Moi, Nestor Makhno (épisode 7) – Il y a 100 ans, l’autre guerre d’Ukraine –

Épisode 8 – Où les forces de la réactions marchent sur Petrograd et où la résistance libertaire s’organise en Ukraine sous l’impulsion de Marioussa et de sa garde noire mais aussi de Makhno qui tente de soulever paysan·nes et ouvrier·es. Les nationalistes ukrainiens déclarent l’indépendance, mais, déjà, à Gouliaï-Polié, on ne veut plus d’aucune autorité ni d’aucun pouvoir…

En octobre, les bolcheviks s’emparent du pouvoir qui « traînait dans la rue », selon la formule de leur chef Lénine. Grâce à ce coup d’État, ils entendent instaurer la dictature du prolétariat en oubliant leur ancien mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets ! ». En Ukraine, ce sont les forces nationalistes du Directoire qui entrent dans Kiev sans rencontrer de résistance et la Rada centrale* proclame l’indépendance du pays.

VIII. Octobre 1917 – janvier 1918 « Un chant révolutionnaire s’élève, tandis qu’un à un les chariots s’ébranlent vers la gare. »

Jusqu’en octobre, la région de Gouliaï-Polié s’est efforcée, sans relâche, de donner à la révolution un caractère aussi profond, aussi déterminé que possible et complètement affranchi de toute idée de gouvernement. C’est pourquoi les bolcheviks suscitent notre méfiance : partout se créent des « commissariats1 ». Et ces « commissariats » ressemblent plus à des institutions de police qu’à des associations égalitaires de camarades décidés à trouver le meilleur moyen de nous organiser.

Marioussa est partie mener la lutte contre les nationalistes. Alliée aux communistes et appuyée par un détachement de marins de la Mer noire, elle a libéré Alexandrovsk puis s’est rendue à Kharkov. Là, elle remporte une nouvelle victoire. Les stocks des magasins sont saisis et la nourriture distribuée aux habitants. Quelques jours plus tard, à Ekaterinoslav, elle est la première à pénétrer dans la ville. Les troupes d’élite des nationalistes sont écrasées par les gardes noirs et, à elle seule, elle désarme 48 soldats.

Dans les villages, les paysans s’impatientent : « Nos ennemis, les autorités, sont armés, constatent-ils, et s’il leur venait à l’idée de nous enlever le droit de vivre libres et de bâtir une société nouvelle, ils utiliseraient leurs armes. Nous devons pouvoir leur répondre s’il le faut, d’égal à égal. »

À Alexandrovsk, les derniers jours de décembre sont marqués par des affrontements entre nationalistes et gardes rouges. Ces derniers réclament notre aide. Le 4 janvier 1918, mon frère Sava prend la tête d’un détachement de huit cents volontaires, dont trois cents membres du groupe anarchiste de Gouliaï-Polié. Chacun de nous sait pourquoi il part et où il va. Un chant révolutionnaire s’élève, tandis qu’un à un les chariots s’ébranlent vers la gare. Des sourires heureux illuminent les visages de ces jeunes paysans révolutionnaires que les adeptes de Marx traitent de bêtes de somme, tout juste bonnes à obéir.

Lorsque nous arrivons à destination,les ouvriers ont repris le contrôle de la ville. Pourtant, l’atmosphère qui y règne me met mal à l’aise, pourquoi la prison ne se vide-t-elle pas ? Je connais cet endroit pour y avoir séjourné deux fois, je sais à quel point il est sordide, invivable. J’ai projeté plus d’une fois de le faire sauter, mais sans jamais réussir à me procurer une quantité suffisante de dynamite… Alors, nous exigeons la libération immédiate de tous les prisonniers, menaçant d’ouvrir nous-mêmes les portes et de mettre le feu au bâtiment.

Le 8 janvier, les Cosaques du Don*, entassés dans une vingtaine de trains, arrivent aux portes de la ville. Marioussa et moi faisons partie de la délégation qui part à leur rencontre. Ils entendent traverser la ville et rejoindre le front. Très rapidement, leur morgue a raison de notre patience. Excédé, l’un des délégués leur déclare : « Nous, représentants des paysans, ouvriers et matelots, voyons que vous voulez engager une lutte sanglante et fratricide. Venez donc ! Nous vous attendons ! »

Nous rejoignons nos unités occupées à creuser des tranchées dans un sol gelé. À la faveur de la nuit, dans un froid extrême, nous déboulonnons les rails qui mènent à la ville. Débute alors une longue attente. Notre détachement s’apprête à livrer sa première bataille et je surprends deux ouvriers en pleine discussion sur le sens de la guerre.

« – Oui mes amis, la guerre est une bien mauvaise chose. Nous le sentons tous, mais ne pouvons pas ne pas y prendre part…
– … Et pourquoi donc ?
– Tant que les ennemis de notre liberté recourront aux armes pour nous combattre, nous serons obligés, nous aussi, de leur répondre les armes à la main. Pomechtchiki, patrons d’usines et de fabriques, généraux, fonctionnaires, marchands, popes, geôliers, mais aussi toute la meute des policiers payés pour les protéger, auraient dû comprendre et ne pas se mettre en travers du chemin des travailleurs et de la révolution. Tous ces fainéants ne font rien, ne produisent pas ce dont ils ont besoin, mais s’efforcent d’avoir tout sans travailler, de tout diriger, y compris la vie des travailleurs. Ce sont eux qui sont responsables de cette guerre, pas nous.
Nous devons non seulement nous défendre, mais aussi passer à l’offensive et intensifier la Révolution que, à tort, vous appelez la guerre… »

À cet instant, un ordre retentit derrière nous : « Section de mitrailleuses, feu ! » Nous sentons le sol trembler et nous n’entendons plus que le fracas d’une locomotive lancée à toute vitesse. Au cœur de la nuit, le combat s’engage au milieu des bourrasques de neige. Seul le crépitement de nos tirs illumine la ligne de front. Malgré l’obscurité et le vacarme assourdissant, nous comprenons que l’offensive cosaque a été stoppée dans son élan et que le convoi recule à toute allure. Dans sa précipitation, il percute l’un des trains qui arrivait en renfort. Le choc est si brutal que les deux locomotives déraillent et plusieurs wagons sont broyés… Dans les tranchées, des cris s’élèvent : « Passons à l’attaque ! Il faut les empêcher de s’échapper ! »

Les officiers sont contraints de négocier leur passage. Nous organisons des réunions afin de gagner les Cosaques à nos idées. À la différence des bolcheviks qui rivalisent de démagogie, la fougueuse Maria Nikiforova rappelle aux Cosaques leurs crimes passés au service du tsarisme et les invite à rejoindre les rangs de leurs frères de misère. « Vous avez été jusqu’ici les bourreaux des travailleurs de la Russie, le resterez-vous à l’avenir ? Prendrez-vous enfin conscience de votre rôle odieux ou rejoindrez-vous la famille des travailleurs ? Cette famille que, jusqu’à présent, vous n’avez pas voulu reconnaître et que, pour un rouble du tsar ou pour un verre de vin vous étiez toujours prêts à crucifier vivante. » Les Cosaques ôtent leurs hauts bonnets d’astrakan et baissent la tête. Certains décident de rallier notre cause et intègrent les bataillons révolutionnaires, les autres sont autorisés à rejoindre leur village.

Mais les nouvelles en provenance de Gouliaï-Polié sont inquiétantes. Profitant de notre absence, les agents de la Rada y distillent leur poison nationaliste. Plus que jamais, ma place est là-bas, aux côtés des paysans révolutionnaires. J’y retourne après avoir fait le plein d’armes et de munitions.


1 – Les hommes du nouveau régime se donnent le titre de « commissaires du peuple ».



Prochain épisode : IX. Février – mars 1918 « La décision des travailleurs reflète leurs idées, leurs idées sont les miennes et je leur obéirais. »


Épisode 1 : 1888 – 1904. « Et toi, mon petit Nestor, si jamais l’un de tes maîtres veut te battre, prends la première fourche qui te tombe sous la main et fonce dedans. »

Épisode 2 : 1905 – 1909 « Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale »

Épisode 3 :Janvier-mai 1910 « Leurs ombres semblent errer le long de ces murs dressés par les oppresseurs pour enfermer les opprimés. »

Épisode 4 : Mai 1910 – juillet 1912 « Ceux qu’on enferme là doivent se soumettre à une obéissance absolue : l’endroit est réservé aux plus rebelles, aux plus dangereux. »

Épisode 5 : Août 1914 – mars 1917 « Mort à tous les tyrans et à leurs geôliers ! Insurgeons-nous, frères, au signal convenu »

Épisode 6 : Mars – août 1917 « C’est d’ici, au sein de la masse laborieuse, que sortira cette force révolutionnaire formidable sur laquelle doit s’appuyer l’anarchisme »

Épisode 7 : Août – septembre 1917« De sa voix puissante, Maria Nikiforova appelle les ouvriers à la lutte contre le gouvernement, pour la révolution et pour une société libre de toute autorité. »