Travail, valeur, pédagogie, dignité : ces vocables constellent les éditoriaux et pétillent sur les écrans en toute opacité et toute confusion. De quelle sorte d’activité est-il question ? Et qu’est-ce donc que cette « valeur », cette « pédagogie » jamais suffisante et cette « dignité » sans cesse évoquées ?

Ces mots maintenant usés, abrasés, tant ils ont été maltraités dans la machinerie médiatico-politique n’auraient-ils pas été captés par l’idéologie dominante et mis au service de sa propagande c’est-à-dire de son action pour produire des images et modifier des comportements assurant son développement et sa pérennité, ceci par tous les moyens jusqu’aux moins avouables ? Il semble bien qu’il en soit ainsi. 

Travail d’abord : mais, sans plus tarder, une confession : voici soixante ans que je vis sans travailler !  

J’ai travaillé “avant”, entre dix-neuf et trente ans, dans l’industrie, agent technique disait-on, en réalité une sorte d’ouvrier quelque peu spécialisé : à périr d’ennui s’il n’y avait eu l’engagement militant politico-syndical contre, justement, le travail.  

es mots maintenant usés, abrasés, tant ils ont été maltraités dans la machinerie médiatico-politique n’auraient-ils pas été captés par l’idéologie dominante et mis au service de sa propagande c’est-à-dire de son action pour produire des images et modifier des comportements assurant son développement et sa pérennité, ceci par tous les moyens jusqu’aux moins avouables ? Il semble bien qu’il en soit ainsi. 

Travail d’abord : mais, sans plus tarder, une confession : voici soixante ans que je vis sans travailler !  

J’ai travaillé “avant”, entre dix-neuf et trente ans, dans l’industrie, agent technique disait-on, en réalité une sorte d’ouvrier quelque peu spécialisé : à périr d’ennui s’il n’y avait eu l’engagement militant politico-syndical contre, justement, le travail.  

Et pour tout dire, avant encore, à partir de quatorze ans je travaillais pendant les deux mois de “grandes vacances” dans une fabrique de papier du nord des Landes, “La Cellulose du bois”, qui existe encore je crois, puis dans une huilerie du port de Bordeaux à Bacalan où je faisais les “trois huit” à décrasser des filtres brûlants.  

Et ce n’était pas triste. Pas pour moi qui savais que mon avenir était ailleurs. A la pause, vers trois heures du matin, je dévorais mon “casse-croûte” à l’omelette confectionné par ma mère, j’en ai encore l’eau à la bouche, arrosé d’une “chopine” d’eau teintée de quelques goûtes de café sucré.  

Et ce n’était pas triste car j’attendais le beau moment où, à la fin de la semaine, je lui remettrais l’enveloppe contenant les quelques billets de ma paie, comme on disait.   

J’ai donc travaillé jusqu’en 1971 quand l’opportunité s’est présentée de m’introduire dans l’institution éducative, par une porte dérobée, en tant que “maitre auxiliaire” dans un collège d’enseignement technique où j’étais cessé enseigner le peu que je savais d’électricité et d’électronique. Il suffisait, pour accéder à cette sinécure, d’avoir au moins cinq ans d’industrie dans son bagage. Et c’est à partir de cet instant-là que je n’ai plus travaillé. Je ne travaillais pas, je jubilais !  

Je découvrais une activité, un métier qui n’avait rien à voir avec la besogne mortifère de l’usine mais tout à voir plutôt avec le ravissement procuré par la découverte d’un monde où je pourrais, si je m’en donnais les moyens et les outils, contribuer au grandissement de quelques enfants et adolescents. 
Les moyens et les outils je les découvrais et les affûtais grâce à… Mai 68 ! Je fréquentais pour cela, tous les soirs de 19 à 22h l’université de Vincennes ouverte aux non-bacheliers de mon espèce et là je découvrais la parole éblouissante de quelques prestigieux enseignants. 

Là, enfin, je baignais dans le savoir jusqu’alors insoupçonné. Je dormais peu, me dépensais beaucoup pendant quatre ans mais je ne travaillais pas : je jubilais ! Et c’est ainsi qu’un beau jour de septembre, adoubé par l’épreuve du concours, je fus en mesure d’enseigner “les lettres”, comme un vrai “prof”. 

