Un manuel sur le genre Le petit manuel du genre à l’usage de toutes les générations, porte bien son nom : il s’agit d’un manuel synthétisant et vulgarisant plusieurs décennies de recherches scientifiques sur le genre. L’ouvrage se présente comme un « manuel d’autoformation revendiquant son aspect de vulgarisation de travaux reposant sur la rigueur scientifique » et à ce titre, il est un ouvrage bien utile à celui ou celle, et notamment le/la pédagogue, qui s’intéresse au genre et à ses enjeux. En faisant l’histoire du concept, mais aussi en montrant son utilité pour comprendre différents objets, du corps, à la sexualité, en passant par l’école, la socialisation enfantine ou encore le monde professionnel, l’auteur réussit à montrer comment le genre fait système. L’insistance sur le rôle de la socialisation enfantine (avec les jouets, les vêtements, les livres…) ainsi que sur la place de l’école en fait un ouvrage intéressant pour les enseignant.e.s qui souhaiteraient penser leur pratique au prisme du genre ; la présence à la fin d’une liste de « ressources institutionnelles, informatives, pédagogiques » et de « ressources académiques » va aussi dans ce sens. Le genre, question d’éthique ? Cependant, l’ouvrage se présente aussi comme « hors de toute idéologie ou militantisme ». Peut-être pour convaincre, peut-être parce qu’édité dans dans une maison d’édition universitaire… mais pourquoi diable mettre en scène cette – fausse – neutralité ? Pourquoi cacher la dimension militante de l’ouvrage, alors même que le concept lui-même doit beaucoup au féminisme et aux études qui en portent le nom ? Pourquoi cacher des partis pris alors même que l’auteur présente et endosse une position politique spécifique dans le champ de la « pensée-genre » ? En effet, pour Charlie Galibert, l’enjeu du genre est moins une question d’égalité (hommes-femmes) que de liberté dans un projet de « management des comportements ». L’auteur entend par émancipation le fait de faire de l’individu un « entrepreneur de lui-même » ; le genre étant dans ce cadre vu comme un système de contraintes à la volonté individuelle. L’enjeu du genre est alors avant tout un enjeu éthique – et c’est le sujet de la dernière partie du livre (selon moi, la plus faible, en tant qu’elle ne se situe plus dans la salutaire entreprise de vulgarisation). Il s’agit de proposer une éthique post-genre dont l’enjeu serait le dépassement des catégories binaires dans le but de mieux reconnaitre les individus dans leur diversité et de sortir des rapports de domination. Poser la question du genre comme une question éthique me semble à plusieurs égards problématique ; d’abord parce qu’elle propose une stratégie finalement assez individualiste et morale (et assez dépolitisée – je ne m’étalerai pas par ailleurs sur sa réhabilitation de l’amour VS la pornographie), ensuite parce qu’elle repose sur une analyse et une définition des oppressions assez partielle. L’ouvrage propose effectivement une synthèse efficace des travaux sur le genre ; cependant, il est important de noter l’absence des analyses portées par le « féminisme matérialiste » qui analyse le genre comme un mode d’organisation du travail et de la production (voire de la reproduction). Dans un manuel sur le genre, comment comprendre l’absence de mention quant à la question du travail domestique ou concernant l’exploitation des femmes de manière plus générale ? De même, s’il est mention dans un paragraphe de l’importance de « l’intersectionnalité », c’est-à-dire que « le genre est […] rapport de pouvoir qui ne peut être envisagé de manière autonome » [par rapport aux autres rapports de pouvoir, de classe, de race, de sexualité, d’âge…], le paragraphe ne fait pas mention de travaux et ne décrit pas comment cette intersectionnalité peut être un outil de compréhension du monde. Un genre sans privilège ? De manière plus globale, Charlie Galibert ne rend pas compte des analyses qui présenteraient la société comme travaillée par des antagonismes ; hommes et femmes se retrouvent dans un commun intérêt d’émancipation du genre comme système de contraintes. L’auteur ne rend pas compte des analyses du genre comme organisant des « classes de sexe », c’est-à-dire des groupes sociaux d’intérêts contradictoires et rend par conséquent inintelligible l’intérêt des hommes à la perpétuation du patriarcat. In fine, le genre serait une affaire de culture et d’identités, plus que de rapports sociaux. Cette incompréhension se retrouve dans la position de l’auteur quant à la non-mixité et à la place des hommes dans le mouvement féministe : « L’interpellation [sur la place des hommes dans les