Étudier la poésie (1) :

Une proposition de séquence d’étude du fameux poème d’Aragon par Alain Chevarin

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Étudier un poème devrait consister avant tout à montrer en quoi celui-ci est poétique. C’est ce que nous nous efforcerons de faire à propos du poème de Louis Aragon intitulé Strophes pour se souvenir, qui évoque l’exécution le 21 février 1944 au fort du Mont-Valérien du groupe de résistants immigrés des FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans-main d’œuvre immigrée) dirigé par Missak Manouchian.

Du fait de l’intérêt du rapprochement que l’on peut faire avec le document iconique couramment intitulé « L’affiche rouge » et avec la dernière lettre de Manouchian à sa compagne, ce poème, par ailleurs mis en musique par Léo Ferré, est très souvent étudié dans diverses classes où la problématique de l’engagement figure au programme : classes de 3e (programme de 2008 : « la poésie engagée »), de 2e générale et technologique (documents d’accompagnement : « la littérature engagée »), de CAP (programme de 2010 : « littérature engagée (dont poésie) »).

Mais il l’est rarement pour sa poésie, pour ce qui, précisément, en fait un poème. En témoignent les questions posées aux élèves lors de telles études.

Un poème étudié comme de la prose

Quelques exemples, non exhaustifs, le montrent clairement :

a)- dans le cadre d’une séquence sur “la poésie engagée” en collège, proposée par une enseignante sur le site de l’académie de Caen1, on demande aux élèves :

« 1)Quelles remarques pouvez-vous faire en ce qui concerne la forme de ce poème (mètre, strophes, rimes) ?

2)Distinguez trois situations d’énonciation différentes dans ce poème, en observant notamment les pronoms personnels et les adjectifs possessifs : qui s’adresse à qui, quand et pourquoi ? Quels moyens typographiques aident le lecteur à les repérer ?

3)Quels éléments de l’Affiche rouge Aragon évoque-t-il ?

4)Selon lui, quel effet cette affiche veut–elle provoquer ?

5)Quelle est l’attitude des Français occupés vis à vis de cette affiche ? Relevez les allusions au contexte temporel et historique.

6)Quel portrait l’Affiche rouge présente-t-elle des résistants ?

7)Quel portrait le poète lui oppose-t-il ?

8)Dans le poème, que nous apprennent les paroles de Manouchian sur la personnalité du chef de réseau ? Observez les champs lexicaux développés, les répétitions.

9)Quelle est la nature de ces paroles ? Quelle est leur fonction ?

10)Quelle est la fonction de ce poème engagé ? Comparez la 1ère et la 2ème strophes avec la dernière (répétitions, oppositions) et interrogez-vous sur le titre du poème. »

Or ce qui frappe à la lecture de ces questions, c’est que toutes sauf la première pourraient être posées à propos d’un texte de prose, par exemple un discours prononcé par le même Aragon. Quant à la seule question qui évoque l’aspect poétique du texte, elle se contente de réclamer des « remarques » formelles sans dégager leur intérêt poétique. De plus, on peut se demander quelles réponses sont réellement attendues à cette triple question : s’agit-il d’identifier des alexandrins, comme semble l’indiquer le corrigé fourni ? Mais les vers d’Aragon sont, comme on le verra plus loin, des dodécasyllabes, non des alexandrins stricto sensu (le corrigé dit d’ailleurs, sans craindre de se contredire : « Mètre = alexandrin. Vers libres malgré une certaine régularité »). Des rimes croisées ? Mais les rimes d’Aragon ne sont pas les rimes traditionnelles masculines / féminines, comme le montre la rime de la dernière strophe fleurirent / mourir, ce dont aucun élève de troisième ne peut bien évidemment rendre compte. Le corrigé, là encore, se contente de dire « répétition d’une même rime en [an] tout au long du poème », négligeant la présence des consonnes qui participent à la rime dans chaque strophe et réduisant ainsi les rimes riches d’Aragon à une rime (très) pauvre en [an]. Si le questionnement sur la poésie du texte se limite, en laissant de côté les approximations fâcheuses, à faire trouver qu’il est composé de quintils, on conviendra que c’est bien peu…

b)- dans une séquence de manuel de première2 consacrée aux « fonctions du poète et de la poésie » et comportant des poèmes d’auteurs divers, le texte, illustré par l’affiche, est suivi de cinq questions dont aucune ne concerne la poésie du texte. La première question, qui demande d’étudier les graphies du texte, est destinée à distinguer les différentes énonciations, et rien de plus ; la quatrième question demande de réfléchir au « choix d’une expression poétique » mais non d’identifier ou d’analyser celle-ci, considérée comme un pré-requis :

1) Observez les différentes graphies du texte : comment peut-on les expliquer ? Quelle est leur signification ? Déterminez aussi les différentes situations d’énonciation et la présence de destinataires. À quoi correspondent les changements de temps d’une strophe à l’autre ?

2) Retrouvez dans le texte les éléments qui font référence à l’époque et aux circonstances historiques de l’exécution, et qui donnent des informations sur les hommes du groupe Manouchian : leur origine, leur rôle, leur importance.

3) Que met en relief Aragon, aussi bien lorsqu’il évoque les actions, la situation et l’exécution du groupe, que lorsqu’il rapporte les mots de Manouchian lui-même ? Sur quoi l’éloge porte-t-il ?

4) Quelle leçon et quelle réflexion Aragon propose-t-il à des lecteurs français, à travers un texte qui ne leur est pas directement adressé ? En quoi le choix d’une expression poétique peut-elle [sic] donner plus de force à ce message ?

5) Expliquez, grâce à l’affiche, ce qui est dit dans la strophe 2.