Et c’est ainsi que pendant les trente-cinq ans qui suivirent je continuai à ne pas travailler puisque je jubilais en compagnie d’enfants parfois attentifs et coopératifs parfois, souvent, désespérants. Mais j’apprenais, je ne cessais d’apprendre car tout le savoir, toute la culture était là à portée de la main et des yeux et je m’engageai bien sûr, je m’engageai dans la pédagogie, je devins un militant “pédagogiste” comme disent encore parfois les “instructeurs” adeptes de l’inculcation qui ne savent pas que ce mot “pédagogiste” qu’ils crachent est celui de Montaigne louant, en ses Essais, les enseignants qui n’usaient pas de la férule pour courber les échines mais de la raison bienveillante qui fait se redresser les têtes. 

Je jubilai ainsi jusqu’à la retraite. Je ne travaillais pas. Et voici maintenant vingt-trois ans que je vis, non pas en retrait mais très activement en liberté, cette liberté dont on veut, par une “réforme” infâme, priver les femmes et les hommes particulièrement celles et ceux pour qui l’activité tout au long de leur vie n’a jamais été jubilatoire mais bien plutôt de l’ordre du tourment. 

Qu’en est-il alors pour ces femmes et ces hommes astreints leur vie durant à ces “tâches prosaïques” comme dit Edgard Morin qui sont en réalité ces tâches répugnantes, dégradantes, accablantes, que nul ne choisirait d’assumer s’il avait le choix ? Qu’en est-il de cette confusion savamment ou plus ou moins consciemment entretenue entre les mots “valeur” et “travail” ? Qu’en est-il enfin de cette “dignité” dont se prévalent celles et ceux qui n’ont jamais eu à assumer les besognes accablantes ? Je me suis, à cet égard, longuement exprimé ici il y a peu. 

Je ne peux alors que regretter, une fois de plus, le malvenu aphorisme de F. Ruffin s’exclamant sur je ne sais quelle antenne : “je suis partisan de la valeur travail !” Ce qui, à bien y regarder, n’a pas de sens. 

Il est tout à fait regrettable, F. Ruffin, que prononçant les mots travail et valeur sans plus de précaution tu (je te tutoie car nous sommes, évidemment, du même côté de la barricade) participes, sans le souhaiter certes, à cette confusion lexicale constitutive de l’idéologie néo-libérale dominante, idéologie, en effet, comme masque de la réalité ? 

Car de quoi parles-tu quand tu brandis le mot “travail” ? De ton activité particulièrement jubilatoire (il suffit de te regarder trente secondes pour s’en convaincre) ou de celle de cette femme de ménage dont tu te soucies sincèrement j’en suis convaincu et qui va matin et soir nettoyant les salissures des lieux d’aisance des “riches” ou encore l’activité de cet homme accroché à son marteau-piqueur la journée durant ? De quoi parles-tu ? Car si ton affairement est travail alors leur activité n’est pas travail mais besogne, mot qui porte en lui l’obligation et la servitude. 

Et de quoi parles-tu proclamant la “valeur travail” ? Je laisse aux économistes plus ou moins libéraux et à la vulgate marxienne le soin d’évaluer la quantité de travail nécessaire à la détermination du prix d’une marchandise produite car ce qui m’intéresse c’est l’acception axiologique de l’activité humaine, c’est-à-dire ce qu’il en est de l’éthique, de la morale et de la dignité relativement à la notion de travail. Il conviendrait alors de préciser le mode d’activité qui serait éthiquement admissible, moralement acceptable et porteur en soi de dignité. 

Mais il est nécessaire à ce point de préciser ce que l’on entend par dignité. Pour ma part je me référerais volontiers à la notion kantienne de la dignité qui implique et nécessite que la personne soit toujours traitée comme une fin en soi et jamais comme un moyen. De sorte que le salarié contraint à la besogne, à cette servitude pour laquelle il n’aurait jamais opté s’il avait eu le choix, se trouve évidemment réifié en moyen, en “ressource humaine” comme on dit aujourd’hui plaisamment dans le langage entrepreneurial et n’a donc rien à voir avec quelque dignité que ce soit. 

Quant à la besogne accomplie elle ne recèle en soi nulle dignité comme le voudrait aussi bien la vulgate ouvriériste que l’idéologie libérale et la religiosité doloriste qui, par la souffrance atteindrait au salut. Elle répond dramatiquement à la nécessité.  Il n’y a, en outre, nulle dignité lovée dans la marchandise produite dont on sait aujourd’hui plus que jamais qu‘elle est par sa profusion en forme de gabegie destructrice de la vie sur terre. Comme il n’y a aucune dignité dans le geste mortifère qui la produit. Comme il n’y a aucune dignité dans l’accomplissement des tâches serviles mais bien plutôt le surgissement de la question aporétique : si les tâches serviles répondent à la nécessité absolue, à qui revient-il, en justice, de les assumer et selon quelles modalités ? 

