Une recension de Grégor Lamster suivie par un riche entretien avec l’auteur.

L’éducation suffoque et celles et ceux qui croient ou qui osent encore croire à son caractère émancipateur se sentent orphelin·e·s ou bien impuissant·e·s à retrouver du collectif pour la penser et la (re)construire. L’énorme (!!) surprise de la candidature de Macron avec ses phrases toutes faites sur l’éducation nous donne le menu des années à venir. Plus libres, mieux payés, nous nous sentons ragaillardis et plein d’enthousiasme, comme si nous n’avions pas compris le continuum « en marche ». Après 5 années d’autoritarisme, de réformes à marche forcée, où un ministre idéologue plus intéressé à combattre le « virus » de la French Theory (le Monde, 13 janvier) ou à exposer ses cravates et sa nouvelle barbe dans des pseudos séminaires universitaires anti-wokistes , l’éducation dans ce pays a bien besoin d’une pause pour se p(an)enser. Entre « maccarthysme », « covid 19 mental » (rappelons-nous le « sida mental » en 1986) d’un côté et uberisation de l’autre, comment allons-nous reprendre la main et défendre un vrai projet émancipateur ? Avec les autre candidats à la présidentielle, la sempiternelle « école de la république », avec ses drapeaux et ses portraits de Jules Ferry ne laisse guère de place à la lumière ou aux courants d’air frais d’une pensée régénérée. Entre une volonté à revenir au « bon vieux temps de l’enfance » et nous prendre pour des gosses en pensant à notre place dans une micro série style Netflix, l’espace de liberté est infime. Infime, mais il existe. A nous de nous y engouffrer collectivement à ce moment précis où l’histoire tousse à nouveau, en pleine « stratégie du choc »…

Ce souffle d’air revivifiant est à inspirer dans le livre de Raymond Millot « L’éducation, un bien commun » ainsi que dans tous les collectifs qui pensent indissociablement éducation et société.

Le livre de Raymond Millot n’est pas un énième livre sur la pédagogie mais bien un manifeste à saisir et à brandir pour penser l’éducation dans ce pays. Un manifeste à coutre-courant des idées nauséabondes qui flattent dans le sens du poil tous les réacs qui n’ont jamais mis les pieds dans une classe. A contre-courant d’habitus qui ont transformés l’école en machine utilitariste, productrices d’inégalités et d’exclusions et malveillantes à l’égard de ses professionnel·le·s et de ses enfants.

Le défi est de taille car se sont rajoutés entre-temps une crise climatique sans précédent qui pourrait bien signer l’arrêt de mort de bien des espèces, dont la nôtre et un risque élevé de conflit mondial. Alors pour l’auteur, au travers d’une analyse des blocages, des conservatismes, il s’agit bien d’un « changement de paradigme » qui va nécessiter (en urgence) un travail commun de réflexion mais aussi d’actions sur le terrain. Son analyse porte donc sur tous les blocages provoqués aussi bien par les profs eux mêmes, par les parents mais aussi par une vision « sociale et familiale » de l’enfance. Mais elle s’étaye aussi sur tous les atouts que notre période concède : les mouvements émancipateurs ou encore les besoins de plus en plus exprimés d’une démocratie partagée et participative. Il parle donc d’une éducation comme bien commun à défendre, une éducation émancipatrice qui ne laisserait pas les enfants hors champs. Bien au contraire. « Le mouvement émancipateur devrait aussi concerner les enfants eux-mêmes. Leurs aliénations sont nombreuses… inceste, violence ». Ainsi « l’accès au savoir n’est pas émancipateur en soi comme le prétendait Jules Ferry. Il le devient s’il s’agit d’un savoir construit dès la petite enfance, par la pratique systématique de la réflexion individuelle et collective (…) transmis au moment opportun ». Il défend la pédagogie du projet et du chef d’œuvre.