Lors de la réédition de ce manuel, une légère évolution sera à noter, avec l’ajout d’une sixième question : « Le texte ne comporte aucune ponctuation. Quel est l’effet produit ? », et un renvoi sera fait à la partie « Repères » du manuel consacrée à la versification. Mais ce sera tout pour la forme poétique du texte.

c)- en classe de 3e, le manuel Français 3e, Fleurs d’encre de 2008, chez Hachette, offre une séquence « Chants de révolte et d’espoir » dans laquelle, à côté de textes d’autres auteurs du même contexte (Desnos, Eluard, Cayrol) figurent le poème d’Aragon et l’affiche, mais les questions portent uniquement sur « les rôles de la poésie face à l’occupation et à la persécution nazies » et non sur la poésie des textes, qui ne sont vus qu’à travers leur fonction (« témoigner, dénoncer, exhorter, résister, rendre hommage » et « touche(r)») et les valeurs dont chacun est porteur.

d)- de même, en 3e toujours, le manuel Français, parcours méthodiques chez Hachette, que ce soit dans l’édition de 1999 ou dans celle, refondue, de 2003 (qui ajoute l’affiche), dans un chapitre « Poésie lyrique et poésie engagée », sous le titre « Analyser un poème engagé », présente le texte d’Aragon mais ne pose de questions que sur son contenu (énonciation, qualités de Manouchian, champs lexicaux de la douleur et de l’espoir) et ses fonctions comme poème engagé, plus la demande de « releve(r) une comparaison et une métaphore et explique(r) leur sens ».

e)- dans l’Anthologie de textes littéraires pour les lycées dirigée par Bernard Alluin chez Hachette en 1998, le poème est donné comme extrait du Roman inachevé d’Aragon. Il est accompagné de l’affiche mais pas de la lettre de Manouchian. Les quatre questions posées aux élèves concernent toutes le contenu du texte, mais pas (ou très indirectement pour la quatrième) sa forme poétique :

1) Relevez les références à la réalité historique. Comment est rendue l’atmosphère de l’Occupation ?

2) Comment la lettre de Manouchian s’oppose-t-elle le reste du poème ?

3) Quel message Aragon veut-il délivrer en 1955 ?

4) En quoi ce poème est-il un hymne ?

f)- un « Cahier NRP » publié en 2001 par la Nouvelle revue Pédagogique et consacré à la poésie engagée présente à destination des classes de 3e un groupement de textes et d’images. Mais la séance qui nous intéresse ici donne l’essentiel de la place à l’étude de l’Affiche rouge, la lecture du poème d’Aragon n’intervenant que comme le prolongement, avec pour unique consigne : « On observera la manière dont le poète intègre, par le jeu d’une mise en abîme, les paroles du résistant fusillé. » La forme poétique est de toutes façons très peu interrogée dans ce cahier, qui s’intéresse avant tout aux fonctions de discours engagé.

Rares sont les propositions qui vont plus loin dans l’analyse de la forme poétique. Un manuel de 3e, Français 3e Textes & Séquences, chez Delagrave en 1999, après avoir fait étudier l’affiche et la lettre de Manouchian, présente le poème suivi de questions pertinentes sur « le travail du poète ». Trois questions (sur huit) sont particulièrement à noter : « Observe les rimes. Que remarques-tu ? Quel effet contribuent-elles à créer ? » ; « Peux-tu donner l’exemple d’un autre procédé qui, ailleurs qu’à la rime, crée un effet lancinant ? » ; « Relève un vers qui, inspiré par la lettre, révèle le travail du poète et commente-le. ». Mais cette page, étant élaborée seulement dans le cadre d’une évaluation des acquis, ne permet pas de savoir ce qui est réellement attendu, d’autant que les leçons concernant la versification, ailleurs dans le manuel, abordent essentiellement les notions classiques de celle-ci (mesure du vers, rimes, coupes, …) et n’offrent guère d’aide aux élèves dans le cadre d’une évaluation.

Un essai dans le même sens est proposé sur le site du CNDP3, sous le titre général « Poètes en résistance ». Son auteur, Julien Musso, a le mérite d’étudier la poétisation qu’Aragon imprime en la réécrivant à la lettre de Manouchian, morceau central du poème. Notable est l’étude de l’allitération en /m/ et du rythme ternaire du vers Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline. Mais l’approche du travail poétique s’en tient à ce passage, et se développe dans une approche plus littéraire (avec le rapprochement – surprenant ici – effectué avec Ronsard comme avec Shakespeare, Hugo et Apollinaire), que formelle.

Force est de constater que le poème Strophes pour se souvenir est souvent utilisé dans le cadre scolaire, mais rarement pour étudier ce qui en fait, précisément, un poème, alors même que le texte s’y prête triplement : par ce qu’il montre de la poétique d’Aragon dans cette période de sa production, par l’abondance des procédés formels mis en œuvre, par, enfin, la réécriture qu’il fait d’une lettre en prose.

Un poème, ça se regarde

Or un poème se caractérise en premier lieu par sa forme graphique, et la relation particulière qu’elle entretient avec le sens. Il convient donc dans un premier temps de regarder le texte. La première impression qui ressort est celle d’une certaine régularité formelle, dont il faudra rendre compte ultérieurement en liaison avec le contenu du poème : celui-ci apparaît ainsi comme constitué de sept strophes de cinq vers, soit sept quintils.

La poursuite de l’examen formel du texte permet de constater assez rapidement qu’il ne comporte aucune ponctuation, à l’exception d’un point final, et que douze vers au centre du poème sont imprimés en caractères italiques. Sans entrer dans l’examen du sens, on peut faire constater, par quelques décomptes de syllabes, qu’il est constitué de vers qui comptent tous 12 syllabes, et faire repérer des rimes.

Il serait cependant abusif de baptiser ces vers « alexandrins » : ceux-ci, comme le veut la métrique classique, sont des dodécasyllabes composés de deux hémistiches.

Or, outre le trimètre bien connu du vers 29

Ma Mélinée //ô mon amour// mon orpheline

les vers 2 et 3 ne peuvent recevoir de césure à l’hémistiche :

Ni l’orgue ni la pri//ère aux agonisants

Onze ans déjà que ce//la passe vite onze ans

sont irrecevables, tant pour la syntaxe que pour la place de l’accent tonique.