N’apparait-il pas alors que la dignité, toute la dignité, s’exprime par le refus de l’injustice dans la répartition des servitudes inéluctables ? N’apparait-il pas alors que le geste digne par excellence n’est pas celui de la soumission mais celui qui redresse les têtes pour faire front, celui accompli par ta maintenant collègue Rachel Keke et ses camarades. Car la dignité de la personne n’est jamais dans la soumission réificatrice mais toujours dans la révolte qui, par essence, est émancipatrice. 

Raison pour laquelle il conviendrait, me semble-t-il, de ne pas entretenir la confusion lexicale entre “travail et “besogne”, entre valeur éthique et valeur comptable, entre dignité et nécessité, entre émancipation et servitude, entre pédagogie et propagande. 

Et pour tout dire, avant encore, à partir de quatorze ans je travaillais pendant les deux mois de “grandes vacances” dans une fabrique de papier du nord des Landes, “La Cellulose du bois”, qui existe encore je crois, puis dans une huilerie du port de Bordeaux à Bacalan où je faisais les “trois huit” à décrasser des filtres brûlants.  

Et ce n’était pas triste. Pas pour moi qui savais que mon avenir était ailleurs. A la pause, vers trois heures du matin, je dévorais mon “casse-croûte” à l’omelette confectionné par ma mère, j’en ai encore l’eau à la bouche, arrosé d’une “chopine” d’eau teintée de quelques goûtes de café sucré.  

Et ce n’était pas triste car j’attendais le beau moment où, à la fin de la semaine, je lui remettrais l’enveloppe contenant les quelques billets de ma paie, comme on disait.   

J’ai donc travaillé jusqu’en 1971 quand l’opportunité s’est présentée de m’introduire dans l’institution éducative, par une porte dérobée, en tant que “maitre auxiliaire” dans un collège d’enseignement technique où j’étais cessé enseigner le peu que je savais d’électricité et d’électronique. Il suffisait, pour accéder à cette sinécure, d’avoir au moins cinq ans d’industrie dans son bagage. Et c’est à partir de cet instant-là que je n’ai plus travaillé. Je ne travaillais pas, je jubilais !  

Je découvrais une activité, un métier qui n’avait rien à voir avec la besogne mortifère de l’usine mais tout à voir plutôt avec le ravissement procuré par la découverte d’un monde où je pourrais, si je m’en donnais les moyens et les outils, contribuer au grandissement de quelques enfants et adolescents. 
Les moyens et les outils je les découvrais et les affutais grâce à… Mai 68 ! Je fréquentais pour cela, tous les soirs de 19 à 22h l’université de Vincennes ouverte aux non-bacheliers de mon espèce et là je découvrais la parole éblouissante de quelques prestigieux enseignants. 

Là, enfin, je baignais dans le savoir jusqu’alors insoupçonné. Je dormais peu, me dépensais beaucoup pendant quatre ans mais je ne travaillais pas : je jubilais ! Et c’est ainsi qu’un beau jour de septembre, adoubé par l’épreuve du concours, je fus en mesure d’enseigner “les lettres”, comme un vrai “prof”. 

Et c’est ainsi que pendant les trente-cinq ans qui suivirent je continuai à ne pas travailler puisque je jubilais en compagnie d’enfants parfois attentifs et coopératifs parfois, souvent, désespérants. Mais j’apprenais, je ne cessais d’apprendre car tout le savoir, toute la culture était là à portée de la main et des yeux et je m’engageai bien sûr, je m’engageai dans la pédagogie, je devins un militant “pédagogiste” comme disent encore parfois les “instructeurs” adeptes de l’inculcation qui ne savent pas que ce mot “pédagogiste” qu’ils crachent est celui de Montaigne louant, en ses Essais, les enseignants qui n’usaient pas de la férule pour courber les échines mais de la raison bienveillante qui fait se redresser les têtes. 

Je jubilai ainsi jusqu’à la retraite. Je ne travaillais pas. Et voici maintenant vingt-trois ans que je vis, non pas en retrait mais très activement en liberté, cette liberté dont on veut, par une “réforme” infâme, priver les femmes et les hommes particulièrement celles et ceux pour qui l’activité tout au long de leur vie n’a jamais été jubilatoire mais bien plutôt de l’ordre du tourment. 