combats féministes] ne renvoit-elle pas pas à la réduction de la question de la lutte contre les inégalités, pour l’égalité, à celle d’une guerre naturelle entre les sexes, d’une incompréhension entre les deux, voire d’une illégitimité masculine […] à participer à la promotion de l’égalité, à la lutte pour l’égalité des droits ? » demande—il ? Disons le franchement, cela sonne bizarre ; bizarre de retrouver des arguments anti-féministes classiques (« la guerre des sexes », « illégitimité masculine ») dans un manuel sur le genre… Comment interpréter cette violente attaque contre la non-mixité féministe ? On pourra d’abord entendre les classiques gémissements d’un homme, dont l’utilisation libérale du concept de genre lui permet de croire à son possible retrait des relations de domination… Un genre trop républicain ? Peut-être faut-il aussi regarder un peu de plus près les fonctions de l’auteur et le cadre dans lequel il publie ce livre. « Charlie Galibert est docteur en anthropologie […] psychologue de l’Éducation nationale […] référent académique de l’éducation nationale pour l’égalité filles-garçons et chargé de formation sur cette thématique depuis 10 ans ». L’auteur propose de déconstruire le genre au service de l’universalisme républicain pour « offrir à tous (et à toutes) l’égalité des chances ». Par exemple : « en orientation scolaire, l’appariement soi/prototype exige que les jeunes filles puissent s’identifier à des ingénieures et des cheffes : il en va de la liberté optimale de l’accomplissement individuel dans la République ». Dans cet exemple, la question du genre est envisagée sur le modèle de l’identification et des représentations sociales du métier (donc de la culture), cette question est évidement importante cependant, il importe de noter qu’elle fait l’impasse sur une analyse du sexisme et du rôle des hommes dans l’exclusion des femmes des postes de pouvoir. Le fait que les femmes n’accèdent pas à des postes de pouvoir est considéré comme un problème culturel, et non comme une question de rapports sociaux (en d’autres mots de partage du pouvoir et du travail). Considérer le genre comme une production culturelle, plus que comme un rapport social, à l’avantage pour celui/celle qui travaille dans l’institution scolaire de posséder des accointances avec la position que l’école a envers son public. En effet, l’école républicaine a depuis sa création une fonction explicite d’acculturation, de « former des citoyennes et des citoyens libres et éclairés en les émancipant des appartenances, assignations et déterminismes familiaux, culturels, culturels, économiques » rappelle l’auteur avant d’ajouter : « mais aussi de sexe et de genre ». En revanche, l’école – et cela a été « prouvé » par Bourdieu et Passeron et fréquemment encore par la sociologie, semble bien incapable de s’attaquer à des rapports sociaux – peut-être d’ailleurs parce que l’universalisme républicain se fonde sur leur invisibilisation (on peut penser à comment l’école républicaine reproduit les inégalités avec ce qu’en pédagogie on appelle communément « l’indifférence aux différences »). Ainsi, le queer républicain proposé par l’auteur s’il permet de comprendre les manifestations culturelles du genre dans nos classes me semblent nous amener à des impasses quand on questionne la manière dont le genre fait la classe, c’est-à-dire comment et pourquoi il façonne les interactions entre les élèves et le rapport à l’institution scolaire. Ne pas comprendre que dans le genre se trame des questions de pouvoir, c’est par exemple, ne pas comprendre l’intérêt qu’on des garçons en échec scolaire à sur-investir une masculinité dite hégémonique. En ce sens, il importe de comprendre que le genre ne vient pas après la socialisation comme si nos élèves étaient hors des rapports sociaux qui structuraient le reste de la société, mais bien de comprendre le processus de socialisation comme des rapports sociaux déjà là et qui en tant que tel façonne les individus. Cette définition du genre, ainsi que ce projet d’un universalisme queer et républicain à l’avantage de nous donner des mots et des formulations compatibles, comme on l’a vu, avec la culture de l’institution. Cependant, ne nous y trompons pas : si cela peut donner certains outils efficaces, il s’avérera insuffisant pour combattre le patriarcat à la fois hors et dans l’école. Charlie Galibert, Petit manuel du genre à l’usage de toutes les générations, PUG (coll. Petits manuels), 2018, 224 p., 16 €.Les vingt premières pages de l’ouvrage et la table des matières. puglivre_petit_manuel_du_genre.pdf

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