L’école et son dehors,  Numéro 25

Les instituteurs ont longtemps pris en charge une large gamme d’activités culturelles et sportives à l’école. À présent, les activités proposées localement par des agents municipaux et associatifs contribuent à troubler la « forme scolaire ». Elles privilégient des compétences non académiques, l’expression de soi, la sociabilité et la découverte de nouvelles pratiques.

« L’école enseigne moins qu’autrefois », note Guy Vincent dans un chapitre consacré à « l’école éclatée » des années 1970 : « l’enfant connaît de plus en plus deux séries successives d’activités : les activités scolaires proprement dites (langue, calcul essentiellement) et les activités physiques ou d’éveil. Certaines écoles sont même “ouvertes” : une partie des locaux est utilisée par les élèves et les adultes du quartier pour faire de l’artisanat, du théâtre, etc., avec des animateurs socio-culturels » (Vincent, 1980, p. 233). Encadrées par de nouveaux professionnels, les activités culturelles, sportives et de loisirs, qui ont pris de l’ampleur, viennent à présent redéfinir la « forme scolaire ». Mise en lumière par Guy Vincent, la forme scolaire est un « mode de socialisation » avec plusieurs caractéristiques : coupure de « l’écolier » avec la vie adulte, espace spatio-temporel spécifique, prédominance des pratiques d’écriture, découpages en disciplines et en cursus, mode d’apprentissage simultané avec des exercices dissociant savoirs et faire (voir faire, faire avec), règles de comportement impersonnelles (la discipline), le tout sous l’égide d’un « maître » défini par son statut et sa qualification.

Depuis les années 1970, les activités culturelles et sportives sont de plus en plus encadrées pendant le temps scolaire et dans les marges de l’école (autour de la cantine, après la classe, le mercredi et durant les vacances) par différents personnels socio-éducatifs « non-enseignants » qui relèvent de l’éducation populaire : animateurs, éducateurs sportifs, inter-venants culturels, etc. Le travail éducatif n’est donc plus uniquement conduit par les enseignant.es. Ils/elles cohabitent au sein même de l’école avec des professionnels des activités culturelles et sportives. Ces groupes professionnels en relation les uns avec les autres adoptent des stratégies de différenciation et cherchent à défendre ou à étendre leurs territoires dans le domaine des loisirs, des arts et du sport. Le changement de position de l’un modifie la position des autres dans un contexte où l’encadrement éducatif des enfants implique de plus en plus un travail interprofessionnel entre animateurs, enseignants et intervenants spécialisés. Les concurrences et complémentarités professionnelles s’étudient de façon diachronique, à l’échelle de l’État et de l’action publique, mais aussi au plus près du « terrain », dans les écoles et les organisations (associatives, municipales, privées).

Reconfigurations professionnelles

Les instituteurs de la IIIe République éduquent « hors de la classe » : les promenades instructives, séances récréatives, conférences populaires, fêtes de fin d’année, etc., donnent l’occasion de s’intéresser aux réalités économiques et sociales. Par ailleurs, les instituteurs surveillent les cantines scolaires et encadrent bien souvent des études surveillées, des garderies, des patronages et des colonies de vacances.

Dans les années 1950, la figure de l’instituteur, homme syndiqué et engagé dans des associations républicaines et laïques d’éducation populaire, s’impose. Environ la moitié des instituteurs (contre une institutrice sur cinq) s’engagent dans l’éducation populaire. Jusque dans les années 1960, ces fonctionnaires de l’État sont particulièrement bien insérés dans l’espace rural. Le contexte commence néanmoins à changer avec la forte croissance urbaine et la planification par l’État d’équipements sportifs et socio-éducatifs pour la jeunesse du baby-boom. L’Éducation nationale se replie sur l’école du fait de la croissance de ses effectifs et de l’unification de ses composantes ; deux nouveaux ministères sont créés, l’un pour la Culture, l’autre pour la Jeunesse et les sports. Le projet du « tout à l’Éducation nationale » n’est plus d’actualité. Une certaine ouverture caractérise alors l’école, y compris l’enseignement secondaire, avec un curriculum moins rigide et une pédagogie plus personnalisée. Les « activités d’éveil » des instituteurs et des institutrices au sein de la classe font l’objet d’une nouvelle reconnaissance. La demande d’éducation précoce des enfants de classes moyennes et supérieures, dont témoigne le recours croissant à l’école préélémentaire, favorise un nouveau modèle de pratiques sociales : références à la psychologie, expression personnelle et développement des potentialités enfantines par le jeu.

