pour que l’écoute soit totale et obligatoire : “rangez-vous deux par deux et marchez en ligne droite, enlève ta casquette, dis-moi bonjour en me regardant dans les yeux, reste debout à ta place et attends que je te dise de t’asseoir, assieds-toi bien droit et tais-toi”. Ces pratiques, fruit d’un héritage historique, sont souvent reproduites par les enseignant.e.s. Elles sont d’autant plus fortes en milieu populaire où les enseignant.e.s peuvent ressentir le besoin d’inculquer le respect aux élèves pour qu’ils s’intègrent dans une société adulte qui a de nombreux codes préétablis.

Notre devoir d’enseignant.e, au-delà de la matière qu’on enseigne, des tâches administratives et d’un soutien à la classe et à ses individus, est de repérer et mettre en avant les qualités de chacun.e et de leur offrir certains outils qui pourraient les aider à devenir des adultes confiants, autonomes et épanouis. Chose difficile en faisant preuve d’une attitude directive et négative au quotidien (quelles qu’en soient les raisons, légitimes ou non).

En tant que gardien.ne.s de l’institution, dans quelle mesure est-il possible de redéfinir le rôle de l’enseignant.e individuellement et/ou collectivement ? Est-il possible qu’un.e enseignant.e ne s’immisce pas dans les mœurs et fonctionnements psychiques ou familiaux des un.e.s et des autres tout en exerçant sa fonction universaliste du mieux possible et avec dignité ?

Irène : Voilà comment je comprends ce que tu m’écris et la question que tu me poses : Notre mission est contradictoire.  On nous demande à la fois d’être des gardiens de l’ordre social et d’éveiller l’esprit critique. Or ce que je ressens dans ton texte c’est que tu souffres d’avoir l’impression que le premier aspect prime le second dans l’école telle qu’elle est. Et que tu te demandes donc, dans l’institution telle qu’elle est, s’il est tout de même possible d’exercer ces missions en faisant primer le 2e aspect.

Il me semble pour répondre à ta question qu’il faut revenir à la manière dont Henry Giroux pense l’école à savoir comme un espace de luttes sociales. C’est-à-dire que pour lui, l’école a une fonction de reproduction sociale. En cela, il rejoint Bourdieu et Passeron. Mais là où la pédagogie critique diffère de la sociologie de la reproduction, c’est qu’elle admet que les enseignant-e-s ont un rôle critique, celui d’être des intellectuel.les transformateurs/trices.

A partir de ce moment là, étant donné la forme scolaire telle qu’elle est, il est indéniable que l’enseignant-e est contrainte d’assumer un rôle de maintien de l’ordre social : maintenir la discipline en classe, vérifier l’absentéisme, donner des notes…

La différence entre les pédagogues conservateurs/trices et les pédagogues critiques, c’est que ces dernier/ères ne se limite pas à ce rôle et profitent de la marge de manœuvre qui leur ait offerte pour subvertir l’ordre social de la reproduction en développant la conscience sociale critique. C’est ce que propose par exemple bell hooks dans Apprendre à transgresser (Syllepse, 2019).

Il ne faut pas à mon avis se laisser prendre aux aspects les plus superficiels de la culture juvénile de résistance à la culture scolaire. Comme l’a montré Paul Willis dans L’école des ouvriers, la culture anti-école des fils de prolos anglais est certes une marque de résistance à l’ordre scolaire, mais elle ne fait que les conduire de nouveau à l’usine où il s’adaptent paradoxalement bien à l’ordre social de l’usine.

A l’inverse, on a bien souvent mis en avant comment les filles étaient plus dociles face à l’ordre scolaire. Certains ont attribué leur meilleure réussite scolaire à leur supposée docilité. Les filles réussiraient mieux à l’école que les garçons car elles seraient plus dociles. A l’inverse, la culture de la masculinité hégémonique se caractérise par une valorisation de la transgression.

Or cette lecture des trajectoires sociales des filles et des garçons relativement à leurs classes sociales souffre d’un double biais à mon avis.

Ainsi, on a pu affirmer que la réussite scolaire serait synonyme de trahison de classe et donc que les enseignants révolutionnaires ne devaient pas chercher la réussite scolaire des élèves car enfin de compte, ils les entraînent dans la logique libérale de la lutte des places. Mais c’est là faire erreur, car la réussite scolaire et universitaire n’est pas synonyme mécaniquement pour les filles et/ou les personnes racisées de promotion sociale dans la mesure où ils et elles se heurtent à la discrimination à l’emploi et au plafond de verre. Le premier biais du « mâle white gaze », c’est celui de croire que « réussite scolaire = réussite professionnelle ». Cela c’est plutôt valable pour les garçons non-racisés.

Le second biais du mâle gaze, c’est de penser que la docilité des filles à l’ordre scolaire, qui leur assure la réussite scolaire (sans nécessairement une réussite sociale), conduirait mécaniquement à la docilité sociale. Ce que l’on constate c’est que de nombreux groupes militants ces dernières années ont eu pour leader des femmes, y compris de issues de milieux populaires, qui avaient eu un parcours de réussite scolaire : que ce soit dans les milieux féministes et/ou anti-raciste, que ce soit en France ou dans d’autres pays comme les Etats-Unis. A l’inverse, les garçons de milieux populaires, qui ont été le plus souvent orientés rapidement vers les filières professionnelles – entre autres en lien avec leur comportement scolaire –, ne sont pas devenus par la suite des leaders de mouvements militants (à l’exception peut être du cas des gilets jaunes). On peut supposer que cela s’explique parce qu’ils n’ont pas pu acquérir les armes conceptuelles qui les aideraient à remettre en question de manière critique le système social.

Justement, je me demandais comment tu appréhendais cette différence de comportement entre filles et garçons en tant qu’enseignant homme ?

Touraj : “Certes, il y a la transgression habituelle de l’adolescence, couplée à une question de genre et de classe sociale. Mais je pense qu’il y a une très grande différence entre l’ordre social à l’école et celui de l’usine. A l’école, il y a l’obligation de présence qui ne fait l’objet d’aucun consentement. C’est la loi et ce qui est attendu par les parents. L’usine, d’autre part, fait l’objet d’un consentement. Ce n’est peut-être qu’une apparence, étant donné le peu d’opportunités existantes pour ces jeunes devenus adultes. Toutefois, le contrat de travail est perçu comme un échange : le consentement à l’ordre de l’usine contre un salaire en fin de mois. L’idée d’une bourse scolaire octroyée directement aux jeunes est défendue par certain.e.s militant.e.s dans le monde anglo-saxon et revient souvent dans les discussions que j’ai pu avoir avec mes élèves de milieu populaire sur la scolarité. Bien que l’éducation devrait être une fin en soi, cela pourrait être un facteur de motivation pour l’apprentissage des jeunes, qui pourraient trouver un sens plus immédiat à la scolarité. Est-ce que l’enseignant.e peut trouver d’autres leviers plus faciles à mettre en place pour donner du sens aux apprentissages face à une culture anti-école ?

L’objection que tu fais à Willis me semble peu abordée en général et très intéressante. Cette image de l’ascension sociale par l’éducation étant une trahison de classe est-elle une vision dépassée ? Ou a-t-elle pris une autre forme ? Je me pose la question puisque je n’en ai jamais entendu parler depuis que j’enseigne. Y a-t-il encore des enseignant.e.s qui défendent ce point de vue, au risque de mettre en péril la capacité des jeunes de choisir leur avenir par eux-mêmes ?

