“ Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages de l’histoire se produisent pour ainsi dire deux fois, mais il a oublié d’ajouter : la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce.” “ Hegel bemerkte irgendwo, daß alle großen weltgeschichtlichen Tatsachen und Personen sich sozusagen zweimal ereignen. Er hat vergessen, hinzuzufügen: das eine Mal als Tragödie, das andere Mal als Farce.”
Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852)
Après la guerre, les gouvernements successifs s’ingénient à trouver des remèdes au déficit chronique des finances publiques. Sous la 4e république, l’instabilité gouvernementale voit se succéder les présidents du Conseil. Le vendredi 26 juin 1953, c’est Joseph Laniel, un patron libéral, qui obtient l’investiture de l’Assemblée par 398 voix contre 206. Le 11 juillet, l’Assemblée nationale lui vote des pouvoirs spéciaux, l’autorisant à gouverner par décrets-lois, des lois qui ne sont ni discutées ni votées par le Parlement, qui peuvent remettre en question sans débat n’importe quelle autre loi, donnant ainsi à l’équipe gouvernementale toute latitude de reculer les limites d’âge pour obtenir la retraite, d’amender la Sécurité sociale, etc.
Les projets gouvernementaux – repousser le départ à la retraite de 65 à 67 pour les services «sédentaires» et de 58 à 60 pour les services «actifs» – inquiètent les fonctionnaires, qui ne veulent pas voir leur statut modifié. Face à leur mobilisation, Laniel décide de passer en force, à la veille des vacances d’été, au-dessus des parlementaires et sans que les organisations syndicales soient conviées à donner leur avis.
L’exposé des motifs du décret n°53-711 du 9 août 1953 relatif au régime des retraites des personnels de l’État et des services publics considère : « Les règles actuellement en vigueur ne sont plus adaptées à la situation démographique du pays, qui a évolué avec rapidité au cours des dernières années. La proportion des habitants âgés de plus de soixante ans est passée, entre 1920 et 1950, de 13 à 16 %. De plus l’accroissement de population enregistré depuis la fin de la guerre a surtout porté sur les enfants et les personnes âgées de plus de soixante ans. Ainsi une population active qui est restée pratiquement inchangée depuis trente ans, doit-elle assurer aujourd’hui l’entretien de 4 millions de personnes supplémentaires. »
Alors que les fédérations de fonctionnaires envisagent un mouvement de grève le mardi 4 août, le soir même, les postiers de Bordeaux se réunissent dans la cour de la poste principale. Des anarcho-syndicalistes les incitent à la lutte. La grève est votée. Les agents du téléphone informent de leur volonté les autres agences du département, puis du territoire et leurs fédérations respectives. C’est ainsi que dès le mercredi 5 août, les fédérations postales CGT et FO appellent à la grève séparément, la CFTC, n’interdisant pas d’y participer.
Le 7 août, une fois connues les mesures prévues par le gouvernement, la grève s’étend rapidement. S’y joignent ensuite de nombreuses entreprises nationalisées, en particulier l’Électricité et le Gaz de France, la SNCF et les Houillères Nationales où le mot d’ordre de grève est lancé le 8 août par les trois grandes centrales syndicales.
Le gouvernement lui-même, toute la presse, les directions d’administration et des services publics sont surpris par l’ampleur des grèves.
Le dimanche 9 août, le gouvernement Laniel fait publier le décret 53.711 qui vise notamment le régime particulier de retraites des cheminots (plus particulièrement l’âge de départ à la retraite). En même temps, pressentant la réaction des cheminots, il fait publier, le même jour, au Journal Officiel un arrêté ministériel portant réquisition collective de l’immense majorité du personnel. Mais comme cette réquisition collective ne donne pas les résultats escomptés par les autorités, elles procèdent alors aux réquisitions individuelles. Toutes ces dispositions sont prises en violation flagrante du droit de grève reconnu par la Constitution. Le jour de publication de ces décrets-lois au Journal officiel, la grève rebondit donc chez les cheminots puis aboutit à sa généralisation dans tout le pays, à tous les services et entreprises publics.
À son point culminant, elle sera suivie par quatre millions de travailleurs. Il n’y a plus de trains, plus de courrier. Le téléphone, alors manuel entre Paris et la province, est paralysé, le gouvernement doit utiliser les lignes intérieures de l’armée. Les chèques postaux sont bloqués, les ordures ménagères s’entassent sur les trottoirs des villes.
Malgré tous ces signes qu’il est évidemment facile, a posteriori, de trouver avant-coureurs, la soudaineté des grèves frappe les contemporains.
Le caractère de quasi-unanimité qui marque les grèves de 1953 explique certainement qu’elles se déroulent dans un climat assez calme. Les heurts entre grévistes et non grévistes sont assez rares, en partie parce que ces derniers sont souvent peu nombreux. Autre spécificité des grèves de 1953, la multiplicité des revendications dont le mouvement est porteur, leur importance relative variant fortement au cours du conflit. C’est bien sûr la protestation contre les décrets-lois Laniel et en particulier le recul de l’âge de la retraite qui est à l’origine du conflit. On voit resurgir le vieux thème de la retraite pour les morts : un responsable des cheminots CGT de Boulogne-sur-Mer affirme ainsi que « le gouvernement veut reculer l’âge de la retraite à un point tel que la plupart des cheminots, usés par le travail, ne vivront pas assez pour en jouir »
Dès la mi-août, les décrets-lois Laniel semblent passer à l’arrière-plan des préoccupations des grévistes. Les questions salariales jouent dès lors un rôle nettement plus important.
Les syndicats n’étaient pas unis en front syndical, la CGT et FO venaient de faite scission ; cette grève n’a pas été populaire, les industriels, les commerçants, les artisans et dans le monde rural ne soutenaient pas les fonctionnaires « qui coûtent si cher aux contribuables, qui les servent si mal, alors qu’ils jouissent de tant d’avantages sans équivalent dans le secteur privé ». Et pourtant ce mouvement a été victorieux : aucun des décrets-lois contestés n’est finalement appliqué, l’âge de la retraite n’est pas repoussé, les sanctions pour faits de grève ne sont pas appliquées et les fonctionnaires obtiennent des revalorisations salariales.