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Sophie Audoubert — Édité par Thomas Messias — 10 novembre 2022 à 16h59

[TRIBUNE] Le cas édifiant de l’École polytechnique est hélas très représentatif de la façon dont la France renouvelle ses élites.

Les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) sont considérées comme le bras armé de la méritocratie à la française, justifiant d’un coût par étudiant nettement plus élevé qu’à l’Université: en 2019, l’État a dépensé en moyenne 15.710 euros pour un élève de CPGE, contre 10.110 euros pour un étudiant à la fac. Les concours auxquels préparent ces classes dites d’excellence sont tenus, par leurs exigences comme leurs protocoles, pour des exemples vertueux de justice scolaire: les meilleurs, autrement dit les plus méritants, sont les élus, certes rares, mais naturels.

L’École polytechnique (X) est particulièrement emblématique, dans l’imaginaire collectif, de cette juste sélection par l’effort combiné au talent, parce qu’elle choisit ses aspirants non en fonction de leur réussite dans des disciplines marquées socialement dans la mesure où leur maîtrise dépend en partie du milieu dans lequel on a baigné dès son plus jeune âge (tout le monde connaît à présent les travaux de Bourdieu et Passeron sur le sujet), mais dans les sciences dites «dures», celles qu’on ne saurait soupçonner de biais culturels, les sciences objectives, pures de toute influence ou domination bourgeoise, pour le dire clairement. Et pourtant.

Pourtant ses promotions successives la révèlent comme le miroir désolant des inégalités profondes qui minent notre école, incapable de redresser les injustices de naissance, qu’elle ne sait que reproduire au contraire, voire aggrave. Ainsi, en ce qui concerne Polytechnique, cet écart abyssal entre les enfants d’ouvriers et les enfants de cadres semble figé depuis des décennies, renvoyant l’école à une impuissance tragique.

Si on observe à la louche les statistiques, on constate par exemple que, à la fin des années 1950, moins de 3% des enfants d’ouvriers intégraient l’X, alors qu’ils représentaient entre 30 et 40% de la population; aujourd’hui, ils comptent pour 1,1% des reçus (pour 19,6% d’ouvriers dans la population globale). À l’inverse, à la même période, les enfants de cadres étaient près de 50% à rejoindre Polytechnique alors qu’ils représentaient moins de 5% de la population; aujourd’hui, ils constituent 81% d’une promotion (pour 19,3% de cadres dans la population globale).

Les chiffres sont implacables: l’École polytechnique, loin d’être un exemple de méritocratie, est une machine à reproduire les inégalités sociales, de génération en génération –sauf à penser que les enfants de cadres seraient, par nature, plus méritants que les enfants d’ouvriers: idéologie aristocratique et essentialiste qui reviendrait à nier la possibilité même d’une méritocratie.

Cette réalité est d’autant plus regrettable dans un pays démocratique que les anciens élèves de l’X composent une grande partie de l’élite économique et politique, autrement dit occupent les positions de pouvoir, lesquelles apparaissent de facto, nonobstant les chantres les plus enthousiastes de la méritocratie républicaine, comme le monopole infrangible des classes sociales les plus favorisées.

On peut dès lors s’interroger sur le bien-fondé d’une dépense de l’État 50% plus élevée pour ceux qui disposent déjà, par le hasard de leur naissance, des ressources les plus importantes, surtout à une époque où la réforme Parcoursup a fait la démonstration éclatante de la paupérisation accélérée de l’Université française.

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