L’éducation est « un bien commun qui, en tant que tel ne doit pas dépendre d’un quelconque pouvoir politique ou économique, mais faire l’objet d’une construction collective évolutive élaborée démocratiquement ». Nécessités d’autant plus urgentes, que « demain les enfants vont devoir vivre dans un monde où la solidarité, la coopération, la mobilisation de toutes les formes d’intelligence seront indispensables pour faire face pour résister, pour trouver des solutions… »


Le texte de Raymond Millot dépoussière, et c’est tant mieux, tous les discours tendant à une éducation ou une école de la République restée bloquée, momifiée sur les préceptes de Jules Ferry. Il éclaire sa réflexion avec les nécessaires actions à mettre en place (des recherches-action) avec tous les partenaires locaux, en évoquant l’expérience de Grenoble1

Chaque professionnel est un chercheur avant tout, et non un agent réifié (ou auto-réifié) par des méthodes de lecture imposée ou par l’obligation de « classer » les élèves de maternelles, entre-autres. La recherche-action permet donc et comme son nom l’indique, de chercher une réponse à une question soulevée à l’endroit même où elle se pose. Elle devient collaborative quand quand elle est posée à un collectif qui tente d’y répondre collectivement et doit être l’outil majeur de notre travail.

Le livre de Raymond Millot est un outil bien indispensable pour penser ensemble une éducation émancipatrice à un moment précis de notre histoire, où beaucoup d’autres paradigmes ont et vont changer. Où il devient nécessaire de combattre la véritable idéologie qui vante le mérite et favorise (quasi-ouvertement) les inégalités devant le(s) savoir(s) tout en pratiquant une « lieutenantisation » des professionnels. Un manifeste pour penser vraiment et changer collectivement l’éducation. Raymond Millot propose et tente d’organiser la mise en place d’un Institut de l’éducation et de l’émancipation (IDEE) où l’émancipation serait le moteur de l’éducation. Nous en serions partie prenante et nous ne manquerons pas d’en parler.

Raymond Millot, Ludivine Bantigny (préface), L’éducation, un bien commun, Massot (coll. CNNR), 2021, 32 p., 5,90 €.

1– R. Millot (2013) – Ecole ouverte Recherche action société éducatrice – éd. Association française pour la lecture

*** Entretien avec Raymond Millot ***

Raymond Millot, auteur de L’éducation, un bien commun, a été charpentier, électricien, agent technique, instituteur à l’école expérimentale « Vitruve » ; conseiller pédagogique, coordinateur du projet éducatif de la Villeneuve de Grenoble, en lien étroit avec l’INRP.

Grégor Lamster  : Quelle est l’histoire de ce livre ?

Raymond Millot : En préliminaire, je ne suis pas un  intellectuel rédigeant une thèse, mais un simple citoyen attentif et expérimenté, qui établit des liens entre différentes réalités et propose des pistes de réflexions à celles et ceux conscients qu’un changement de paradigme est en cours. Je mise sur la réflexion collective que j’ai favorisée à la Villeneuve et dont j’ai bénéficié dans le cadre de l’INRP. Suite au rassemblement de collectifs sous l’étiquette « Plus jamais ça préparons le jour d’après », j’ai cru que c’était le moment d’affirmer que ce sont nos enfants qui vont vivre le jour d’après et qu’il faut une éducation qui les y prépare. J’ai rédigé un appel qui figure sur le sitewww.educationbiencommun.fr qui connaît un peu la situation de «  Don’t look up1». Une large partie de ses signataires semblent eux-mêmes en état de sidération…

GL : Tu places au cœur de ton livre/manifeste, les notions d’émancipation, de « bien commun », et changement de paradigme. Pourrions nous revenir sur ces termes ? Tu recentres l’éducation autour de l’émancipation et surtout tu abordes l’aliénation des enfants, question souvent « négligée ».

