Depuis quelques jours, ma paupière droite tressaute de temps en temps. C’est très irritant. J’ai fait ce que n’importe qui de normalement constitué vivant dans un désert médical aurait fait à ma place : je suis allée vérifier sur Doctissimo s’il y avait motif pour s’affoler. Laissez-moi vous rassurer, rien que de très banal : c’est un symptôme de fatigue et de stress. Repos, magnésium et il n’y paraitra plus.

Cela tombe bien parce que, depuis le retour des vacances, j’ai pris une grave décision : désormais, je ne travaille pas plus de quarante heures par semaine. Marre des colères de ma fille qui me juge insuffisamment disponible, marre de mon jardin qui est tout en friche, marre de ne pas pouvoir avancer un texte que j’avais prévu d’écrire juste pour le plaisir, marre de n’avoir plus de temps pour voir mes amies. Alors c’est décidé : pas plus de quarante heures. Et comme je suis du genre fille sérieuse limite psychorigide : je compte. Pour de vrai.

Et ce n’est pas simple.

Dans ma jeunesse, parmi une série de petits boulots, j’ai été vacataire au Trésor Public. On avait une pointeuse. On pointait quand on arrivait. On pointait quand on repartait. Et le vendredi, si on avait réussi à se constituer un petit pactole de temps, on pouvait partir jusqu’à une demi-heure plus tôt. C’était facile.

Maintenant, c’est un tout petit peu plus compliqué et voici les soucis que je rencontre. Surtout se pose la question de définir ce qui est travail et ce qui ne l’est pas. Je compte la pause déjeuner ? Évidemment que non ! Sauf qu’à la pause déjeuner, j’ai mangé avec Chantal et Eric et on a passé tout le déjeuner à essayer de penser une solution pour Kevin, le grand dadais de seconde 15 qui veut aller en 1ere G mais refuse de comprendre que ça ne marchera jamais s’il s’obstine à ne pas apprendre une ligne de cours. Du coup, ce temps d’échanges au-dessus de nos boites à déjeuner, c’est du temps de travail, ou pas ?
Je compte mes temps de lecture le soir, dans mon lit, avec mon chat et ma tisane ? Évidemment que non ! Sauf qu’en ce moment, je lis Lahire, prêté par ma collègue de SES avec qui le co-anime une séquence en AP sur les inégalités scolaires. Et ça a quand même bien à voir avec ce que je fais en cours !
Je compte mes temps de trajets ? Évidemment que non ! Sauf que c’est le seul moment où je peux écouter les infos et me tenir au courant de ce qui se passe dans le monde pour pouvoir nourrir les échanges avec les élèves.

Bref, j’ai compté au forfait, comme la première cadre venue. Et au bout de la première semaine, le vendredi soir, j’étais déjà à 42 heures. J’ai finalement réalisé que j’avais oublié des choses et conclu qu’il serait plus vraisemblable de viser 45 heures par semaine.
Le dimanche, au lieu de corriger les copies que les premières attendaient, j’ai rempoté mes plantes vertes qui ont apprécié. Deux de mes orchidées ont fleuri depuis.

La deuxième semaine, le vendredi, j’étais déjà à un total de 38 heures et il me restait pas mal de copies urgente à corriger. Je les ai réparties sur le weekend. Et j’ai laissé tout le reste en souffrance. J’ai profité, dans les interstices, de ma fille. J’ai dépassé 44 heures.

Cette semaine, on est vendredi midi et j’ai déjà à peu près bouclé mon quota d’heures pour la semaine, surtout si je considère que rédiger ce texte entre dans le cadre de mes tâches professionnelles (le fameux retour réflexif sur ses pratiques).

Ce que m’apprend cette expérience :

– le travail enseignant, c’est exactement comme les tâches domestiques : on sous-estime toujours le temps qu’on y consacre avant d’avoir vraiment compté (j’ai, à titre personnel, été tout à fait stupéfaite le jour où j’ai découvert que je consacrais au moins quinze heures par semaine à ces tâches domestiques : essayez de compter vraiment, pour votre propre compte, vous aurez sans doute, vous aussi, des surprises).

– j’ai découvert que je peux (un peu) gagner en productivité et j’ai vu comment : quand je corrige mes copies par série de cinq et que j’y consacre une heure, avant de passer à autre chose, c’est la formule la plus efficace pour les corrections.

– Oui, au fait : si j’ai une classe de 25 élèves (fiction !), un paquet de copies, c’est au minimum cinq heures de corrections. Si j’ai une classe de 35 élèves, on est plutôt à sept heures. A minima. J’ai quatre classes. Si vous ne comprenez pas pourquoi je ne peux pas corriger plus d’une copie par mois rédigée par Kevin ou Marie-Charlotte, vous avez là l’explication.

-Pour la plupart des autres tâches, c’est incompressible, sauf à faire le choix de cesser de préparer mes cours et ne plus utiliser que des choses toutes prêtes, clés en main. Or, la préparation de cours est une des parties les plus gratifiantes de mon travail. Renoncer à cette partie faite de curiosité, d’inventivité et de créativité, ça ôterait l’essentiel de l’intérêt de mon travail.

– j’ai aussi bien mesuré à quel point je suis dépendante de la qualité du matériel mis à ma disposition. En fin de semaine 2, j’ai perdu une heure pour faire des photocopies : l’ordinateur que j’utilisais ce jour-là pour envoyer mes fichiers vers le photocopieur était très lent. De plus, ce même jour, l’un des deux photocopieurs de la salle des profs était en panne. Bilan, nous étions sept ou huit à devoir attendre notre tour. En plus, comme j’avais commis une petite erreur de paramétrage de mon impression depuis l’ordinateur qui ne fonctionnait qu’au ralenti, une de mes impressions n’a pas pu être réalisée sur cet horaire. Une heure de ma vie perdue à faire des photocopies de sujets et de textes pour les élèves et au bout d’une heure d’efforts et d’attente, il me manquait encore un paquet de tirages. Professeure, c’est aussi cela : perdre beaucoup de temps à des tâches qui, dans d’autres métiers, sont réalisées par des personnels dont c’est le métier avec un matériel de plus ou moins bonne qualité.

Pou conclure, vous l’aurez compris, si j’additionne le temps que je consacre à mon travail salarié et à mes tâches domestiques, je dépasse facilement soixante heures par semaine. Or, « travailler plus de 55 heures par semaine est mauvais pour la santé. » Ce n’est pas moi qui l’écris, c’est l’OMS et l’OIT[1]. Alors à ce candidat à la présidence qui exige que je fasse plus d’efforts, je vous laisse imaginer ce que je réponds. Et je vais aller de ce pas essayer de régler ce problème de paupière qui tressaute.

Marie-Claude Pignol


[1] https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/travailler-plus-de-55-heures-par-semaine-est-mauvais-pour-la-sante-selon-loms-et-loit-1315484