L’année scolaire s’achève, enfin. Malgré l’engagement pédagogique, malgré la solidarité entre collègues, je me dis que je ne pourrais pas revivre une année comme celle-ci. S’il y a encore quelques semaines, je regardais les collègues qui « posaient leur dém’ » sans trop réussir à comprendre comment ils/elles pouvaient quitter ce si beau métier, cette fin d’année me fait envisager que quitter le navire avant qu’il coule et nous emporte avec lui est peut-être une sage décision. … — … Avis de tempête … — …

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Dans notre quartier, les équipes sont épuisées. Un épuisement qui n’a rien à voir avec la fin d’année habituelle où les gamins sont fatigués, les élèves excités et surtout les CM2 qu’est-ce qui sont chiants. Ce n’est pas non plus la saine fatigue d’après la tempête, celle où l’on s’effondre dans son canapé au retour de classe de découverte. Aucun anticyclone en vue, bien au contraire. V’là les vents violents qui nous attendent dès la rentrée avec les élèves sans maîtresses et nos néo-moussaillons contractuels à former.

Cet épuisement, il touche au cœur, il va droit au moral.

Le Brick « Mercure » attaqué par deux navires turcs (1892), Ivan Aïvazovski

Octobre – novembre – Ma classe est dure cette année : il y a ce minot avec qui je n’y arrive pas. Pendant ce temps-là, la loi Rilhac passe à l’Assemblée nationale. Iels souhaitent nous manager avec leurs petits chefaillons, qu’ils essayent ! Nos directeurs/rices parisiennes, déchargé.es à plein temps, se prennent déjà souvent pour des « pilotes » de bateau aux ordres de l’amiral-inspectrice. Il y a des écoles dans le quartier où iels deviennent carrément autoritaires, font régner la terreur et vous font replier vos voiles quand ce n’est pas elleux qui ont choisi la direction. Ailleurs, même quand iels ne jouent pas aux chefs, iels sont tellement absorbés par les tableurs et les idées de la hiérarchie qu’iels en oublient ce que c’est que le travail dans une école, que la pédagogie ne peut se réduire à des chiffres et des formules creuses. On finit par plus parler la même langue. Et partout c’est la même chose, les équipes et leur dirlot.e rencontrent des « difficultés de communication ».

On finit par plus parler la même langue.

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Décembre – Janvier – Février – Depuis une école, on voit arriver les vagues. Un cas dans une classe, un cas dans l’autre, un cas dans la mienne. Deux cas, trois cas. On tient un tableau en salle des adultes : qui aura la médailles des gestes barrières ? Vincent n’a eu qu’un cas, alors que Djamila en a eu onze dans sa classe. Oui, mais Vincent ne demande pas aux parents de tester leurs enfants ! C’est de la triche ! Puis, une fois qu’on a fait face à la vague – qu’on est resté en poste comme un joli phare républicain avec des rayures bleues, blanches et rouges face à l’écume et au virus aérotransporté. Masque bandé sur le visage, bien tendu, porté près de la bouche : prêt à recevoir tous les embruns. Paf ! Une fois qu’on a fait face… on finit par tomber soi-même. Stéphanie, pas remplacée. Sandrine, pas remplacée. Ana, pas remplacée. Enfin, les vacances … Arthur, Sylvie, Jonas, malades pendant les vacances. Le coup classique. Et puis la rentrée… on a pas encore atteint le creux de la vague. Le grand timonier nous crie depuis son île : « Va falloir tenir les gars, allez on tient, l’école de la République, elle reste ouveeeerrte ». On a tous regardé où elle était son île : Ibiza, les Baléares, la Méditerranée. Mais nous, c’est la putain de tempête. Rien à voir avec la mare nostrum. On avait envie de crier « Jean-Michel, je te jure, c’est ouvert mais prend l’eau. Ça prend vraiment putain l’eau ton école ! ». Protocole, test, auto-test. « Bonjour, un enfant de la classe de Djibril a été testé positif, oui, oui, deux tests, un lundi, euh non… J-1, J-2, J-3, mardi. Oui, mardi… c’est ça. Sinon ? Sinon, il pourra pas revenir à l’école. Non, non, un test oui. Et puis, après un ce week-end, samedi ou dimanche c’est pratique vous avez le choix. » « Bonjour, un enfant de la classe de Cissé a été testé positif, deux tests, mardi, dimanche, merci au revoir. » «  Enfant classe de Hector, positif, test mardi, test dimanche. » …

L’incendie du navire amiral turc par Kanáris (1881), Ivan Aïvazovski

Puis, une fois qu’on a fait face à la vague – qu’on est resté en poste comme un joli phare républicain avec des rayures bleus, blanches et rouges face à l’écume et au virus aérotransporté… on finit par tomber soi-même.

