« Bienveillance » est un mot que nous ne pouvons qu’apprécier. Hélas, lorsqu’un mot se généralise ainsi, du politique à l’entreprise, du développement personnel à l’éducation, du management à l’enseignement, cela indique probablement qu’il a de la peine à exister dans les pratiques quotidiennes ».

Le dernier ouvrage de Mireille Cifali, est la dernière partie d’une trilogie : « S’engager pour accompagner » (2018, PUF), « Préserver le lien » (2019, PUF). Face aux bouleversements qui provoquent un malaise dans les métiers de la transmission, elle nous donne, grâce à une remise en cause de nos pratiques ordinaires et à une critique à peine dissimulée des politiques publiques, l’occasion de penser et de redéfinir nos métiers et ce que nous voulons en faire.

L’auteure, professeur honoraire de l’Université de Genève nous propose donc une réflexion apaisée sur l’importance d’une parole donnée et « tenue », dans un moment où « les beaux mots » pourraient la dénaturer voire la dévoyer. « Ces mots ne semblent pas engager celui qui les glisse dans son discours. Un politique peut les prononcer, tout en instaurant des pratiques les faisant disparaître ». Sans emprunter la voie d’un manifeste, l’auteure questionne avec lucidité : « ces mots font illusion, masquage d’une réalité institutionnelle soumise aux impératifs de la concurrence, de la performance et de la rentabilité. Ces institutions publiques que sont l’hôpital ou l’école ne sont plus protégées. Tenir le double discours de la bienveillance et de la rentabilité fait alors violence.[…] Il y a manipulation sur le terrain sensible d’un humain dans son évolution ou sa guérison ».

Son texte, tout comme des titres plus anciens « Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique » (1994, PUF) ou « Ecrire l’expérience » (2007), nous oblige à penser ce que pourrait être une démarche clinique ainsi qu’une une analyse de pratique, surtout quand la difficulté s’intercale dans la relation éducative. A contre-courant, elle insiste sur la nécessité impérieuse de maintenir (ou plutôt de construire ?) des espaces « où la liberté de parole aurait à être respectée par une institution, qui, même si elle paye le temps et l’intervenant, n’a pas droit de regard sur ce qui y est prononcé ».

Avec un bon nombre de situations, elles décortiquent nos institutions, nos habitudes qui nous font « oublier » ou qui nous font agir dans une direction opposée au discours, provoquant souvent exclusion et violence.

Au delà des pratiques de chacun, Mireille Cifali questionne « l’efficacité ». Qu’elle prenne la forme d’une demande de résultat ou de la nécessité d’une évaluation. « Nous avons créé les droits de l’enfant, notre siècle a voulu protéger l’enfant du travail, de l’exploitation. Et nous constatons que nous sommes en train de rogner sur ses droits, c’est à dire le droit de l’enfant à une protection, à une irresponsabilité, au jeu, à une sécurité, à être en dehors des affaires des grands. Un enfant est soumis à nos angoisses, nous lui intimons d’être rentable, efficace, adapté, au point qu’il développe très tôt des symptômes d’adultes, signes que son corps et son esprit sont soumis à des pressions qu’il a peine à vivre ».

Du côté des professionnel·es, l’injonction à l”efficacité prend l’apparence étrange (et néolibérale) de “l’innovation”.. Ce qui n’empêche en rien les politiques de se défausser sur elles et eux sans aucune reconnaissance. Pire, l’angoisse et la peur s’installent. « Nous n’inventons pas quand nous avons peur, nous ne réussissons pas quand nous sommes continuellement mis en jugement. […] Un enseignant a aussi besoin de reconnaissance, d’assurance, de sécurité. […] Le contrôle est souvent le contraire d’un mouvement favorisant la faculté d’un enseignant et d’un élève d’être responsables de leurs actions, capables d’initiatives ».

Au final, la lecture du livre de Mireille Cifali nous questionne profondément sur nos pratiques quotidiennes. Mais elle nous renvoie aussi à ce que nous ne serions pas en droit d’accepter des politiques publiques en matière d’éducation.

Dans « un gant de velours », l’auteure remet au centre la nécessité d’une parole congruente et fiable afin qu’une relation éducative puisse se construire et perdurer, ce, contre toutes les aspirations mortifères qui tendraient à instaurer comme seuls principes l’efficacité, la rentabilité et l’utilitarisme.

Contre le « fais ce que je te dis et pas ce que je fais » que nous connaissons tou·te·s soit pour l’avoir utilisé soit pour y avoir été confronté·e. Contre toutes les formes d’imposture.

Une lecture méditative.
Valéry Deloince

Mireille Cifali,Tenir parole : Responsabilités des métiers de la transmission, PUF, 2020, 336 p., 23 €.
Sommaire : https://www.puf.com/content/Tenir_parole