Quoiqu’il en soit, il est certain que la capacité à transformer la réussite scolaire en réussite professionnelle dépend de son positionnement social. A même diplôme, femmes, personnes racisées ou personnes en situation de handicap n’ont pas les mêmes opportunités. J’ai plusieurs amies qui sont extrêmement compétentes et ont eu un parcours scolaire très réussi, seulement pour se retrouver en intermittence chômage-emploi précaire pendant des années.  Etant un homme avec les codes de la bourgeoisie intellectuelle, je n’ai jamais ressenti de discrimination professionnelle malgré mon patronyme étranger. Néanmoins, mes problèmes financiers et personnels ont pu faire que je me trouve face à un plafond de verre dans le milieu scientifique, surtout si je compare ma réussite scolaire et universitaire à la grande majorité de mes camarades. Donc certes, un “white male gaze”, mais à élargir à des questions de classe sociale, d’âge, d’handicap ou encore d’apparence physique (tenue vestimentaire, corpulence…).

Je ne me sens incapable de te répondre sur le second biais de male gaze. Je ne connais pas les parcours scolaires des divers militant.e.s en France mais cela doit faire l’objet de certaines études sociologiques. Ce que j’ai pu constater lors de mon enquête de terrain sur les chômeurs et militant.e.s en Tunisie (2014) dresse un bilan à la fois similaire et différent. Les mouvements de chômeurs étaient clairement menés par des hommes qui avaient des diplômes universitaires, perçus comme plus compétents par leurs camarades non-diplômés. Les femmes militant.e.s étaient plus rares au devant de la scène. Elles avaient des parcours scolaires très réussis et étaient issues des classes intellectuelles supérieures, baignant dans une culture militante depuis un jeune âge. Sous la dictature de Ben Ali, l’école était un espace de docilité, tandis que l’université était un lieu de politisation auquel faisaient référence la grande majorité des militant.e.s que j’ai pu connaître. Mais cet espace syndical à l’université restait très masculin. La Révolution de Jasmin de 2011 a été l’occasion pour un grand nombre de femmes de reprendre le devant de la scène et faire reconnaître leurs capacités d’analyse et d’expression apprises en partie à l’école.

Pour en revenir au rôle de l’enseignant.e face aux élèves, j’aimerais évoquer mes propres pratiques. J’avoue ne jamais avoir été très à l’aise avec cette culture de la virilité chez mes élèves masculins. Elle fait partie de mon éducation familiale, mais est tellement loin de mes croyances et de ma personnalité que dans un premier temps j’ai eu du mal à comprendre et m’adapter. Je me souviens de cette première année d’enseignement en éducation prioritaire, face à une classe avec cinq élèves masculins qui se moquaient systématiquement des élèves scolaires, discrets ou excentriques. Je les ai accusé, à plusieurs reprises, d’avoir un “esprit de gang” en leur expliquant ce que j’insinuais par-là. Je n’avais pas les outils pour adresser les discriminations dont ils faisaient preuve et ne comprenais pas le mécanisme derrière. Je me contentais de dire à certains que d’être un “bonhomme” / “dur à cuire” pouvait impressionner sur le coup, mais qu’à long terme ce n’est pas l’unique manière d’exister sur la scène publique ou de se mettre en valeur car ils sont bien plus que cette façade. Pour le coup, j’étais très peu à l’aise avec ces comportements en début de carrière.

Dans son livre Le sexisme, une affaire d’hommes, Valérie Rey-Robert explique que la violence des garçons à l’école est à la fois condamnée par des punitions et validée car punie par des procédés violents tout en excusant ces comportements au prétexte qu’ils sont “naturels” chez les garçons. Elle utilise l’exemple des enseignants masculins qui ont une attitude plus physique, un vocabulaire plus grossier et qui proposent de sortir de la classe pour “régler ça entre hommes”. Ce n’est pas la violence qui est problématique, mais le fait de dépasser la limite de l’acceptable.

Selon moi, il faut être à l’écoute de ses élèves qui peuvent souvent mieux comprendre et exprimer ces processus que nous. Dans une classe de 4ème, j’ai animé ce que j’appelle un “atelier des lois” sur les droits des enfants. Plusieurs élèves expliquaient que les garçons étaient plus sévèrement punis que les filles pour des faits similaires. Tandis qu’un groupe de filles assez vocales ont affirmé que c’était faux et que les garçons exagéraient, la majorité des filles ont soutenu leurs camarades disant que certains enseignant.e.s étaient injustes envers eux. J’ai leur ai expliqué qu’il m’était déjà arrivé d’en faire de même et que c’était injuste, mais qu’il fallait essayer de comprendre pourquoi. Certains élèves ont évoqué les préjugés sur les garçons (qu’ils seraient bêtes, fainéants, violents…), d’autres ont évoqué l’incapacité des enseignant.e.s à savoir leur parler avec respect et empathie, les poussant vers davantage de transgressions. Il m’a semblé important à ce moment-là d’évoquer les rôles genrés qui sont inculqués aux jeunes dès un jeune âge : une fille est encouragée à être discrète et docile, tandis qu’un garçon doit être fort et affirmatif. Suite à quelques questions pratiques sur leur quotidien, cela s’est confirmé pour la plupart. J’ai utilisé des exemples de mon cheminement personnel pour montrer comment ces rôles pouvaient être remis en question et transformés bien que cela soit long et parfois difficile.

C’est cela pour moi le rôle de l’enseignant.e. Enseigner l’esprit critique n’implique pas de ne jamais exprimer son point de vue, mais simplement de partir des élèves et de leur vécu, puis de partager un savoir scientifique et ses propres expériences pour étoffer. Enseigner exige une certaine franchise et le doute caractéristique d’une démarche réellement scientifique, même lorsqu’elle nous sort de notre zone de confort. Est-ce une ambition à généraliser ou simplement une question de personnalité et de liberté pédagogique ?

Irène: Ce que je comprends de ta question et la manière dont je l’interprète est de savoir si la manière dont se comporte un enseignant est avant tout déterminé par sa personnalité ou si elle peut tenir à d’autres dimensions.

Il me semble qu’il y a à ce propos un texte intéressant de Paulo Freire qui est une conférence qu’il a donné en 1988 à Edimbourg. Elle s’intitule « Les vertus de l’éducateur progressiste ». Il commence par expliquer qu’un ou une éducateur/trice progressiste, ce n’est pas une question de personnalité innée.

Etre un ou une éducateur progressiste c’est pour lui une affaire de vertus. Une vertu, c’est une disposition qui est acquise par l’habitude. C’est important car cela veut dire que la pédagogie critique ne relève pas de la simple philosophie, du discours, mais d’un agir éthique.

C’est pourquoi la vertu la plus importante est la cohérence. C’est-à-dire que c’est la capacité de mettre en adéquation sa pensée, son discours et son action. C’est d’abord à cela que l’on reconnaît un éducateur/trice progressiste, à la cohérence entre son discours et son action.

C’est la cohérence entre les valeurs et les actions. Or ce sont les valeurs qui orientent l’action qui distinguent l’éducateur progressiste de l’éducateur conservateur. En effet, on peut être cohérent dans son conservatisme. L’éducateur/trice progressiste est une personne qui oriente son action en fonction de valeurs liées à la justice sociale.

Une autre vertu de l’éducateur/trice progressiste, selon Paulo Freire, c’est l’ouverture au dialogue. Les pédagogues critiques ne craignent pas la discussion et la confrontation d’idée, ils ou elles la recherche, c’est ce qui fait la différence entre la pédagogie critique et l’endoctrinement. C’est pourquoi d’ailleurs bell hooks ne souhaite pas que la salle de classe se transforme en « safe space », mais qu’elle soit un « brave space », un espace d’encouragement à faire entendre des voix différentes.

Il y a une autre vertu que souligne Paulo Freire, c’est celle de patience. C’est parce qu’on ne peut pas développer une vertu sans faire preuve de patience. Cela demande de l’exercice. Donc, on ne peut pas être dans l’illusion qu’on peut être un ou une pédagogue critique d’un coup sans efforts grâce à une recette magique qu’il suffirait d’appliquer et qui marcherait tout simplement.