RM : L’émancipation devrait être le moteur de l’éducation et non l’inverse, contrairement à ce que pensent les défenseurs de l’école de la république. Cette façon d’être qu’il faut cultiver est fondamentalement politique. Elle permet à partir de l’adolescence, de prendre conscience des aliénations et de leurs causes qu’il importe de nommer  et de combattre.  L’aliénation des travailleurs a été dénoncée dès le début de la révolution industrielle, elle s’est complexifiée et devenue plus subtile de nos jours. L émancipation a d’abord été un objectif concernant le monde du travail industriel, dénonciation de la prolétarisation , de l’exploitation . Celle des femmes a suivi (suffragettes 1903) mais elle a pris de l’ampleur beaucoup plus tard au cours des années 1960 . L’adulte émancipé ne peut que soutenir ces luttes. Et l’actualité récente nous laisse largement transparaître des aspirations de plus en plus nombreuses à une plus grande émancipation.

Je ne suis certainement pas le seul à évoquer les aliénations qui pèsent sur les enfants produites par leur environnement familial, social, scolaire , on en découvre chaque jour et notamment aujourd’hui l’ampleur (le Monde du 18 janvier Le Monde L’inceste ou la conspiration des oreilles bouchées ) Je m’efforce donc  de souligner que les enfants  ne peuvent s’émanciper dans des luttes,  qu’il nous revient de les assister mais surtout de leur donner les moyens de s’engager dans le processus  et ainsi de changer leur statut. En même temps il faut dénoncer les causes profondes de leurs aliénations : le patriarcat, mais au-delà, le statut de l’homme, les « valeurs » de la virilité.

Il ne faut plus considérer l’émancipation des enfants comme le fruit d’une longue éducation fondée sur la transmission mais comme un processus permanent commençant dès la petite enfance. Les familles qui s’interrogent et sont maintenant nombreuses, l’ont compris. Elles « déconstruisent » spontanément l’évidence de l’autorité et de la transmission et permettent intuitivement le processus d’auto-socio-construction.

GL : Par quels moyens et grâce à quels outils pour les professionnels  ?

RM : Dès la maternelle, il faudrait privilégier la méthode scientifique et la pratique de la démocratie participative. Les professionnels doivent sortir de l’intuition et du tâtonnement pédagogique et résolument accorder à l’émancipation la place prioritaire qu’elle mérite. L’apprentissage doit s’appuyer sur l’action coopérative afin que chaque élève participe activement à la réalisation d’objectifs communs. Pour agir, il faut s’intéresser de près aux modalités nécessaires à l’efficience du dialogue et à celles qui permettent l’émergence d’un objectif commun grâce à une pédagogie de projet ou du « chef d’oeuvre ». Ce n’est pas tant l’objectif poursuivi qui compte, mais le fait que le projet soit à l’initiative des élèves et que ces activités soient utilisées pour les aider à perfectionner leurs compétences et les encourager à agir L’apprentissage à partir de l’action : proposer aux élèves de réfléchir à ce qu’ils ont accompli, à ce qu’ils ont appris et à ce qu’ils feront différemment la prochaine fois.

Il ne s’agira donc plus d’apprendre pour penser, mais de penser pour apprendre. Et c’est là que vient l’importance, pour les professionnels, de pouvoir s’engager dans de véritables recherches-action, qui tiennent compte des questions propres au terrain, en tenant compte de ces caractéristiques. Recherches-actions issues du terrain, donc et nécessitant la collaboration de tous les partenaires.

GL : C’est dans ce sens que tu parles de « changement de paradigme » ?

RM : J’entends par là, les bouleversements à venir liés au changement climatique. Nous avons provoqué le passage dans une nouvelle ère, dite anthropocène qui fait peser une menace sur la vie même (en commençant par l’extinction des espèces et des exodes de population) ce qui oblige à considérer la cause, productivisme, consommation, à envisager un changement radical de société, à renouer avec l’idée de révolution (non plus souhaitée mais inévitable) à mettre en avant l’idée de biens communs. Les générations futures ne pourront faire face à cet avenir qu’en ayant appris et vécu de  nouveaux « fondamentaux » : la coopération, les projets communs, la pratique de la démocratie participative. Le changement de paradigme nous est imposé mais nous pouvons l’anticiper en envisageant une vraie remise en cause de notre modèle d’éducation. Penser pour apprendre et non plus apprendre pour penser est un renversement de paradigme en transformant l’Ecole en laboratoire pédagogique.

