La force du livre de David Guilbaud tient à ce qu’il se maintient tout du long sur la ligne de crête entre une synthèse rigoureuse des connaissances et la verve pamphlétaire : son texte s’appuie sur de nombreuses ressources rigoureuses, administratives ou universitaires, mais au service d’une mise en cause radicale de ce qu’il nomme l’illusion méritocratique. La méritocratie nait de la croisée de deux choses : on accède aux positions de pouvoir par la force des diplômes, en particulier ceux des grandes écoles (HEC, ENA, etc.). D’autre part, on accède à ces écoles par la voie des concours, c’est-à-dire par son mérite personnel. C’est ainsi que la République s’est garantie définitivement d’un retour des systèmes d’héritages liés aux rangs de la noblesse.

Mais il est établi aujourd’hui que cette organisation produit de l’inégalité dans l’accès aux places les plus prestigieuses. Les enfants des classes sociales les moins favorisées sont très peu représentées dans les grandes écoles et par voie des conséquences dans les places auxquelles elles donnent accès.

David Guilbaud rappelle le courant de recherche qui vise à décrire le processus de tri qui est à l’œuvre, à partir de l’ouvrage aujourd’hui classique de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron mais aussi de travaux plus actuels, notamment de Pierre Merle, Marie Duru-Bellat et François Dubet, courant dans lequel l’auteur semble s’inscrire. Le système des concours se présente comme favorisant le travail acharné alors qu’en fait, en particulier à cause des épreuves orales, il fonctionne sur des attentes qui correspondent bien plus à des habitus qu’à des apprentissages scolaires. De fait ces habitus – la mesure, une certaine forme de distance mesurée à l’épreuve elle-même… – on le sait, sont acquis dans les milieux les plus favorisés. Ainsi, le système méritocratique se retrouve-t-il endogène. Il suffit de relever que ce sont les anciens lauréats des concours qui deviennent jurys à leur tour.

Dans la même lignée, il défend l’idée que cette illusion est liée à une représentation selon laquelle l’aspiration universelle tendrait vers ces places prestigieuses auxquelles conduit le système méritocratique, tout autre choix étant, pour le coup, par défaut. Cela se traduit par la force du diplôme dans les recrutements aux places d’élite. Ce diplôme est bien plus le signe d’une admission dans la communauté de l’élite que celui du travail réalisé. L’auteur, énarque, détaille la vacuité des cours de la prestigieuse école.

Il fait quelques propositions : la scolarisation dès 2 ans, afin de gommer au plus tôt les inégalités, un renforcement de l’université ouverte à tous face au système des grandes écoles et un système de recrutement alternatif, qui ne passe pas par des CV mais plutôt par des sortes d’épreuves, réalisées devant un jury polymorphe. Mais il articule ces propositions à une autre exigence, plus politique, celle développée par François Dubet de remplacer l’égalité des chances par une égalité des places, ce qui permettrait, aux yeux de l’auteur, de sortir de la représentation élitiste qui guide, in fine, le système méritocratique. Cela implique l’organisation d’un service public d’éducation : fermeté sur la carte scolaire, suppression des formes plus ou moins dérogatoires (REP d’un côté, options rares de l’autre), maintien discret des moyens accrus selon le milieu social des élèves, répartition des options rares dans les établissements aussi bien difficiles qui favorisés, maintien de ces options comme propositions supplémentaires, afin d’empêcher la constitution de classes homogènes, etc.

On ressort de cette lecture conforté dans une conviction : celle d’une école de plus en plus reproductrice, voire productrice, des inégalités sociales, transformées un temps en inégalités scolaires. On voit aussi se dessiner un projet politique cohérent, même si l’on devine le risque de déclenchement d’une nouvelle « guerre scolaire » en cas de mise en application. Car on reste sur cette question : quelles explorations possibles à l’intérieur des structures ainsi proposées ? Peut-on réellement enseigner de façon uniforme, quels que soient les élèves, quels que soient leurs expériences, leurs désirs ? Il s’agit toujours, malgré tout, de construire un modèle auquel on souhaite parvenir, fut-il plus juste. Les propositions de David Guilbaud sont riches quant à la fonction qu’a l’école d’intégrer et d’accueillir chaque génération dans une société donnée, mais une possible dimension émancipatrice semble abordée trop rapidement : l’école ne devrait-elle pas avoir aussi comme mission de donner aux élèves les moyens de la critique de cette société et favoriser l’imagination qui permettra la transformation de celle-ci, en rendant les élèves acteurs ?

David Guibaud, L’Illusion méritocratique, Odile Jacob, 2018, 256 p., 22,50 €.
Les vingt premières pages : https://www.odilejacob.fr/feuilleter.php?ean=9782738146229