Touraj : Donc pour toi un.e pédagogue critique ou progressiste doit être cohérent.e, ouvert.e au dialogue et patient.e. Autrement vivre ce qu’on prêche ou “être le changement que l’on souhaite voir” ; être réflexif et savoir se remettre en question lorsque c’est nécessaire pour faire progresser les idées et l’éducation de ses élèves ; faire preuve de “tâtonnement expérimental” comme disait Freinet pour apprendre de ses erreurs et construire une pédagogie au plus près de ses élèves. Je suis entièrement d’accord avec toi, mais il me semble nécessaire de démontrer les limites de cette approche dans le quotidien des enseignant.e.s aujourd’hui afin de dégager des perspectives d’avenir.

Tout d’abord, revenons sur la cohérence. L’éducateur/trice progressiste doit avant tout faire preuve d’une certaine empathie et s’éduquer aux questions de justice sociale pour pouvoir les transmettre à ses élèves. Je pense que c’est le cas d’un grand nombre d’enseignant.e.s, qui y voient une vocation. Chacun.e à sa manière, sans forcément avoir les codes et le langage issu des grands courants politiques de “gauche” (socialisme, communisme, anarchisme, social-écologie…). En tant qu’enseignant.e on a la liberté d’organiser nos cours comme on le souhaite, mais on se trouve très vite limité par la réalité des faits : injonctions hiérarchiques, programmes scolaires focalisés sur certains savoirs et compétences, conditions de travail dégradés avec des classes surchargées et une ambiance de violence et de haine issue d’influences extra-scolaires. Tou.te.s les enseignant.e.s se trouvent à un moment donné à faire des choses auxquelles iels ne croient pas, quitte à s’en plaindre énormément, car leur fonction et les moyens à leur disposition imposent un agenda différent. Dissonance cognitive ou incohérence qui est parfois difficile à justifier auprès de ses élèves ou de soi-même.

Ensuite, l’ouverture au dialogue quitte à ce que ce soit inconfortable. Un “brave space” comme tu précises. Je ne peux qu’approuver de ce procédé qui est généralement le mien, mais on en voit les limites aujourd’hui. Un grand nombre d’enseignant.e.s expriment leur malaise ces derniers jours,comme en 2015 avec Charlie, face à des élèves tenant des propos basés sur la rumeur, voire haineux et illégaux. La réaction la plus courante que j’ai pu observer dans les échanges entre collègues d’Histoire-Géographie était de n’évoquer que la laïcité / la religion et la liberté d’expression, en se focalisant sur la caricature, sujets que nous connaissons bien et qui sont des clés de compréhension essentielles. Se focaliser là-dessus fait néanmoins abstraction des sujets sous-jacents à ces drames, tout aussi importants : l’effet des rumeurs, la propagation de discours de haine de tous genres, le rôle des réseaux sociaux dans la polarisation de la société et la violence sociale plus généralement. Etablir un “brave space” requiert du temps en collectif pour construire des idées collectivement et prendre confiance en sa capacité de les transmettre par une formation adéquate et des ressources diverses. Sans compter qu’il faut du temps et une relation de confiance avec ses élèves, qui ne peut qu’être là si la condition de la cohérence est remplie. Tout cela est malheureusement difficile à mettre en place avec les moyens existants.

Enfin, et nos dialogues en sont la preuve, il faut de la patience pour construire une pédagogie. Je regrette que dans nos missions nous n’ayons pas plus de temps pour des échanges pédagogiques avec nos collègues, comme c’est le cas dans de nombreuses REP+. Seul.e il est difficile de prendre confiance en sa pédagogie et de la remettre en question régulièrement. Certain.e.s en font l’effort, mais cela est évidemment une question d’envie, de temps (familles et surcharge de travail obligent) et de savoir où chercher. Ce n’est qu’à la fin de ma deuxième année d’enseignement que j’ai découvert d’autres courants pédagogiques alors que je lisais beaucoup et que j’étais politisé depuis très longtemps. Je ne peux donc pas m’imaginer comme c’est difficile pour tou.te.s nos collègues qui n’ont eu cette possibilité. On sent d’ailleurs l’enthousiasme de nombreux collègues lorsqu’il y a des formations ou discussions de pédagogie critique !

