Déjà connu de nos lectrices et lecteurs pour son vivifiant Je hais les pédagogues (1) (une formule à ne pas prendre, évidemment, au pied de la lettre…) Pascal Bouchard nous revient avec un nouvel ouvrage : Ce que vivre m’a appris (éditions Fabert). Un titre qui incitera peut-être certains libraires à le placer dans leur rayon « bien être », à tort (ou peut-être aussi à raison !).
Cet « éloge de la médiocrité, du politiquement correct et de la bien-pensance », nous alerte dès son sous-titre : Pascal Bouchard n’entend pas s’inscrire dans le « sens du vent » ou des courants dominants. Ancien deltaplaniste, il connaît leur importance et l’art de jouer avec ou de les remonter à contre-sens. Il s’essaye à un genre original, “l’anti-pamphlet”… Risqué, mais, au fil des pages, on découvre que, pour l’auteur, le risque est une valeur. Une conviction qu’il faut aussi partager pour se lancer dans cette lecture et la proposer ici…
Se présentant lui-même en 4ème de couverture comme « social-démocrate tendance anarchiste », il agacera probablement aussi bien les premiers que les seconds (un lecteur averti en valant deux) ou, puisqu’au-delà des provocations, c’est bien son projet, il nous amènera à penser autrement le monde tel qu’il va et tel qu’il le voit, du haut de son aile volante (2)… S’il nous imagine « parfois d’accord […], parfois surpris, et d’autres fois furieux », c’est aussi pour « encore partager le plaisir de penser. »
Les chapitres et les thèmes réflexions s’enchaînent : après l’écologie, la religion, la psychanalyse, la justice, l’argent, l’amour ou la philosophie du Néant… un vagabondage guidé par sa propre expérience.
Si le livre se lit avec délice, c’est parce qu’au tournant de chaque page on s’attend à être agacé, énervé ou emporté par le propos… toujours assuré de ne jamais être brossé dans le sens du poil.
Alors, on peut ou non adhérer à la critique du bio comme « meilleur allié du capitalisme » ou à l’éloge des OGM (ça se discute, mais était-ce bien la peine d’en faire l’ouverture du livre… et est-ce finalement si radical…). On peut aussi contester une vision consensuelle de la social-démocratie, assez décalée par rapport à la réalité politique du moment. Mais on appréciera de salutaires rappels sur l’origine et le sens du « politiquement correct » et son rapport à la démocratie.
Enfin, et surtout, Pascal Bouchard, enseignant devenu journaliste éducation, ancien animateur d’une émission sur France Culture et fondateur de ToutEduc (3), nous offre de très belles pages sur l’école et le savoir. Comme dans son précédent ouvrage, il pourfend de sa plume la rhétorique des « antipédagogistes », la raille avec humour et aussi un peu de férocité et nous arme contre les fausses évidences du déclinisme réactionnaire. Ces pages sont revigorantes et font que le pari de « partager (et de “faire partager”) le plaisir de penser » est ici tenu.
Grégory Chambat
Pascal Bouchard, Ce que vivre m’a appris, éloge de la médiocrité, du politiquement correct et de la bien-pensance, éditions Fabert, 2016, 124 p., 14 €.
1 – Je hais les pédagogues, Peut-on éviter une nouvelle guerre des religions ?, éditions Fabert, 2013, 112 p., 9 €.
2. Les pages qu’il consacre à cette ancienne passion m’ont rappelé ce magnifique poème de Jean-Roger Caussimon mis en musique par Léo Ferré, Nuits d’absence…
3 – ToutEduc (http://www.touteduc.fr/fr/) site d’information des professionnels de l’éducation
[**Bonnes feuilles*]
Nous publions, avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur, quelques extraits de cet ouvrage.
[* Le savoir n’existe pas, sa transmission encore moins *]
Le travail dont la réalité nous échappe chaque jour un peu plus – mais je ne suis pas ouvrier spécialisé sur une chaîne de montage automobile, ni assistante de vie dans une maison de retraite -, continue pourtant d’être une valeur, puisqu’il dit quelle est notre valeur sociale. Il ne dit pas tout de notre valeur individuelle, de notre culture, de notre capacité d’empathie, de notre “valeur humaine”, non quantifiable. Le travail est pourtant l’un de ces principes transcendants qui s’imposent à l’Homme. Un autre de ces principes est le Savoir, et avec lui l’École. J’y ai consacré l’essentiel de ma vie, comme enseignant d’abord, puis comme journaliste spécialisé et comme essayiste, et la difficulté pour moi est grande ici, ne pas me répéter, ne pas réécrire les livres que j’ai déjà écrits, mais de ne pas non plus me laisser embarquer dans les termes habituels des débats sur l’éducation. J’espère que vous ne m’en voudrez pas, et que la ligne de crête sur laquelle je me tiens ne vous semblera pas trop étroite, ni le point de vue trop limité, ou, au contraire, trop surplombant, au risque de la superficialité.
Le débat est piégé. D’un côté les tenants de “la transmission des connaissances”; ceux-là demandent que soit rétablie l’autorité de l’enseignant, et, au risque de caricaturer des positions plus subtiles, disons qu’ils rêvent du cours magistral où l’on n’entend pas une mouche voler, seulement la voix du maître et le léger grincement des pointes bic qui courent sur les cahiers, les élèves notant à la volée ce qu’ils peuvent recueillir de la parole du maître. Régis Debray décrit ainsi les cours de son professeur de philo à Janson-de-Sailly. De l’autre bord, les militants des mouvements pédagogiques, pour qui seul compte ce que l’élève a retenu, ce qu’il a effectivement appris, et comme on n’apprend bien que ce qui a demandé un investissement personnel, le travail de l’élève est plus important que celui du professeur. Dans l’idéal, celui-ci est un savant, capable de mettre sa classe en situation de recherche comme il l’est lui-même dans un laboratoire ou une bibliothèque universitaire. L’Éducation nationale ne recrutant pas que de potentiels prix Nobel, et comme doit prévaloir le principe de réalité, disons que les connaissances académiques, toute importantes et souhaitables qu’elles soient, comptent moins que l’aptitude à faire travailler les élèves. La classe est un atelier, une communauté de chercheurs, dont l’enseignant est l’un des membres, même s’il occupe une place éminente et n’est pas à égalité avec les élèves qui, souvent par petits groupes, élaborent des hypothèses dont il les aidera à vérifier la validité.
S’inquiétant des risques de dérives spontanéistes, mais plus encore de voir se mettre en place un système de connivence entre l’enseignant et ceux des élèves qui comprennent où il veut en venir, un troisième groupe de pensée s’est manifesté, autour de Paris-VIII essentiellement, pour demander que les enseignants explicitent leurs intentions, ce qui suppose qu’ils en aient, que le maître organise le travail en fonction d’un savoir à acquérir. Je laisse ici de côté quelques variantes inspirées, avec plus ou moins de bonheur, des neurosciences et des sciences cognitives, et quelques expérimentations qui s’imaginent qu’elles ont fait la preuve de l’efficacité de telle ou telle méthode alors que nul ne sait si leur succès est le fruit de la théorie mise en actes ou de l’un quelconque des milliers de paramètres qui entrent en jeu dès lors qu’un adulte et un certain nombre d’enfants entament un dialogue singulier. En matière d’éducation, les expériences réussissent toujours parce qu’elles sont portées par des gens qui y croient, et les généralisations échouent toujours parce que sont priés de les mettre en œuvre des enseignants qui sont traités comme des exécutants chargés d’appliquer un programme conçu sans eux. C’est le principe d’incertitude qui doit prévaloir.
Les contempteurs du deuxième et du troisième courants, ceux qui dénoncent le “pédagogisme” prétendent qu’ils laissent les élèves construire eux-mêmes leurs savoirs. C’est évidemment un pur mensonge, les enfants n’ont été libres qu’à Summerhill, et le résultat n’a pas été fameux. Ni Freinet ni Oury n’ont jamais dit ni écrit nulle part que le maître n’avait pas de projets pour ses élèves, les faire travailler sur Pythagore ou sur les accords de participes passés, mais dans des conditions telles que ces connaissances soient effectivement et solidement acquises… Le débat porte en réalité sur les moyens de faire acquérir des connaissances, et non pas, ou rarement sur la nature des dites connaissances, et presque jamais sur les finalités du système éducatif.
Le débat sur les méthodes de lecture est l’exemple le plus évident de ces faux débats qui en cachent d’autres. Établir un lien entre un ensemble de traits, segments de droites et segments de courbes et un message est sans doute une des réalisations les plus complexes de l’esprit humain. Il a fallu des millénaires pour définir des systèmes d’équivalence, et pour passer des idéogrammes à des phonogrammes approximatifs. Qu’un enfant de six ans y parvienne en quelques mois tient du miracle, et comme tout miracle, il est inexplicable. Entrent en jeu un nombre presque infini de motivations, dont l’envie de grandir, l’attachement à l’enseignant, le cadre familial, mais pas toujours dans le sens qu’on imagine. Mon épouse, institutrice, a connu une petite fille qui a appris à lire rien que pour emmerder sa mère, pour se démarquer de cette alcoolique possessive, odieuse, satisfaite de sa laideur, qui ne supportait pas que son enfant se libère de son emprise. Pour cette enfant, savoir lire, être bonne élève, c’était la promesse qu’à terme, elle pourrait choisir son destin, échapper à la prédestination. Quant aux processus psychiques et cognitifs qui permettent d’associer des sons, du sens, et des signes graphiques, ils sont d’une telle complexité qu’on peut raisonnablement penser que chaque individu les organise à sa façon. Certains aiment la mécanique, et l’idée que b et a font ba est pour eux à la fois satisfaisante et rassurante. Ils vont au devant de déceptions, le jour où b + a ne feront pas ba, où l’image du manuel représentera une baignoire… Au maître de savoir anticiper, de les préparer à cette mise en cause de ce qui semblait acquis, stable, confortable. D’autres enfants se moquent de savoir ce que font b et a, ils ont envie de savoir si c’est bien un bateau qui est dessiné sur la page du livre. L’évidence s’impose, même si en la matière, il faut se méfier des évidences, l’enseignant doit mixer les “méthodes”, les approches, plus ou moins mécanistes, plus ou moins globalisantes, en fonction des contextes et des enfants, lesquels doivent à la fois savoir que tel ensemble de lettres correspond bien au mot bateau, et qu’aux deux premières correspond le son “ba”. L’enseignant doit être attentif à chaque enfant, puisque leurs motivations et leurs fonctionnement diffèrent. Je parle évidemment de pays suffisamment riches pour financer des effectifs relativement réduits.
Le débat sur les méthodes peut être le fait de spécialistes. Plusieurs orthophonistes ont cru pouvoir affirmer que la “méthode globale” était responsable des pathologies qu’elles rencontraient. Pour ce que j’en ai vu, leurs analyses m’ont paru un peu courtes, et leurs propositions plutôt médiocres, mais je ne demande qu’à réviser mon jugement si me sont apportées d’autres données. Parmi les théoriciens, Roland Goigoux n’est pas tout à fait d’accord avec Eveline Charmeux ni avec Fijalkow, et il juge assez sévèrement Stanislas Dehaene, qui ne sait rien des réalités des pratiques pédagogiques. La discussion est, éminemment, technique et elle n’a pas sa place ici. Mais le débat est aussi le fait de politiques qui n’y connaissent rien, et qui prônent la syllabique sur la foi de tel propos scientifique qui les a séduits sans qu’ils aient pris garde aux propos d’autres scientifiques, au moins aussi pertinents. Ils adhèrent à un discours dont ils ne se donnent pas les moyens de comprendre les tenants et aboutissants.
Je vais choquer mes amis pédagogues, ils ont raison. La question n’est pas que les enfants apprennent à lire. Ils apprennent. Tous les enfants qui arrivent en 6e savent lire, au sens mécanique du terme. Ils n’ont pas toujours l’aisance qu’on voudrait qu’ils aient, ils n’aiment pas lire et encore moins écrire, mais ils connaissent leur “b a ba”, à de très rares exceptions près, moins de 1 %. La question est ailleurs et elle est politique, c’est pourquoi je dis que les hommes politiques ont raison de poser une toute autre question : en quoi l’apprentissage de la lecture est-il l’occasion d’une éducation morale ? Les valeurs sont au moins aussi importantes que les connaissances acquises. En l’occurrence, dire à un enfant “b et a font ba dans bateau, mais b et a ne font pas ba quand ils sont suivis d’un i comme dans baignoire, et encore autre chose quand ils sont suivis d’un i et d’un n comme dans bain”, c’est lui dire “c’est comme ça parce que je te dis que c’est comme ça, aussi complexe, voire absurde que cela puisse te sembler, et tu es prié de l’accepter”, c’est instaurer un rapport d’autorité, dans lequel la place de chacun est clairement définie. Lui dire “regarde ces images, regarde les mots qui sont en dessous, vois-tu des signes qui se répètent, dis les mots, écoute les sons”, c’est lui dire qu’il peut trouver lui-même, bien sûr avec l’aide, le soutien de l’adulte qui le guide et qui l’encourage, comment à des signes sont associés du sens et des sons. C’est lui dire “un jour tu seras autonome, comme l’est l’adulte qui t’aide aujourd’hui, tu portes en toi les moyens de grandir”.
Les débats sur l’éducation, c’est le premier point que je veux souligner, hésitent en permanence entre le technico-scientifique, “voici la bonne méthode”, et le politico-moral, “voici les valeurs qui doivent prévaloir”. Pour tout compliquer, remarquons que plus le discours se veut technique, plus les enseignants disent qu’ils ne sont pas là pour éduquer, mais pour instruire, pour transmettre des connaissances, plus en réalité, ils parlent des valeurs qu’ils veulent transmettre, le respect dû à leur autorité notamment.
[…]
L’important n’est pas, pour le professeur de français, la transmission d’un Savoir, la date de publication des Essais ou telle “règle de grammaire”, mais la capacité qu’acquiert l’élève à oser, oser lire Montaigne pour rencontrer comme s’il était vivant, un homme décédé il y a plus de 400 ans, et dialoguer avec lui, oser risquer une tournure de phrase, une forme verbale et puiser dans les savoirs acquis.
De même pour le professeur d’éducation physique, l’important n’est pas que l’élève coure le 100 mètres en moins de 15 secondes, mais qu’il se donne à fond, qu’il progresse, qu’il améliore sa technique, qu’il comprenne comment son corps réagit, comment il peut contrôler son souffle… Ce qui vaut en français ou en EPS vaut en mathématiques ou en géographie, le Savoir est un résultat, qui compte moins que le processus qui y mène, processus cognitif certes, mais aussi psychologique et moral. Le Savoir est le produit d’un engagement, il est donné de surcroît, comme la performance sportive, comme la grâce des chrétiens, comme la guérison chez les psychanalystes. Parfois, bien sûr, il est donné en préalable, les axiomes ne se découvrent pas, ne s’inventent pas, et après avoir compté avec des bâtons combien font trois fois deux, on apprend par cœur ses tables, et après avoir décomposé une identité remarquable, on apprend que (a+b)2 = a2 + 2 ab + b2 sans avoir besoin de refaire le calcul. Tout ce qui précède n’est donc en rien une condamnation du par coeur ou de l’effort, bien au contraire, ni du cours magistral, parfois nécessaire. L’École est bien un lieu de transmission et d’acquisition de connaissances. Mais les “acquis cognitifs” ne sont pas la finalité de l’École, ils sont en quelque sorte secondaires.
Pour s’en convaincre, il suffit, dans un premier temps, de se pencher sur les déclarations de Gérard Larcher et de Bruno Le Maire, tous deux anciens ministres, l’un président du Sénat, le second candidat à la candidature à la présidence de la République, deux ténors donc, situés à droite sur l’échiquier politique, mais développant sur l’éducation des thèses que pourraient approuver certains hommes de gauche. Pour eux, l’enseignement de l’Histoire ne vise pas à former des historiens, ni à donner une idée de ce que peut-être une recherche historique, et pas même à transmettre une connaissance de l’histoire de France, mais à transmettre “le roman national”, marqué par quelques grandes figures. Ils ne disent pas lesquelles, mais on peut imaginer que le compagnon d’armes de Jeanne d’Arc n’est pas un “serial killer” pédophile, que Louis XIV n’a pas ruiné le pays avec des guerres d’une violence inouïe, ses armées ravageant le Palatinat, que Bonaparte n’a pas réussi son coup d’État avec le soutien financier des fournisseurs des armées, dont la République menaçait de ne pas payer les factures exagérément gonflées, que la Commune n’y a pas vraiment sa place, ni le régime de Vichy… Tous deux sont très clairs, l’enseignement de l’Histoire a pour finalité l’inscription de la génération qui vient dans une identité commune, dans un récit qui leur fasse oublier que certains d’entre eux devront attendre d’avoir 18 ans pour être les Français qu’on leur demande d’être par anticipation, en leur fournissant des figures héroïques auxquelles s’identifier.
Le Maire va un peu plus loin lorsqu’il explique qu’il ne sert à rien de souhaiter que tous les jeunes atteignent le “niveau bac”. Pour ceux qui n’y parviendraient pas, il suffit qu’ils trouvent une place dans la société, ce à quoi d’ailleurs doivent les aider, au plan moral, l’enseignement de l’Histoire tel qu’il le voit, et au plan économique, l’apprentissage pour le développement duquel il milite, là encore par pure idéologie, et sans tenir compte des résultats, tout à fait mitigés, de ce mode de formation. A les entendre tous les deux, le Savoir se divise en deux sphères inégales. La première comporte les “fondamentaux”, réduits au “lire-écrire-compter”, sans qu’on sache trop jusqu’où va la connaissance de l’orthographe, ou l’intelligence des textes lus, ni si on doit aller jusqu’à la règle de trois et aux fractions; s’y ajoutent les images d’Épinal du roman national. La seconde sphère concerne une élite, mais elle n’est pas davantage définie.
[…]
Le Savoir scolaire n’est donc qu’une référence par défaut, même s’il faut saluer les efforts de l’actuel CSP pour préciser un peu moins mal ce qu’on attend des élèves; il définit “en creux” un projet politique si, pour reprendre la formule de Xavier Darcos, la finalité de l’École est l’acquisition de la somme des programmes.
Ce Savoir scolaire n’est donc pas le Savoir lui-même, qui apparaît comme une entité politiquement neutre, plus large et plus élevée que ce qui s’enseigne dans les écoles, collèges et lycées. Mais nous nous heurtons aussitôt à une nouvelle difficulté, le “savoir universitaire” n’est pas non plus “le Savoir”, puisque l’Université est le lieu où un savoir plus “grand” et plus spécialisé se transmet, mais aussi où il s’élabore, se renouvelle, progresse, se transforme. Ce Savoir est mouvant, constamment remis en cause. Il n’est plus susceptible d’être contenu dans la tête d’un quelconque Pic de la Mirandole, ni dans une encyclopédie, quel qu’en soit le nombre des volumes, ni dans aucun programme informatique, ce dont témoigne les nombreuses notices de Wikipédia qui ne sont que des esquisses, à compléter, à corriger, à remettre sans fin sur le métier. Le Savoir est un horizon, et comme tel, il ne saurait donc être transmis. Les éléments de savoir qui font l’objet d’un enseignement sont en réalités les médiateurs d’un autre savoir, un “méta savoir”, un “savoir savoir”, savoir où chercher le savoir, savoir s’interroger et interroger, savoir qu’on ne sait pas…
Bien sûr, la “méta-cognition” figure parmi les objectifs de l’École: il ne suffit pas que les élèves apprennent leurs leçons, encore faut-il qu’ils sachent comment il faut qu’ils s’y prennent pour apprendre une leçon et pour s’assurer qu’ils l’ont comprise… Mais elle apparaît rarement explicitement comme telle. Officiellement, L’École est un lieu de transmission des connaissances. Il est pourtant évident qu’elle ne s’en donne pas pas réellement les moyens. Personne n’a jamais appris l’anglais à raison d’une heure le mardi après-midi, une heure le jeudi matin, une heure le vendredi en toute fin de journée, parmi plus de trente élèves. Une langue suppose un travail intensif, dans un groupe restreint, en alternant des moments d’immersion et d’autres de structuration des acquis. Le programme de mathématiques des quatre années de collège tient sur quelques feuilles, assimilables en quelques semaines si leur exploration est précédée d’une sérieuse préparation à base de jeux logiques. La grammaire n’est pas un ensemble infini de règles qui précéderaient l’écriture, mais la somme de quelques principes dont la compréhension fine permet de se relire intelligemment.
[…]
Parce qu’elle est difficile à formuler dans des textes officiels, faute de consensus démocratique, même si la loi dite “de refondation” s’y essaie assez valeureusement dans son article 1er, la finalité de l’École est souvent confondue avec le moyen, la transmission de connaissances et leur apprentissage. Dès lors, et c’est le sens du titre que j’ai donné à mon dernier essai sur ce sujet, Je hais les pédagogues, les experts en pédagogie se laissent prendre au piège des économistes qui tentent de mesurer “les acquis cognitifs” et d’un tirer des principes pour l’action politique. C’est ce que fait, avec beaucoup de subtilité, l’OCDE avec ses tests Pisa, et avec beaucoup moins de finesse, l’École d’économie de Paris. Moyennant quoi, ils passent à côté de l’essentiel, et mes amis pédagogues se laissent détourner de ce qui fait leur raison d’être, accompagner l’enfant et le jeune pour participer à l’aider, avec ou indépendamment de ses parents et de son groupe de référence, à devenir un adulte.
Pascal Bouchard, Ce que vivre m’a appris, éloge de la médiocrité, du politiquement correct et de la bien-pensance, éditions Fabert, 2016, 124 p., 14 €.