Pour d’autres vers, on pourrait hésiter, et y voir des alexandrins si on accepte de déroger aux règles classiques. Passe encore pour le vers 13, qui pourrait être considéré comme un alexandrin présentant une césure enjambante (« césure italienne ») :

Mais à l’heure du cou//vre feu des doigts errants

ou pour le vers 18, qui supposerait une césure surprenante entre l’indéfini l’un et son complément de vous :

Et c’est alors que l’un// de vous dit calmement

Mais les vers 14 et 21 supposeraient que l’on accepte, contre la règle classique, de placer la césure entre le déterminant et le nom qu’il détermine :

Avaient écrit sous vos// photos Morts Pour La France

Adieu la peine et le// plaisir adieu les roses

Se refusant à y voir des alexandrins, faute d’hémistiches identifiables au sens de la métrique classique, on peut hésiter sur les coupes de ces vers, qui peuvent être des trimètres ou plus vraisemblablement, si l’on privilégie la syntaxe et sa mélodie, des dodécasyllabes coupés 8 + 4 :

Avaient écrit //sous vos photos// Morts Pour La France

ou Avaient écrit sous vos photos// Morts Pour La France

Et c’est alors //que l’un de vous// dit calmement

ou Et c’est alors// que l’un de vous dit calmement

Adieu la pei//ne et le plaisir// adieu les roses

ou Adieu la peine et le plaisir// adieu les roses

On s’en tiendra donc à constater qu’il s’agit dans tous les cas de dodécasyllabes. Outre les difficultés théoriques, il serait en effet maladroit de présenter à des élèves comme les vers classiques appelés « alexandrins » des vers qui s’éloignent, et parfois radicalement, des règles habituelles4, celles qu’on entend précisément leur faire apprendre. La rigueur didactique doit conduire à les désigner ici exclusivement comme dodécasyllabes. Restera à rendre compte du choix de ce mètre régulier. Nous le ferons un peu plus loin.

Ces observations ne manquent pas d’être intéressantes également pour situer le poème dans l’oeuvre poétique d’Aragon, lorsque le niveau de classe le permet.

Ce poème correspond, pour dire les choses de manière schématique, à la deuxième époque de la production poétique d’Aragon, où celui-ci, après sa production surréaliste, revient délibérément, comme il s’en explique longuement dans plusieurs textes, à une versification régulière – ce qui ne veut pas dire classique – incluant notamment des rimes.

Outre divers poèmes, quatre textes fondamentaux permettent d’appréhender l’art poétique d’Aragon à partir des années 1940 : la préface du recueil de 1942 Les yeux d’Elsa intitulée « Arma virumque cano », et les trois autres textes en prose que contient ce recueil : « La leçon de Ribérac ou l’Europe française », « La rime en 1940 » (déjà publié en 1941 dans Le Crève-cœur) et « Sur une définition de la poésie » (paru initialement dans Poésie 41 en mai-juin 1941) ; on peut leur adjoindre l’essai « De l’exactitude historique en poésie » publié en 1945 dans le recueil En étrange pays dans mon pays lui-même.

Il est désormais possible de procéder à la lecture du poème, afin d’en appréhender le contenu.

Si l’on examine pour commencer ce que le paratexte indique à première lecture, on constate qu’il s’agit d’un poème inséré dans un recueil publié en 1956, et dont le titre évoque explicitement l’objectif : « se souvenir ». On peut donc en déduire qu’il s’agit visiblement de l’évocation d’un événement antérieur et mémorable.

La lecture du poème lui-même révèle aisément – c’est le thème central du texte – qu’il s’agit d’honorer la mémoire de « vingt et trois »5 résistants (« les yeux des partisans » ; on peut rappeler le « Chant des partisans » pour les élèves qui connaissent souvent mal ce mot) étrangers (« étrangers et nos frères pourtant ») fusillés (« les fusils fleurirent ») par les Allemands (« sans haine pour le peuple allemand ») vers la fin de la seconde guerre mondiale (« 11 ans déjà que cela passe vite 11 ans »)6 après avoir eu leurs photos placardées sur les murs de Paris dans une affiche (« Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes »). On montrera évidemment aux élèves – ou on leur fera chercher – ladite affiche, « l’Affiche rouge »7, qui confirme qu’il ne s’agit pas d’une fiction mais d’un fait historique.

On a donc affaire, si on récapitule les données du texte, à une œuvre engagée, à un texte d’hommage pour des résistants fusillés, et à une commémoration, ce qui suppose une certaine solennité (et plus encore si l’on sait qu’il s’agit d’un texte de commande pour l’inauguration d’une plaque de rue). Suivant le niveau de la classe, on peut évoquer à ce propos les genres de l’oraison funèbre et du tombeau. Dans tous les cas, on a là un premier élément pour justifier le caractère régulier du poème tel que nous l’avons repéré plus haut : cette régularité est accordée à la solennité de cette célébration.

Un autre élément de justification de ce retour à la régularité réside bien entendu dans les conceptions poétiques et politiques d’Aragon à ce moment de son œuvre. Depuis le début des années 1940, il se prononce, conformément aux orientations d’alors du parti communiste dont il est membre, « pour un chant national » (c’est le titre d’un des poèmes-manifestes essentiels des Yeux d’Elsa), ce qui suppose une rupture avec les formes de la période surréaliste et la revendication d’une continuité avec la tradition (depuis la poésie médiévale pour Aragon).

Ce lyrisme patriotique se retrouve dans le poème même avec l’insistance sur « la France » : c’est l’inscription « Morts pour la France » sur l’affiche, probablement inventée par Aragon (qui dit ailleurs avoir vu comme inscription « martyrs »), et le cri final des fusillés, sur lequel n’existe aucun témoignage (dans les « dernières lettres » écrites par quinze des vingt-trois condamnés, deux seulement évoquent l’idée de mourir « pour la France », ce qui n’est pas anormal pour des militants étrangers et antifascistes plus que nationalistes). Cette « récupération » par Aragon a été critiquée comme nationaliste, par exemple ici : http://lmsi.net/Memoire-du-groupe-des-etrangers.

D’autres éléments d’analyse sont donnés dans les encarts.

La lecture du texte fait aussi apparaître un élément lyrique avec les paroles d’un des résistants qui fait ses adieux à « (s)on amour ». Si l’on distribue aux élèves la lettre de Manouchian à sa femme, ils s’apercevront qu’il s’agit du même contenu et identifieront celui, anonyme dans le poème, qui s’exprime. Nous verrons plus loin l’utilisation qu’on peut faire de ce rapprochement.

Nous avons donc établi qu’il s’agit d’un texte engagé, solennel et lyrique, et on peut étudier en détail chacun de ces éléments (voir plus loin des suggestions). Mais il manque, si l’on s’en tient là, un élément essentiel : il s’agit d’un poème. Et il est primordial d’étudier ce qui en fait un poème, sinon on fait l’étude d’un document, non d’une œuvre littéraire.