Une fois qu’on connaît le sujet, on peut se lancer en pédagogie critique (parfois, on le fait même avant sans le savoir). C’est un chemin plein de doutes, d’échecs, de frustrations, mais aussi de partage, de grand bonheur et de prises de conscience. Nos élèves sont parfois d’excellent.e.s enseignant.e.s ! Aussi patients puisse-t-on être, on se trouve souvent en difficulté face aux programmes à terminer, aux examens à préparer et au manque de temps lié à une préparation fastidieuse d’activités qui sont à (ré)inventer. Il existe des sites et livres qui recueillent certaines expériences en pédagogie critique, mais ces expériences restent trop dispersées et inconnues des enseignant.e.s.

Au-delà de cette vertu dont parle Paulo Freire, il me semble donc qu’un élément supplémentaire primordial est donc l’aspect collectif du travail des pédagogues (critiques). Seul.e on peut essayer, mais on va difficilement réussir. Si je ne me trompe pas, c’est bien l’objet de ta démarche avec l’IRESMO : travailler ensemble sur ces sujets pour (re)définir le rôle de l’enseignant.e et former d’autres enseignant.e.s. Mais comment faire sur le terrain, en dehors de sa propre salle de classe, pour élargir ces pratiques ? Comment naviguer entre nos obligations et notre vertu ? Pourrais-tu peut-être évoquer certaines initiatives qui ont été prises dans ce sens, en France au ailleurs ?

Irène : Je suis bien consciente que Paulo Freire a parlé d’une démarche collective, basée sur la coopération, l’union et l’organisation des opprimés dans Pédagogie des opprimés. Mais de mon point de vue, il y a aussi une autre manière de faire qui est un peu différente, qui ne se substitue pas nécessairement à celle préconisée par Freire, mais qui essaie de palier aux difficultés de mettre en œuvre une telle approche.

Il ne me semble pas qu’il faille nécessairement chercher des expériences spectaculaires comparables à des écoles alternatives de pédagogies critiques. Il me semble que la pédagogie critique peut être aussi une pédagogie de la résistance et de la subversion, mise en place dans les interstices de l’institution. Il ne s’agit pas bien évidemment lorsqu’on est isolé de penser tout transformer dans la salle de classe et dans l’école. Mais, il s’agit plutôt de profiter des marges de manœuvre, d’interstices, pour mettre en œuvre des bribes de pédagogie critique. Cela peut être au détour de l’étude d’un texte, d’un incident avec des élèves…. En fait, il s’agit de saisir toutes les micro-occasions possibles pour aborder la conscientisation des discriminations et la possibilité de transformer la réalité sociale.

D’autre part, ce que je cherche à effectuer avec l’IRESMO, mais plus largement avec le réseau des pédagogies radicales, c’est de constituer un réseau de personnes qui se reconnaissent dans la démarche qui est celle des pédagogies critiques visant à lutter contre les rapports sociaux d’oppression. En particulier, il s’agit d’utiliser la possibilité qu’offre les outils numériques en ligne pour favoriser la mise en lien de personnes pourtant isolées géographiquement. C’est pourquoi par exemple avec l’institut bell hooks/Paulo Freire nous organisons un webinaire mensuel. C’est pourquoi également nous utilisons les réseaux sociaux, qui avec leurs limites, peuvent être néanmoins des vecteurs pour diffuser de l’information et pouvoir échanger en dehors du cadre de l’école sur ces questions.

Le collectif est bien évidement important, mais nous ne pouvons pas toujours nous abriter derrière l’absence de collectif local pour ne pas faire. C’est pourquoi bell hooks insiste aussi sur le fait que la pédagogie critique, c’est une éthique qui nous engage à faire entendre notre voix propre.