Jusque dans les années 1990, l’encadrement des temps périscolaires et extrascolaires est resté un espace d’intervention possible pour des instituteurs. Ils sont encore à la tête des associations départementales et nationales d’éducation populaire, mais très peu dirigent localement des centres de loisirs par exemple. Le mode de vie des instituteurs et des institutrices s’est dissocié de leur profession du fait des reconfigurations d’un monde enseignant en expansion : diversification des modes d’accès au corps professionnel (suppléance, remplacement) et des conditions d’exercice (demandes accrues de scolarisation en écoles maternelles, développement des collèges d’enseignement général), féminisation et embourgeoisement du recrutement social, nouvelles conceptions du métier, disparition des écoles normales, création du statut de professeurs des écoles en 1990, etc.

L’éducation est devenue l’affaire de toute la « communauté éducative » (élèves, parents et tous ceux qui participent à la formation des élèves). L’espace des activités périscolaires et de l’éducation populaire est progressivement tombé dans l’escarcelle de l’animation et de l’enseignement artistique et sportif. Dans un contexte de diminution du temps d’enseignement (30 heures en 1969, 24 heures en 2008) et de transformation des programmes scolaires (le travail manuel par exemple disparaît), de nouveaux groupes professionnels (et de nouvelles institutions) se partagent le territoire professionnel de l’éducation, ce qui contribue à infléchir la « forme scolaire ». Ce mouvement, qui participe de l’invention de nouvelles professions socio-éducatives en dehors de l’Éducation nationale, s’inscrit également dans un processus hétérogène de territorialisation des politiques. C’est dorénavant à l’échelle locale et avec de nouveaux professionnels que se définissent, sur une base contractuelle, certaines dimensions de l’action éducative.

Au nom de la citoyenneté

Aujourd’hui, la forme scolaire est un mode dominant de socialisation mais elle n’est pas toute la socialisation. Du fait notamment de la nouvelle division du travail évoquée précédemment, certains moments de « loisirs » échappent, pour partie, à l’emprise de la forme scolaire. Des projets et des dispositifs éducatifs l’infléchissent. Pour compenser une relative incompétence, l’enseignant cède la place à des intervenants : cette brèche temporelle correspond à une ouverture spatiale (au-delà des limites de la classe) et sociale (une diversité de partenaires plutôt qu’un seul maître) de l’école. Les activités menées redéfinissent le curriculum en fonction des opportunités et des affinités locales : interdisciplinarité, prévalence de l’oral, valorisation de nouveaux langages culturels et civiques (arts, sports, image, musique, numérique, etc.) qui mènent parfois à des représentations publiques. La logique des « compétences » se superpose alors aux savoirs académiques inscrits dans des corpus scientifiques et diffusés dans un cadre formel.

Qu’elles soient encadrées par les enseignants, des animateurs ou des intervenants spécialisés, les activités sportives et culturelles semblent troubler la forme scolaire, y compris pendant le temps de classe. Elles correspondent à un « amusement aussi rare que salutaire » : pique-niquer, « faire des choses » avec ses camarades, etc. Si cette perception est, dans l’enquête de Julien Netter, celle des élèves les plus faibles scolairement, s’il y a bien des « malentendus », il s’agit là d’une caractéristique majeure de ces activités, pour les enfants comme pour les professionnels (Netter, 2019, p. 149-154). Elles représentent souvent pour les professeurs des écoles une parenthèse, un moment de respiration par rapport aux routines scolaires. Les activités culturelles et sportives tendent à mettre en sourdine les apprentissages liés aux disciplines scolaires qui supposent la constitution et l’évaluation de savoirs scripturaux codifiés (leçons et exercices).