GL : Face à l’urgence, au même titre que la protection de notre environnement, tu parles de l’éducation comme un « bien commun ».

RM : Comme la convention citoyenne sur le climat, il faut exiger une convention citoyenne sur l’éducation, tellement les enjeux deviennent impérieux et urgents. Cette convention pour l’Education serait de nature à légitimer une réforme (d’une révolution) profonde. Et l’idée d’un bien commun n’est pas une utopie. Les expériences grenobloise ou celle de Vitruve sont les témoins des changements possibles, fer de lance du renversement de paradigme.

De 1965 à 1983, la majorité politique grenobloise  était très influencée par le PSU  et le christianisme social. L’agence d’urbanisme avait, sous son impulsion, engagé la construction d’un quartier neuf  audacieux qui a ouvert ses portes en 1972. Les idées d’autogestion, de décloisonnement  était dans l’air du temps. Le souffle de 68 avait ébranlé les bureaucraties. Diverse personnalités avaient soutenu l’idée « d’ouverture » matérielle et pédagogique des cinq groupes scolaires et du collège (CES) du quartier et le projet d’en faire un objet de recherche. Des coordinateurs avaient été choisi-e-s  par l’INRP (institut national de la recherche pédagogique) et avaient préparé l’accueil des habitants. On dirait aujourd’hui que des conditions étaient réunies pour envisager un changement de paradigme incluant le domaine éducatif.

Les coordinateurs ont alors lancé un appel public visant à associer les citoyens à la définition des objectifs du projet éducatif. Le parallèle avec une Convention Citoyenne peut être établi du fait que chaque citoyen-ne avait une voix, y compris les coordinateurs, que les associations partis et syndicats ne pouvaient revendiquer un monopole en évoquant leur « représentativité », ce qui a provoqué des indignations, des retraits mais a permis à des commissions de se constituer, de travailler librement pendant plusieurs mois et d’élaborer un projet de charte définissant les grandes lignes des objectifs , ce dans tous les domaines culturels, sportifs, médicaux, éducatifs, sociaux. Des appels à des volontaires pour les expérimenter ont ainsi pu être lancés et réunir les conditions favorables à leur réalisation. Dans le domaine scolaire un statut expérimental en a permis l’utilisation et a été la source d’une forte hostilité syndicale et administrative. Le parallèle est également possible si l’on suppose que le changement de paradigme doit traverser une période de transition ( avec enthousiasme et hostilités).  En s’appuyant sur ce qui est déjà là et le développer tout en arrêtant de croire en l’illusion réformiste.

GL : Enfin tu évoques la création d’un Institut de l’éducation et de l’émancipation,

RM : Il s’agirait de travailler à la mise en place de l’IDEE, dans un souci d’imaginer un système éducatif indépendant de l’état et de permettre l’émergence de recherches-action pour inventer et permettre le renversement de paradigme. Il serait chargé de les organiser, de permettre leur faisabilité en associant tous les partenaires liés par les mêmes préoccupations et les mêmes inquiétudes : de la nécessité de préparer une éducation émancipatrice pour faire face aux défis de maintenant et de demain. J’ai l’intention de faire des propositions très bientôt à différents collectifs susceptibles de s’y intéresser.

Propos recueillis par Gregor Lamster

1– Film réalisé par Adam Mac Kay (2021) : deux astrologues découvrent qu’une météorite s’écrasera bientôt sur la terre et la fera disparaître. Une fable à la Kierkegaard : « Le feu prit dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon en avertit le public. On crut à un moment plaisant et on l’applaudit ; il répéta, les applaudissement redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie ».