Emmanuel Saint Fuscien, L’Ecole sous le feu, Janvier et novembre 2015, Passés/Composés, 2022.

Emmanuel Saint Fuscien enseigne l’histoire, il est directeur d’études à l’EHESS. Ses travaux de recherche portent sur l’école en temps de guerre. C’est ce qui lui a donné une intuition assez simple : l’institution scolaire a réagi aux attentats de 2015 d’une façon qui pourrait s’apparenter à ce qu’elle a été pendant les périodes de guerre.

Pour vérifier cette intuition, l’auteur a envoyé un questionnaire a plusieurs acteur·ices de l’éducation, élèves, enseignants, personnels de vie scolaire et d’encadrement. Même si son travail, comme il l’admet lui-même, n’atteint pas complètement la rigueur d’une enquête sociologique au long cours, il en tire quelques pistes d’observation et de réflexion dont tout un chacun pourrait bien s’emparer.

Le fait qu’il y ait eu deux attentats, sur deux années scolaires différentes (Charlie Hebdo en janvier 2014/15, attaques coordonnées sur Paris et Saint Denis en novembre 2015/16) permet de mettre les deux moments en miroir : ce sont à peu de choses près les mêmes acteur·ices qui ont vécu les deux.

Or cette construction en miroir des deux premiers chapitres est éclairante : en janvier 2015, l’école en tant qu’institution eut à subir une attaque lourde de la sphère politico-médiatique sur ses défaillances supposées, Emmanuel de Saint Fuscien raconte en détail, dans un travail de critique des médias très précis, comment l’organisation rapide et soudaine de minutes de silence dans les écoles a donné lieu non pas tant à des « incidents » mais à une construction fantasmatique lourde autour de quelques perturbations montées en épingle. Ce récit est effrayant parce qu’il montre deux choses : d’abord la puissance de feu de ce que Daniel Schneidermann avait nommé un emballement médiatique et la façon dont il va recouvrir tout ce qui ressemble à une information ; ensuite l’épaisseur de l’ignorance de ce qu’est le travail pédagogique et éducatif mené pas à pas, dans la durée, au sein des classes et des établissements scolaires.

En regard, le récit de ce qui s’est joué en novembre de la même année fait contraste : un élan de solidarité vis-à-vis du monde éducatif (élèves et personnels) a vu le jour, dans le cadre d’une impression plus vaste de solidarité « culturelle». Même si l’on trouve ici ou là des rappels de l’inquiétude quant au déroulement des minutes de silence commandées par le ministre de l’intérieur, le ton a changé.

Mais une autre chose se remarque : l’institution, à commencer par la ministre elle-même (Mme Najat Vallaud-Belkacem à ce moment-là) a pris en charge un accompagnement précis des personnels et des élèves, au-delà de la seule injonction à ladite minute de silence. Des cellules de crise se réunissent à plusieurs niveaux pour inventer des modalités pédagogiques. Le fait que le week-end des 14 et 15 novembre ait de fait différé le retour des élèves en classe n’y est pas étranger, mais il faut aussi souligner la volonté de ne pas renouveler les errements de janvier. Le monde éducatif a appris et a repris la main.

Reste que plus on avance dans le livre et plus on se rapproche de la salle de classe. Ce n’est pas anodin : in fine, ce sont bien les interactions pédagogiques, entre enseignant·es, personnel·les d’éducation et élèves qui ont permis le passage de l’épreuve, et ceci dans la durée. Emmanuel Saint Fuscien évoque plusieurs pratiques qui se sont installées aussi bien entre janvier et novembre qu’après novembre : des dispositifs de correspondance, des travaux d’écriture ou de dessin, des lectures sur la violence, la notion de héros, etc. Un passage est particulièrement saisissant : l’auteur a eu accès à un documentaire encore inédit fabriqué par une enseignante de cours élémentaire qui a eu l’idée de placer une caméra dans sa classe dès le 8 janvier et qui a filmé cette année singulière. En lisant ce texte, on reconnait des pratiques héritées du mouvement Freinet : le dessin libre, le conseil, etc. Il faut bien le dire, c’est plutôt émouvant de voir comment la pratique quotidienne, dans la durée, de la relation pédagogique est le cadre le plus pertinent de l’action.

Ce qui se dessine en fait c’est un univers scolaire qui décide de laisser la place aux émotions des élèves comme des enseignants, et de les travailler comme un matériau de départ. On voit apparaitre en creux une définition de ce que pourrait être le travail scolaire : surgissement, observation, mise en discours. De là cette conclusion qui s’impose : les gens de l’école savent faire, ils apprennent, s’enrichissent de leur expérience, de leurs échanges et, dans l’expérimentation tâtonnante, font avancer les choses à bas bruit.

Mathieu Billière