Les activités sportives et culturelles sont proposées soit par des animateurs généralistes, soit par des intervenants spécialisés dans les arts ou les sports (éducateurs sportifs, professeurs de musique, etc.). Du côté des animateurs, Jeunesse et Sports privilégie plutôt une logique de publics (les enfants, les filles, les ruraux, etc.) tandis que du côté des intervenants spécialisés, les ministères de la Culture et des Sports raisonnent plutôt par disciplines. Néanmoins, ces professionnels, qui s’inscrivent dans un ensemble de causes et d’engagements pour les loisirs, les vacances, le sport, etc., mettent plutôt en avant des enjeux liés à la citoyenneté des enfants et des jeunes (Lebon, 2020). Ces enjeux liés à la « socialisation démocratique » traversent nombre de dispositifs et d’activités, ce qui remet en question l’école en tant que forme sociale. La forme scolaire domine encore mais « aujourd’hui comme hier, des variantes, des variations, des alternatives, des contre-modèles s’ébauchent ou parfois même se construisent » (Vincent, 2004, p. 126).

Comment renforcer à la fois l’autonomie politique de l’enfant/élève, sa possibilité de négocier les règles de vie commune, et son autonomie cognitive, sa capacité d’appropriation des savoirs scolaires ? Ne faudrait-il pas mieux reconnaître, à côté de la réflexion intellectuelle, les rencontres exceptionnelles, l’expressivité artistique, l’enquête comme processus de recherche, la culture technique (capacité de travailler manuellement) et la culture sportive quand elle rime avec plaisir, coopération et respect d’autrui ?

Vers de nouvelles formes éducatives ?

Jusque dans les années 1990, les instituteurs ont animé et dirigé une large gamme d’activités autour de l’école, car les conditions d’exercice du métier les invitaient à assurer l’encadrement culturel et sportif des enfants en dehors de la classe, parfois dans une tonalité militante. Mais être professeur des écoles est de plus en plus devenu un métier (faire la classe) et de moins en moins un sacerdoce, même si les relations entre enseignement et animation n’ont pas totale-ment disparu. Reste que la figure de l’instituteur, homme syndiqué et engagé parfois mis à disposition (MAD) dans des associations républicaines et laïques d’éducation populaire a disparu. Après une première tentative en 1986, le ministère de l’Éducation nationale a d’ailleurs décidé, en 2008, de mettre fin au système des « mis à disposition » (il ne reste plus que quelques enseignants « détachés », rémunérés directement par les associations). Sur fond de reconfigurations du monde enseignant, l’avènement de l’animation et des métiers de la culture et du sport intervient dans un contexte de développement du travail social et d’un ensemble de métiers qui agissent auprès des enfants et des jeunes. Il se traduit par une nouvelle division du travail éducatif. Quand l’apport d’intervenants spécialisés est voulu, reconnu par les enseignants et installé de longue date, un travail de collaboration est possible, en particulier pour les activités sportives et artistiques conduites par des « pro ».

Dans ces conditions, la forme scolaire reste un socle de référence mais elle « se morcelle, devient plurielle, poreuse » à de nouvelles pratiques sociales, car différentes logiques traversent l’école : scolaires/ludiques, disciplinaires/thématiques (Netter, 2019, p. 235). Les activités sportives et culturelles proposées « clé en main » comme une offre municipale assignent aux professeurs des écoles un rôle inhabituel du fait de la rencontre avec des professionnels qui engagent un autre rapport au savoir. Elles privilégient les apprentissages en situation informelle, l’expression de soi, la sociabilité et la découverte de nouvelles pratiques. Est-ce alors une forme dégradée (en deçà) de la forme scolaire qui reproduit les inégalités face à l’école ? Ou bien est-ce autre chose (au-delà), c’est-à-dire des loisirs qui suspendent, pour partie, les enjeux strictement scolaires ? Des moments où il faut apprendre par corps ? Si l’école domine notre mode de socialisation, une partie du travail éducatif semble échapper aux disciplinaires scolaires. L’éducation et la culture ne peuvent pas toujours être rabattues sur les apprentissages académiques, car le rôle de l’école ne se réduit pas à l’instruction. Mais dans quelle mesure la construction de sujets conscients et autonomes peut-elle faire abstraction des matières scolaires et des rapports de classe ?

Francis Lebon
Université Paris Cité
CERLIS, CNRS (UMR 8070)

Bibliographie

Francis Lebon, Entre travail éducatif et citoyenneté : l’animation et l’éducation populaire, Nîmes, Champ social, 2020.

Julien Netter, L’école fragmentée, Paris, PUF, 2019.

Guy Vincent, L’école primaire française. Étude sociologique, Lyon, PUL, 1980.

Guy Vincent, Recherches sur la socialisation démocratique, Lyon, PUL, 2004.

CR25-BDTélécharger