Via le collectif Lettres vives

C’était un jeudi, à quelques jours de la rentrée. Il faisait un beau soleil bien franc, bien ferme, bien déterminé à nous faire sentir tout le poids de la chaleur de l’été. Et sans vraie surprise, ils étaient là. Je les ai tous trouvés tellement beaux, tellement grands, tellement déjà adultes dans leurs beaux costumes noirs et élégants. Je les ai retrouvés bien transformés, avec tout l’épaisseur des émotions qu’ils partageaient. Je les ai trouvés tellement grandis, mes pioupious de 1STI2D !

C’était une classe bien singulière : ma dernière classe de première avant la réforme du lycée, ma première classe de STI2D, une classe dont j’étais professeure principale. Mieux, en vérité : une classe dont j’ai été heureuse et fière d’être professeure principale. Il y a des classes, comme cela, qui marquent longtemps parce qu’on a vécu avec elles, avec eux, une aventure particulière, faite un peu d’étude de textes et de dissertation mais surtout de beaucoup d’humanité, de coups de colères et de fous rires, de tout ce qui se partage, humainement, dans une salle de cours et que les tableaux excel ne sauront jamais enfermer.

Dans cette classe, il y avait un élève en fauteuil et cela générait quelque chose de très positif, un souci permanent du confort et du bien-être de ce camarade un peu singulier et tellement attachant, un souci tellement ouvert et généreux qui donnait le ton du groupe. L’AESH avait tout ce qu’il fallait d’aide et de soutien pour accompagner son élève, notre élève !

Dans cette classe, ils étaient souvent potaches, mais jamais méchants. Quand ils me saoulaient trop, je leur disais invariablement qu’ils me donnaient envie d’aller élever des chèvres dans la Larzac. Au bout d’un semestre, dès qu’ils sentaient le ton monter, il y en avait souvent un pour me demander « Vous voulez aller élever des chèvres, là ? »

Avec cette classe, essentiellement de garçons, nous avions travaillé à des discours d’éloges de femmes admirables. Certains avaient choisi des scientifiques. Leurs affiches décorent toujours les murs d’une des salles informatiques. L’année dernière, plusieurs élèves de mes classes avaient été curieux de ces affiches et de la classe qui les avaient réalisées et cela m’avait fait plaisir : ce petit projet de classe produit encore du sens aujourd’hui qu’ils ont quitté le lycée.

Pour cette classe, j’avais demandé une dédicace personnalisée à Maylis de Kerangal de Naissance d’un pont. J’avais scanné la dédicace et j’avais fabriqué pour chacun un marque-page. Ils avaient été très touchés : tout à coup, la littérature devenait quelque chose de tellement vivant, de tellement charnel. Et puis ils étaient émus, au fond, qu’une écrivaine ait ainsi écrit quelque chose tout exprès pour eux. Ce que peut provoquer une si modeste trace manuscrite !

Ce n’était pas une classe de ceux qu’on nomme des littéraires et pourtant, il me semble qu’autour de cet objet que nous appelons littérature, avec ces jeunes gens débordants de vitalité et de curiosités, nous avions réussi à constituer un petit salon confortable et ouvert sur le monde et sur les autres. J’ai souvenir de très belles anthologies poétiques qu’ils avaient composées, en fin d’année. J’ai souvenir de vraies surprises au moment du déploiement du sens de « L’horloge » de Baudelaire ou encore de « la bicyclette » de Jacques Réda. J’ai le sentiment que la poésie, avec eux, ce n’était vraiment, finalement, pas rien et c’est tellement important de partager cela avec des élèves !

C’était un jeudi, à quelques jours de la rentrée. Ils étaient beaux, tous vêtus de leurs trois années de plus et de leurs beaux costumes sombres.

L’un d’entre eux reposaient là et c’était inacceptable.

L’un d’entre eux a été fauché sur la route et, soudain, les statistiques d’accidentologie du weekend du 15 août ont sonné un glas parfaitement insupportable.

L’un d’entre eux reposait là et si j’étais tellement touchée de les retrouver tous, et de les saluer tous, et de leur dire combien ils sont beaux, tous, j’aurais préféré que nous n’ayons jamais eu cette occasion de nous revoir.

[…]

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