Bien sûr, un premier élément d’identification du texte comme poème est sa forme graphique, ici traditionnelle : des vers commençant par une majuscule, des strophes. Il faut ajouter l’absence de ponctuation, hormis un point final. Mais si ces éléments permettent de le distinguer de la prose, ils ne suffisent pas à en étudier la poésie.

L’absence de ponctuation est un des éléments constitutifs de la poésie du vingtième siècle. Auparavant, Théodore de Banville avait exprimé dans son Petit traité l’idée qu’en poésie la phrase doit céder la place au vers. Mallarmé, considérant que la ponctuation appartient à l’ordre logique et non au poétique, l’avait déjà supprimée dans quelques sonnets. Blaise Cendrars l’omet dès 1913 dans plusieurs passages de La prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, suivi par Apollinaire qui la supprime lors de la réédition en recueil des poèmes d’Alcools. A la même époque, Marinetti dans son manifeste Imagination sans fils et les mots en liberté, appelle de ses vœux un poète qui « gardera bien de perdre du temps à construire ses périodes, abolira la ponctuation ». Il s’agit dans tous les cas de rendre le jaillissement de la pensée, de l’image, sans le couper par la ponctuation de la prose, « qui est contraire aux flux et aux reflux du style qui se déploie dans la page » (Marinetti).[ Et si cette suppression entraîne une ambiguïté, celle-ci est considérée comme un enrichissement du sens. Aragon, qui justifiait ainsi ce rejet de la ponctuation dans la poésie : « J’aime les phrases qui se lisent de deux façons et sont par là riches de deux sens entre lesquels la ponctuation me forcerait à choisir. », explique ailleurs : « qu’est-ce que le vers ? C’est une discipline de la respiration dans la parole. Elle établit l’unité de respiration qui est le vers. La ponctuation la brise, autorise la lecture sur la phrase et non sur la coupure du vers, la coupure artificielle, poétique, de la phrase dans le vers. Ainsi le vers compté et rimé est anéanti par lecteur qui ne s’arrête pas au bout de la ligne, ne fait pas sonner la rime, ni en général les éléments de la structure du vers: assonance intérieure, sonorités répétées, etc. » (Entretiens avec Francis Crémieux, 1963 pour la diffusion ; NRF, Gallimard, 1964 pour la retranscription et la postface de Francis Crémieux ; 1997 pour la réédition en livre CD).


Un poème, ça s’écoute

Un poème est une œuvre d’art qui met en œuvre les possibilités sonores et rythmiques de la langue.

C’est ce que, d’ailleurs, les instructions officielles traduisent par « Le travail sur la poésie concerne les relations entre les sons et la signification. Les jeux rythmiques et sonores marquent l’action réciproque des formes de l’expression et du contenu, caractéristique de l’exercice poétique du langage. » (programme de 2e et 1ère, 2010). Ou encore : « Les élèves ont été depuis longtemps sensibilisés à cette donnée première de la poésie, liée à ses origines mêmes : son oralité, qui implique le corps, les caractères sonores de la voix (timbre, volume, inflexion, hauteur, etc.), l’écoute. La poésie se fonde d’abord sur la matérialité de la langue, qu’elle fait entendre. Cette dimension sensorielle doit être approfondie au lycée dans un travail de la diction lié à l’interprétation –au sens théâtral du terme. De la matière phonique du mot aux enjeux des silences et des variations prosodiques, l’oralité de la poésie fait corps avec sa signification. » (Accompagnement des programmes de 2e et 1e, 2006).

Nous étudierons donc en priorité les sonorités de ce poème.

Parler ici d’écouter le poème ne doit pas être confondu avec écouter les interprétations qui en ont été faites en chanson à travers sa mise en musique par Léo Ferré. Car il s’agit alors d’une double interprétation, celle de Ferré d’abord lors de la mise en musique, celles, multiples, des nombreux artistes qui l’ont chanté ; et à partir de la même partition, les différences d’interprétation – et souvent d’orchestration – sont considérables, entre Ferré lui-même, Monique Morelli, Hélène Martin, Catherine Sauvage, Francesca Solleville, Marc Ogeret, Isabelle Aubret, Bernard Lavilliers, Catherine Ribeiro, pour ne citer que les plus connus.

Il apparaît d’emblée que le poème d’Aragon comporte à la finale des vers un jeu de rimes particulier : dans chaque quintil, une rime sur deux vers est associée à une rime sur trois vers, ces rimes étant croisées avec un schéma général abbab. On pense immédiatement à une alternance classique entre rimes féminines et rimes masculines, qui paraît présente effectivement dans les premières strophes, mais l’examen de la dernière strophe dément cette interprétation : « fleurirent » (féminin) rime avec « mourir » (masculin). En réalité, on trouve là un système de rimes qui fait alterner une rime consonantique (ici sur deux vers) avec une rime vocalique (ici sur trois vers), dont on trouve de premiers exemples chez Apollinaire et même chez Verlaine8 mais élaboré et théorisé par Louis Aragon.

Aragon affirme dans « La rime en 1940 » que la différence entre rimes masculines et rimes féminines est une « différence byzantine », considérant que la présence en fin de vers d’un –e caduc ou « muet » n’est plus sensible dans la langue poétique contemporaine. Sans entrer dans le détail, inaccessible aux élèves, on peut constater qu’Aragon, en remplaçant un système traditionnel devenu figé et dans lequel les rimes sont plus graphiques que sonores (que par exemple la voie ou ils voient aient une finale de genre métrique féminin et la voix ou il voit une finale de genre métrique masculin ne doit rien à la prononciation de ces mots) par une alternance fondée uniquement sur la sonorité, confère à celle-ci une place prééminente.

C’est d’ailleurs ce qu’explique Aragon lui-même, qui s’est longuement exprimé sur la rime dans les importants textes en prose du recueil Les yeux d’Elsa mentionnés plus haut. Dans le texte « Sur une définition de la poésie » (p. 151), il s’oppose en ces termes à la préférence de Joë Bousquet pour le vers libre : « pour moi, la rime à chaque vers apporte un peu de jour, et non de nuit, sur la pensée : elle trace des chemins entre les mots, elle lie, elle associe les mots d’une façon indestructible, fait apercevoir entre eux une nécessité qui, loin de mettre la raison en déroute, donne à l’esprit un plaisir, une satisfaction essentiellement raisonnable ». C’est cet apport de la rime qui explique aussi l’emploi par Aragon de rimes enjambées (où les phonèmes se répartissent sur la fin du vers et sur le début du suivant) ou de rimes équivoquées (ou « complexes », réparties sur plusieurs mots).