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Février – Mars – Avril – On a très (peut-être trop) vite oublié les protocoles, et avec les protocoles le covid et sa gestion catastrophique par le ministère de l’Éducation nationale. Même si on en oublie la cause, la fatigue elle met du temps à disparaître. J’ai plus le covid, mais clairement je suis encore malade pendant les vacances de février. Le seum de tomber malade toujours pendant les vacances et que mes chefs ne sachent pas à quel point ce travail me pompe le sang. Dans notre école, il y a des fuites d’eau à chaque fois qu’il pleut (dans un navire, on appelle cela une « voie d’eau ») : il suffirait d’enlever les feuilles du toit mais la mairie ne le fait pas. A trois cent mètres, l’école d’à côté s’est faite cambrioler plusieurs fois en deux mois. Portes fracturées, matériel informatique volé, certaines classes sont sans dessus-dessous. L’équipe est en colère car rien n’est fait pour empêcher les vols. Iels se disent qu’il faut vraiment être dans la dèche pour venir choper un butin aussi minable que ce qu’ils peuvent trouver dans leurs salles de classe.

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Mai – Juin – Juillet – On va pas se mentir : le quartier a surfé sur la vague mélencho-nupes. On s’était jamais aussi intéressé à des élections, et même les autonomes sont allés à des meetings de Mélenchon. Parents, élèves, enseignant.es, on y croyait. Malheureusement, les petits matins déchantent et la frégate Educnat ne se nourrit d’espoir. Partout ça craque : là, des bagarres explosent tous les jours – les mômes frappent, s’éclatent la gueule et on est obligé de les ceinturer. L’école est sous tension, ça frise dans tous les sens. Ici, des parents harcèlent une collègue qui doit garder contre vents et marées leur enfant terrible dans sa classe sans que nos chefs soient capables de fournir autre chose qu’un soutien passif. Ou encore un peu plus loin où des gamins en souffrance craquent tous les jours. Vous connaissez ce qu’on appelle une « crise », chez nous ? Vous avez déjà tenu un enfant hors de lui, hurlant comme un damnée ? Vous connaissez cette danse où la souffrance et la violence se donnent la main sur un mélange de hurlements, de voix douces et de sirènes de pompier ?

Pourquoi iels craquent tou.tes en ce moment ? Peut-être qu’iels ont tellement cru à « Mélenchon premier ministre » que c’est la gueule de bois électorale. La gueule de bois électorale des mômes qui en avaient vraiment besoin, eux, d’avoir la gauche au pouvoir. Des coups de pied dans les murs, des « ta gueule sale pute », des bastons. Peut-être.

La gueule de bois électorale des mômes qui en avaient vraiment besoin, eux, d’avoir la gauche au pouvoir.

Dans tous les cas, ce qui est sûr – et ça doit être établi parce que du médecin à la directrice d’école, de l’inspecteur à la syndicaliste, tout le monde le répète – « ce qu’on vit là dans les écoles, c’est le résultat de la crise sociale et de la déroute du service public ». Quand les services sociaux tardent à agir faute d’éducateurs.rices. Quand on peut seriner ces parents indignes d’aller faire soigner leur enfant mais qu’il faut attendre des mois pour obtenir un rendez-vous d’urgence en CMP. Quand les maîtres et maîtresses ne sont pas remplacé.es. Quand la précarité. Quand le mal-logement. Quand les mères subissent les violences. Quand les enfants aussi. Quand tout a été fait pour que le lien social et la solidarité foutent le camp.

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Juillet – Contrat de comportement. Message clair. Équipe éducative. Médiateur. Climat scolaire. A quoi bon nos broutilles pédagogiques ? Pansement et jambe de bois. On colmate tant qu’on peut parce que la constance avec un gamin qui souffre ça a encore du sens, parce que lâcher ça ne serait pas humain. Alors on tient bon. On colmate tant qu’on peut mais il faudrait avoir tant de bras – et des bien musclés – pour boucher toutes les brèches qu’on commence à perdre espoir. Et c’est si fatiguant.

Fin de l’année. Au revoir les enfants. On ferme boutique. On baisse les voiles. L’été vous travaillez aussi avec des enfants ? Ah non madame, l’été, je me repose.

La Vague, 1889, Ivan Aïvazovski

Août – Puisse le repos, le camping et la rando, raviver nos rêves de quartier insurgé, d’enfants mutins et de profs pirates. Rafiots détraqués de tous les quartiers, école en souffrance de tous les océans, unissons-nous. A plusieurs, on colmate mieux.