Le centenaire des événements de 1917 a suscité une recrudescence de la publication d’ouvrages sur la question, mais les apports de nouveaux documents et d’analyses plus en profondeur ont été rares.

Alexandre Skirda, spécialiste de l’anarchisme russe, reconnu en France et en Russie, a choisi de publier un texte inédit d’Efim Yartchouk. Ce militant faisait partie du groupe de dix anarchistes expulsés de Russie et déchus de leur nationalité (dont Voline, Maximov et Gorelik), suite aux pressions des délégués anarchistes au III congrès de l’Internationale syndicale rouge en 1921.

Yartchouk apporte la vision d’un révolutionnaire qui était à Kronstadt, même s’il n’a pas été présent lors de la répression dirigée et organisée par Lénine et Trotsky avec des combattants de la tchéka (créée par Lénine en décembre 1917) et de l’armée rouge.

Le dossier préparé par Skirda reproduit la version de Trotsky en 1938 « Beaucoup de bruit autour de Kronstadt ». Auparavant, Trotsky affirmait que les combattants de Kronstadt étaient dirigés par des émigrés blancs, en 1938 (comme pour Staline en 1939) il s’agissait « d’éléments démoralisés […] au milieu de la famine et de la démoralisation [….] » (p. 132). Dans un cas comme dans l’autre, comment expliquer « La lettre de démission d’un communiste de Kronstadt » le 3 mars 1921, durant l’insurrection ?

Elle est brève, mais directe : « Je reconnais que la politique du Parti communiste a conduit le pays à une impasse sans issue. Le Parti est devenu bureaucratique. Il n’a rien appris et ne veut rien apprendre. […] » (p. 143).

Le texte de Yartchouk, à la différence des analyses manichéennes soviétiques ou antisoviétiques révèle l’esprit beaucoup plus nuancé des matelots. La haine envers un amiral bourreau qu’ils fusillent, mais dont il souligne le courage (p. 25). Ils respectent ses deux fils officiers, de même que les officiers qui s’étaient comportés respectueusement. Les marins décidaient eux-mêmes car il y avait très peu de bolchéviks et pas de délégués anarchistes et maximalistes (p. 26). Une vision de la capacité de la base écartée par les historiens marxistes russes (en partie pour sauver leur emploi) et occidentaux (par l’illusion du savoir inhérent à un membre de la hiérarchie).

Yartchouk décrit sobrement l’engagement des matelots qui appliquaient strictement les attitudes et la pratique des masses parfaitement défini par le slogan de Lénine « Tout le pouvoir aux soviets ». Et des mots sciemment trahi par le rétablissement de la peine de mort par Vladimir Ilitch Lénine avec sa tchéka et son manichéisme si semblables à calomnies et aux bûchers des inquisiteurs.

C’est cette volonté de changement social immédiat et sans couche sociale privilégiée qui explique les revendications adoptées le 1 mars 1921 par des dizaines de milliers de matelots, d’ouvriers des industries de Kronstadt. C’était le 50e anniversaire de la Commune de Paris : un beau symbole et un massacre semblable !

Et je vois cet engagement révolutionnaire décidé et émancipateur dans le fait suivant : « Beaucoup de femmes s’occupent activement à ramasser les blessés des deux camps ; elles n’hésitent pas à s’éloigner du rivage, oubliant le danger, emportées par l’enthousiasme général, et accomplissent sans crainte leur travail. Dans les casernes, un hôpital de campagne s’installe rapidement. » (pp. 100-101).

Voici un témoignage dense et une étude quasi définitive de Kronstadt qui démontre la force de l’idée des soviets libres et le bilan du marxisme léninisme, renforcé par l’écroulement de l’URSS en décembre 1991 (sans saboteurs anarchistes ou trotskistes et « agents de l’impérialisme »).

Efim Yartchouk, Alexandre Skirda (présentation et trad.), Kronstadt dans la révolution russe : suivi du Dossier de l’insurrection de 1921, Paris, Noir et Rouge, 2018, 166 p. 15 €.