Cet intérêt privilégié d’Aragon pour la rime a aussi des raisons idéologiques : la rime serait liée à une poésie populaire, et elle représenterait la tradition française, ce qui permet à l’auteur d’écrire une poésie pour le peuple français et une poésie patriotique (ce que lui reprochera notamment Benjamin Péret dans Le déshonneur des poètes) en ces temps de résistance. Il précise ainsi : « Si le problème de la rime est tout d’abord celui sur lequel j’ai voulu m’exprimer en 1940 , c’est parce que l’histoire du vers français débute où apparaît la rime, c’est que la rime est l’élément caractéristique qui libère notre poésie de l’emprise romaine, et en fait la poésie française » (Préface des Yeux d’Elsa) et « elle est née d’abord parmi les esclaves, méprisée des poètes latins comme des surréalistes d’aujourd’hui. Elle est venue en Gaule dans le bagage des soldats » (« La rime en 1940 »). 9

Une lecture attentive permet de constater aisément que la rime vocalique de chaque quintil repose sur la même voyelle finale, la voyelle nasale notée –an- ou -en-. Sur les 35 vers du poème, on a donc 21 fois le son /ɑ̃/ à la finale, son à la fois ouvert (le /ɑ/ est la voyelle la plus ouverte du français) et nasal, claironnant en quelque sorte, et comme adapté à une célébration officielle. Mais il y a plus. Ces rimes sont enrichies par la consonne d’appui qui précède le son /ɑ̃/, qui est dans chaque strophe trois fois le même son consonantique. Tout au long du poème on entend donc successivement, de manière lancinante, /zɑ̃ zɑ̃ zɑ̃ /, /sɑ̃ sɑ̃ sɑ̃/, /rɑ̃ rɑ̃ rɑ̃/, /mɑ̃ mɑ̃ mɑ̃/, /vɑ̃ vɑ̃ vɑ̃/, /fɑ̃ fɑ̃ fɑ̃/, et enfin /tɑ̃ tɑ̃ tɑ̃/.

On constate alors une évolution significative du mode d’articulation de cette consonne d’appui : toute l’évocation lyrique des partisans, dans les six premières strophes, fait précéder le son /ɑ̃/ d’une consonne non obstruante : fricatives /z/, /s/, /v/, /f /, représentant une certaine fluidité phonique, vibrante /r/, nasale /m/ (certes classée généralement dans les occlusives mais qui, ne présentant pas une occlusion complète puisque l’air passe par le nez, appartient aux consonnes continues) avec un son nasal traduisant une résonance des fosses nasales, alors que pour l’évocation de leur mort brutale, dans la dernière strophe, c’est la dureté de l’occlusive dentale /t/ qui est choisie par Aragon. Et dans cette dernière strophe, ce /t/ de la rime est renforcé par la présence de 12 autres sons /t/ dans ces cinq vers, à travers notamment la forme rare et archaïsante vingt et trois préférée au simple vingt-trois.

On pourrait ajouter que les autres rimes, les rimes consonantiques sur deux vers de chaque strophe, sont formées avec les mêmes consonnes continues que nous venons de repérer : aucune consonne occlusive – sauf deux nasales dont nous avons vu qu’elles constituaient un cas particulier – n’y apparaît, ni à la rime proprement dite, ni dans les consonnes précédant la voyelle tonique, qu’elles soient (-rence / -rance, -line) ou non (villes / –cile, etc.) des consonnes d’appui10. Ceci rend encore plus nette la rupture apportée par la dernière strophe, puisque jusqu’à celle-ci aucune syllabe phonique finale de vers ne comporte de son occlusif oral.

Le choix des sonorités consonantiques par Aragon suit donc le mouvement du texte : fluidité, vibration, résonance pour l’évocation des résistants, battement saccadé de l’occlusion pour celle de leur mort. Et tout au long, la voyelle ouverte et nasale de la rime en /ɑ̃/ renvoie, par l’impression sonore produite, à la solennité de la célébration.

Cette étude des sonorités pourra être utilement prolongée au cours de l’étude de détail du poème, pour montrer comment le choix de tel ou tel type de phonèmes s’accorde avec le contenu du texte, comme le montrent les deux exemples qui suivent. La rudesse des partisans et de leurs conditions de vie est ainsi évoquée au vers 7 non seulement par les termes employés, faciles à repérer : « noirs » (avec les connotations qui s’y rattachent), « hirsutes », « menaçants », par la double figure de l’hypallage (« noirs de barbe ») et du zeugme sémantique (« de barbe et de nuit »), dont on laissera de côté le détail avec de jeunes élèves, mais aussi par les sonorités consonantiques présentes : une majorité d’occlusives orales (6 en comptant le h- aspiré), quatre nasales, trois fois la roulante /r/, et deux fois seulement une fricative, le /s/ : Noi r s De Ba r Be et De Nuit Hi r s uTes MeNa ç ants. A l’inverse, l’évocation au vers 26 du paysage ensoleillé entrevu depuis la prison est associée à une majorité de 9 fricatives et roulantes pour seulement 4 occlusives orales et 1 nasale : Un G r and so l eil D’hi v e r é C l ai r e l a C o ll i Ne.

Même incomplète et lacunaire, cette étude peut permettre de faire découvrir aux élèves un des éléments fondamentaux de toute poésie : l’utilisation privilégiée des ressources sonores de la langue. Il serait erroné de penser qu’elle est hors de portée des élèves ou même de la plupart d’entre eux. Il suffit précisément, pour leur rendre accessibles ces éléments d’analyse, de les faire procéder à diverses oralisations. S’il est évidemment hors de question de donner en collège ou même en lycée des cours de phonétique ou à fortiori de phonologie, il est tout à fait possible de faire découvrir ou redécouvrir aux élèves, suivant le niveau, des notions aussi simples que la distinction entre voyelles ouvertes et fermées, la notion d’occlusion et les effets de saccade que produit sa répétition, la nasalité et ses effets vibratoires, etc. Trois ou quatre notions aussi simplifiées que nécessaire suivant le niveau : occlusion/frication, nasalité, ouverture/fermeture, suffisent en fait à rendre compte d’une majorité de phénomènes intéressant la poésie.