Qu’en est-il alors pour ces femmes et ces hommes astreints leur vie durant à ces “tâches prosaïques” comme dit Edgard Morin qui sont en réalité ces tâches répugnantes, dégradantes, accablantes, que nul ne choisirait d’assumer s’il avait le choix ? Qu’en est-il de cette confusion savamment ou plus ou moins consciemment entretenue entre les mots “valeur” et “travail” ? Qu’en est-il enfin de cette “dignité” dont se prévalent celles et ceux qui n’ont jamais eu à assumer les besognes accablantes ? Je me suis, à cet égard, longuement exprimé ici il y a peu. 

Je ne peux alors que regretter, une fois de plus, le malvenu aphorisme de F. Ruffin s’exclamant sur je ne sais quelle antenne : “je suis partisan de la valeur travail !” Ce qui, à bien y regarder, n’a pas de sens. 

Il est tout à fait regrettable, F. Ruffin, que prononçant les mots travail et valeur sans plus de précaution tu (je te tutoie car nous sommes, évidemment, du même côté de la barricade) participes, sans le souhaiter certes, à cette confusion lexicale constitutive de l’idéologie néo-libérale dominante, idéologie, en effet, comme masque de la réalité ? 

Car de quoi parles-tu quand tu brandis le mot “travail” ? De ton activité particulièrement jubilatoire (il suffit de te regarder trente secondes pour s’en convaincre) ou de celle de cette femme de ménage dont tu te soucies sincèrement j’en suis convaincu et qui va matin et soir nettoyant les salissures des lieux d’aisance des “riches” ou encore l’activité de cet homme accroché à son marteau-piqueur la journée durant ? De quoi parles-tu ? Car si ton affairement est travail alors leur activité n’est pas travail mais besogne, mot qui porte en lui l’obligation et la servitude. 

Et de quoi parles-tu proclamant la “valeur travail” ? Je laisse aux économistes plus ou moins libéraux et à la vulgate marxienne le soin d’évaluer la quantité de travail nécessaire à la détermination du prix d’une marchandise produite car ce qui m’intéresse c’est l’acception axiologique de l’activité humaine, c’est-à-dire ce qu’il en est de l’éthique, de la morale et de la dignité relativement à la notion de travail. Il conviendrait alors de préciser le mode d’activité qui serait éthiquement admissible, moralement acceptable et porteur en soi de dignité. 

Mais il est nécessaire à ce point de préciser ce que l’on entend par dignité. Pour ma part je me réfèrerais volontiers à la notion kantienne de la dignité qui implique et nécessite que la personne soit toujours traitée comme une fin en soi et jamais comme un moyen. De sorte que le salarié contraint à la besogne, à cette servitude pour laquelle il n’aurait jamais opté s’il avait eu le choix, se trouve évidemment réifié en moyen, en “ressource humaine” comme on dit aujourd’hui plaisamment dans le langage entrepreneurial et n’a donc rien à voir avec quelque dignité que ce soit. 

Quant à la besogne accomplie elle ne recèle en soi nulle dignité comme le voudrait aussi bien la vulgate ouvriériste que l’idéologie libérale et la religiosité doloriste qui, par la souffrance atteindrait au salut. Elle répond dramatiquement à la nécessité.  Il n’y a, en outre, nulle dignité lovée dans la marchandise produite dont on sait aujourd’hui plus que jamais qu‘elle est par sa profusion en forme de gabegie destructrice de la vie sur terre. Comme il n’y a aucune dignité dans le geste mortifère qui la produit. Comme il n’y a aucune dignité dans l’accomplissement des tâches serviles mais bien plutôt le surgissement de la question aporétique : si les tâches serviles répondent à la nécessité absolue, à qui revient-il, en justice, de les assumer et selon quelles modalités ? 

N’apparait-il pas alors que la dignité, toute la dignité, s’exprime par le refus de l’injustice dans la répartition des servitudes inéluctables ? N’apparait-il pas alors que le geste digne par excellence n’est pas celui de la soumission mais celui qui redresse les têtes pour faire front, celui accompli par ta maintenant collègue Rachel Keke et ses camarades. Car la dignité de la personne n’est jamais dans la soumission réificatrice mais toujours dans la révolte qui, par essence, est émancipatrice. 

Raison pour laquelle il conviendrait, me semble-t-il, de ne pas entretenir la confusion lexicale entre “travail et “besogne”, entre valeur éthique et valeur comptable, entre dignité et nécessité, entre émancipation et servitude, entre pédagogie et propagande. 

Nestor Romero