Les exercices d’oralisation qui conduisent à ces prises de conscience ont en outre l’avantage d’être généralement très appréciés des élèves, pour leur aspect concret mais surtout pour les découvertes que ces derniers font, souvent ébahis, du fonctionnement de leurs propres organes phonateurs. Et que ce soit avec des sixièmes ou avec des terminales CAP ou des premières littéraires, il est toujours enrichissant de voir des élèves s’appliquer à découvrir, la main sur le larynx, la différence entre les consonnes f (sourde, donc sans vibration des cordes vocales) et v (avec vibration), ou à distinguer « l’écume » et « les cubes » prononcés en se bouchant complètement le nez, ou à essayer – en vain évidemment – de « tenir » une occlusive comme p, t ou k…

Enfin cette approche de la poésie, essentielle pour la réception des textes, a aussi des conséquences importantes sur leur production. Invités à écrire des poèmes, les élèves ont tendance, persuadés que la poésie c’est d’abord « ça », à vouloir inscrire leurs textes dans le cadre formel de la versification classique, ce qui, celle-ci étant mal maîtrisée – n’est pas Victor Hugo qui veut –, aboutit souvent à des œuvres certes pourvues de rimes et de mètres, mais désolantes de pauvreté poétique. Au contraire, enfin délivrés de la pression des règles de la versification classique, les élèves peuvent s’attacher à créer une poésie sonore, rythmique, mélodique, bref à mettre en jeu les ressources prosodiques et musicales de la langue.

Une poétisation

Un autre des éléments clés pour étudier la poésie du texte d’Aragon, et analyser la différence entre prose et poésie, est l’existence de la lettre de Manouchian à sa femme. Cette lettre en effet, par les conditions de son écriture, par sa destinataire, par le fait que Manouchian était lui-même un poète, est empreinte de lyrisme et d’émotion, que les élèves perçoivent en général facilement. Mais ce n’est pas un poème, et il est essentiel et particulièrement enrichissant d’étudier comment Louis Aragon a procédé à une poétisation de ce texte.

On étudiera donc successivement toutes les transformations qu’Aragon a fait subir au texte de la lettre. Il pourra d’ailleurs être intéressant de partir du texte original écrit par Manouchian11, et non du texte « nettoyé » de ses anomalies de syntaxe et d’orthographe que l’on trouve dans les manuels.

On fait d’abord aisément constater aux élèves qu’Aragon a supprimé un certain nombre d’éléments de la longue lettre pour aboutir aux douze vers du poème. Ont ainsi disparu tous les détails trop documentaires concernant le lieu et l’heure (« 21 février 1944, Fresne », « On va être fusillé cet après-midi à quinze heures. ») ou ceux constituant le testament personnel de Manouchian mais qui, trop triviaux, s’accordent mal avec le lyrisme : la destination de ses effets (« Tous mes biens et toutes mes affaires je lègue à toi et à ta sœur et pour mes neveux. »), l’édition de ses œuvres (« tu feras éditer mes poèmes et mes ecris qui valent d’être lus »), le droit à pension de Mélinée (« tu pourra faire valoir ton droit de pension de guerre »), la valise à récupérer rue de Plaisance. Mais Aragon a aussi éliminé tout ce qui rappelle le soldat : « Je m’étais engagé dans l’armée de la Liberation en soldat volontaire », « tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoir dignement », « je meurs en soldat regulier de l’Armée française de la Liberation » ou « la guerre qui ne durera plus longtemps », pour ne garder que ce qui désigne le héros (« je meurs »). Les sentiments de celui-ci ont été sélectionnés : tout ce qui est négatif par rapport à l’image héroïque a été supprimé, que ce soit le refus de pardonner aux traîtres (« Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal où qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous à trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendu ») ou l’allusion au châtiment (« Chacun aura ce qu’il meritera comme chatiment et comme recompense. »), mais aussi les regrets qu’énonce Manouchian vis-à-vis de sa femme (« J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendu heureuse. jaurais bien voulu avoir un enfant de toi comme tu le voulais toujours. »).

Seuls ont été conservés par Aragon les éléments positifs : les vœux de bonheur, le refus de la haine, et les éléments lyriques : les adieux, l’amour, la nature (le « soleil », répété deux fois, et « la belle nature »), l’avenir de paix et de fraternité. Mais Aragon n’a pas fait que conserver ce qui était présent dans le texte de Manouchian. Il a aussi transformé certains éléments lexicaux : le concret de « chacun aura ce qu’il méritera » est remplacé par l’abstrait « la justice viendra », où apparaît une dimension allégorique ; l’expression « ceux qui vont nous survivre » est remplacée par « ceux qui vont survivre », qui substitue à la personnalisation des résistants une évocation plus générale de la « survie ». Enfin, et peut-être surtout, Aragon a ajouté au moins trois éléments lyriques que la lettre ne mentionnait pas : « les roses », « la lumière et le vent », « la beauté des choses » (vers 21, 22 et 24) : loin d’être une simple transcription, les Strophes pour se souvenir sont bien une création autonome.

On voit ainsi se constituer une œuvre qui est à la fois apologétique et poétique. L’héroïsation du personnage correspond à la fois aux idées d’Aragon sur les militants de la MOI et aux circonstances de la rédaction de ce poème de commande, destiné à une célébration officielle du « groupe Manouchian ». La poétisation du texte correspond, elle, à la création par le poète d’une œuvre d’art ; c’est sur elle que nous allons revenir en détail, car jusqu’ici nous n’en avons examiné que le contenu, et non la forme. Autrement dit, les choix de suppression et d’adjonction opérés par Aragon auraient pu être les mêmes dans un texte en prose, un discours par exemple, qui aurait fait la part belle à l’éloge et aux sentiments.

Or c’est d’un poème qu’il s’agit, et le rythme, le ton et les sonorités ne sont pas les mêmes que dans le texte en prose.

Le rythme est évidemment commandé par le découpage régulier en dodécasyllabes rimés, mais diverses transformations de la lettre montrent d’autres choix rythmiques particuliers d’Aragon. Là où Manouchian écrivait « Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain » et plusieurs phrases plus loin « Bonheur à tous », Aragon rassemble et condense les deux expressions dans un vers unique et dans un ordre inversé qui donne un rythme croissant 4-8 correspondant à l’exaltation du vœu : « Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre ». Le mot « adieu » employé deux fois isolément par Manouchian dans sa lettre se retrouve répété quatre fois dans les deux vers successifs 21 et 22 qui forment un chiasme rythmique 8-4 / 4-8, avec là aussi un rythme croissant final :

Adieu la peine et le plaisir / Adieu les roses

Adieu la vie / adieu la lumière et le vent

Le ton du poème est à l’emphase lyrique et à la création d’images visuelles : le constat que Manouchian exprimait dans une syntaxe commune : « Il y a du soleil », Aragon le développe en « Un grand soleil d’hiver éclaire la colline », qui a l’avantage de faire une allusion directe au Mont Valérien (la célèbre colline à l’ouest de Paris où plus d’un millier d’otages et de résistants ont été fusillés par les nazis pendant l’Occupation), mais qui ajoute aussi l’idée de grandeur du cadre et la couleur particulière, un jaune pâle, de la lumière du soleil d’hiver. De la même manière, la simple indication géographique de Manouchian « en Arménie » devient sous la plume d’Aragon « en Erivan », le nom de cette capitale peu connue se substituant au nom plus familier du pays, comme pour renvoyer l’origine du héros à un pays lointain et mystérieux. Et la phrase déclarative « C’est en regardant au soleil et à la belle nature que jai tant aimé que je dirai Adieu ! à la vie » devient l’exclamation « Que la nature est belle et que le cœur me fend », associant l’émotion d’une exclamation à la présence du mot « cœur » et à l’expression rare et archaïsante « me fend » avec l’emploi intransitif du verbe fendre (Littré signale « la tête me fend » dans la correspondance de Voltaire).

Les sonorités, que nous avons déjà évoquées pour le reste du poème, jouent ici le même rôle. On peut faire aisément constater aux élèves que dans tous les vers en italique, le nombre d’occlusives orales est systématiquement inférieur, parfois largement, au nombre des consonnes continues (incluant pour simplifier, comme nous l’avons fait plus haut, les fricatives proprement dites, les spirantes et les roulées). Sur l’ensemble des 12 vers, sur 156 sons consonantiques, les occlusives orales n’en représentent que 41, soit un quart, ce qui confère à l’ensemble une impression de fluidité.

Plus notable encore, parce qu’elle conjugue les éléments de rythme, de ton et de sonorité, est la création du célèbre vers 29 :

Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline

Ce vers reprend l’adresse de la lettre à « Ma chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée » mais la transforme. Tout d’abord, les termes « chère » et « bien-aimée », porteurs de sentiments mais relevant du registre commun sont remplacés par le mot plus abstrait « amour », dont la valeur symbolique et poétique apparaît supérieure. Le mot « petite », familier dans cet emploi hypocoristique et, partant, pas assez mélioratif, a été supprimé. L’expression entière, dont le rythme croissant était déjà porteur d’un élan affectif, est transformée en un trimètre régulier centré sur le mot « amour ». Le ton déclamatoire est conféré par l’adjonction de la particule vocative « ô », qui est réservée à la langue littéraire, et plus particulièrement à la poésie, comme signe de l’apostrophe rhétorique.12 Enfin les sonorités ont été l’objet d’une organisation remarquable. Aux consonnes diverses de la phrase initiale (4 occlusives orales et 13 continues : 7 nasales, 2 roulées, 4 fricatives ou spirantes) ont succédé 9 nasales et 5 continues, ce qui assure l’extrême fluidité du vers par le disparition de toute consonne obstruante et une intense vibration nasale accordées à cette déclaration d’amour tragique. Ajoutons que les neuf nasales sont très régulièrement réparties, à raison de trois par mesure du trimètre.

Il n’est pas jusqu’à l’examen des voyelles de ce vers qui ne montre le travail de poétisation, avec au centre, entourant le mot « amour », la multiplication des voyelles arrondies /o/ et /u/ qui traduit la projection des lèvres en avant (qui est aussi le mouvement du baiser), précédées et suivies des voyelles non arrondies /e/ et /i/, et à la fin du vers, comme une fermeture (à l’inverse de la voyelle ouverte /a/ dans la première syllabe du vers), la voyelle la plus fermée du français, le /i/, suivie de la vibration de la nasale /n/ pour une finale féminine /-fəlin/ : le vers se ferme doucement après l’arrondissement sur les mots « mon amour ».

On voit ainsi tout le travail qu’a effectué Aragon pour transformer cette lettre en poème : outre les modifications apportées au contenu (suppressions et adjonctions), c’est par un travail sur le rythme, la tonalité, les sonorités qu’il y parvient. C’est toute la différence entre un texte poétique, si chargé soit-il de sentiments et de lyrisme, si travaillé soit son style, et un poème.

Quelle lecture du poème ?

En histoire, on pourrait étudier les Strophes pour se souvenir comme un document, témoignant des évolutions de la mémoire de la Résistance (et non de la Résistance elle-même : n’oublions pas que le texte, à la différence de l’Affiche rouge ou de la lettre de Manouchian, ne date pas des années quarante), ou comme un témoignage des formes et des spécificités de l’engagement à l’époque de la guerre froide, ou comme un exemple du virage patriotique d’un militant et d’un parti internationalistes.

Mais en cours de français, il est indispensable de prendre en compte la spécificité littéraire de ce texte, et en l’occurrence de ne pas perdre de vue que, pour célébrer, onze ans après, les fusillés du groupe Manouchian, Louis Aragon n’a pas, à la différence de ce qu’il a fait à de nombreuses reprises dans d’autres circonstances, écrit un discours, pas rédigé un article hagiographique pour un journal ou une revue (il en a dirigé plusieurs), pas développé un argumentaire historique, mais composé un poème.

Suivant le niveau de la classe et les objectifs du professeur, on pourra mettre l’accent de manière privilégiée sur l’un ou l’autre aspect du texte. Mais dans tous les cas, on ne peut pas l’étudier comme un discours ou un article, ni, à fortiori, comme un texte à la typologie indéfinie. Quel que soit l’objectif didactique, lire un poème, c’est y reconnaître … un poème ; étudier un poème, c’est montrer ce qui, dans son contenu, dans sa forme, dans l’usage surtout qui y est fait de la langue, en fait précisément un poème.

Avec les élèves, c’est cet usage de la langue qui est souvent le moins étudié, et pourtant le plus riche de possibilités : son approche permet de reconnaître ces données fondamentales que sont les sonorités et les rythmes et de déboucher sur une oralisation consciente et efficace ; de sortir de l’appréhension exclusive du texte lyrique par l’émotion et de discerner le travail de poétisation ; d’associer enfin activités de lecture et pratiques d’écriture sans être bridé par une conception uniquement normative de la poésie.

De ce triple point de vue, les Strophes pour se souvenir sont riches d’une grande quantité de procédés de poétisation d’autant plus visibles, donc décelables par les élèves, qu’ils sont la mise en œuvre consciente et délibérée, parfois démonstrative, de la conception de la poésie qu’Aragon a longuement élaborée.

Annexe 1 : Des éléments pour un commentaire

Plusieurs commentaires de ce poème sont évidemment possibles. On pourra dans tous les cas s’interroger, pour élaborer une problématique, sur ce qu’est ce texte. Il s’agit, on l’a vu, d’un poème engagé d’Aragon en hommage solennel à des résistants (pour perpétuer leur souvenir). A partir de chacun des éléments de cette définition : poème, Aragon, engagé, hommage, pourra se bâtir un plan. Celui qui suit est un exemple.

1) Une oeuvre engagée (fonction référentielle de Jakobson) :

2) Un hommage solennel :

3) Un poème (fonction poétique) 

4) Un texte d’Aragon

Annexe 2 : L’affiche rouge

Annexe 3 : La lettre originale de Manouchian

21 février 1944, Fresne

Ma chère Méline, ma petite orpheline bien aimée. Dans quelques heures je ne serai plus de ce monde. On va être fusillé cet après midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, j’y ne crois pas, mais pourtant, je sais que je ne te verrai plus jamais. Que puis-je t’écrire, tout est confus en moi et bien claire en même temps. Je m’étais engagé dans l’armée de la Liberation en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et de but. Bonheur ! à ceux qui vont nous survivre et goutter la douceur de la liberté et de la Paix de demain. J’en suis sûre que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoir dignement. Au moment de mourir je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit. Chacun aura ce qu’il meritera comme chatiment et comme recompense. Le peuple Allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur ! à tous ! — J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendu heureuse. jaurais bien voulu avoir un enfant de toi comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre sans faute et avoir un enfant pour mon honneur et pour accomplir ma dernière volonté. Marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je lègue à toi et à ta sœur et pour mes neveux. Après la guerre tu pourra faire valoir ton droit de pension de guerre en temps que ma femme, car je meurs en soldat regulier de l’Armée française de la Liberation. Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes ecris qui valent d’être lus. Tu apportera mes souvenirs si possibles, à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades toute à l’heure avec courage et serénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fais mal à personne et si je l’ai fais, je l’ai fais sans haine. Aujourd’hui il y a du soleil. C’est en regardant au soleil et à la belle nature que jai tant aimé que je dirai Adieu ! à la vie et à vous tous ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal où qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous à trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendu. Je t’embrasse bien bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaisse de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami Ton camarade Ton mari Manouchian Michel (djanigt).

P.S. Jai quinze mille francs dans la valise de la Rue de Plaisance. Si tu peus les prendre rends mes dettes et donne le reste à Armène. M.M.

1 À l’adresse http://www.discip.crdp.ac-caen.fr/lettres/trois/engage/text4co.htm . Consulté le 30 septembre 2013.

2 Hélène Sabbah, Littérature 1ère, Textes et séquences, Hatier, 2001, pages 236-237.

3http://www.cndp.fr/poetes-en-resistance/poetes/louis-aragon/strophes-pour-se-souvenir/pistes-pedagogiques.html . Consulté le 30 septembre 2013.

4 Et d’autant plus maladroit quand on sait l’intérêt qu’attachait Aragon à la structure de ses vers et à « ce qui différencie essentiellement ces vers du vers classique ou romantique dont ils n’ont que l’apparence extérieure » (Préface des Yeux d’Elsa, p. 26).

5 Des élèves ne manqueront pas de s’étonner qu’Aragon écrive « ils étaient vingt et trois » lorsqu’il découvriront que, dans sa lettre à Mélinée, Manouchian dit « Je mourrai avec mes 23 camarades », ce qui, avec lui, fait 24 partisans. En fait, un des 24 accusés, Migratrice, a été transféré devant une juridiction française, et dans les 23 condamnés à mort figurait une femme, Olga Bancic, que les nazis ne fusilleront pas (la fusillade est considérée par eux comme trop « noble » pour une femme) mais décapiteront plus tard en prison à Stuttgart.

6 Il est difficile d’être plus précis à partir de ce seul indice ; le poème a été publié en 1956 mais écrit en 1955 pour l’inauguration d’une rue « Groupe Manouchian » dans le 20e arrondissement de Paris, ce que les élèves ne peuvent savoir. Il appartiendra au professeur de le préciser quand il le jugera utile.

7 Voir annexe 2.

8 Voir des exemples dans Jean Mazaleyrat, Éléments de métrique française, Paris, Armand Colin, 1974, pages 77 et 207.

9 Sur la problématique des rimes chez Aragon, voir notamment l’étude très détaillée de Michel Murat, « Aragon, la rime et la nation », Romanic review, Janvier-Mars 2001, vol. 92, N. 1-2, p. 185-199.

10 « La consonne d’appui est la consonne qui, dans deux mots qui riment ensemble, se trouve placée immédiatement devant la dernière voyelle ou diphtongue pour les mots à rime masculine, et immédiatement devant l’avant-dernière voyelle ou diphtongue, pour les mots à rime féminine. » (Banville, Petit traité de poésie française, 1881, p. 56). Le dictionnaire de l’Académie, dans sa 9e édition (tome I, 1992), donne la définition : « Consonne d’appui, qui précède une voyelle accentuée et peut se retrouver à la rime, comme r dans rage et courage. »

11 Voir annexe 3.

12 Maurice Grévisse, Le bon usage, Paris, Duculot, 8e édition, 1964, p. 1006.