(photo Enrico Bartolucci)

Julien Marsay : Par ailleurs, vous évoquez beaucoup la nécessité, sûrement plus forte encore chez une personne adoptée, de l’agentivité (capacité à agir sur soi et sur le monde) ainsi que l’importance de la réappropriation de la narration pour une personne adoptée : comment, selon vous, l’école pourrait encourager à développer son agentivité ? En vous lisant, elle ne nous y a pas beaucoup aidée, si je ne me trompe pas…

 

Amandine Gay : {Rires} Clairement, l’École française ce n’est pas l’endroit où l’on encourage à trouver de l’agentivité, ou à forger une individualité et une indépendance d’esprit. L’école française, c’est plutôt le lieu qui nous apprend le respect de l’autorité, qui encourage le conformisme, un lieu qui n’est pas adapté à des personnes différentes ; un cadre très blanc, valide, cis genre. J’ignore si c’est le fait de l’hétéronormativité. Quoi qu’au niveau des activités proposées aux petites filles, il pouvait arriver que ce soit plus progressiste avant : par exemple, j’ai grandi à la campagne dans les années 80-90 et je trouve que ça pouvait être beaucoup moins genré dans les cours de récréation qu’aujourd’hui. Il y a des avancées et des reculs y compris dans le sport : je faisais de la lutte ou du poney, des choses pas inintéressantes mais qui étaient, je crois, liées au fait de vivre à la campagne. Par contre les châtiments corporels comme le scotch sur la bouche étaient de mise ; j’avais oublié ça mais quand la maîtresse trouvait des enfants trop turbulents, elle leur coinçait la tête entre ses jambes ! J’ai aussi le souvenir d’avoir été extrêmement punie : cela soulève le problème d’absence de statistiques ethniques en France alors que dans les pays anglo-saxons ces statistiques montrent qu’à comportements égaux, les petites filles noires sont beaucoup plus punies que les petites filles blanches ! Dans l’école française, il y a donc vraiment cette question d’apprendre sa place très tôt : apprendre sa place en tant que pauvre, en tant que fille, en tant que noire… Il y a vraiment une question d’assignation de classe, de genre, de race qui se produit à l’école. Et si l’on se rebelle, les sanctions sont immédiates.

Et, pour ma part, avec l’école, j’ai eu cette expérience particulière d’adoptée qui a une mère institutrice qui avait vu à quel point le système scolaire n’était pas tendre avec les enfants noir·es : j’ai un frère qui a 12 ans de plus que moi. Ma mère a mis en place des stratégies, en me prenant dans sa classe en CP notamment, pour s’assurer de mon apprentissage de la lecture et des fondamentaux. Le système français n’est pas du tout ouvert à des enfants qui n’entrent pas dans son cadre. Après il se trouve que j’avais des facilités scolaires, dans ce cas-là, le système ne vous freine pas trop, mais si jamais en plus de l’hostilité du corps enseignant, il se trouve que vous avez des difficultés d’apprentissage qui renforcent les stéréotypes qui préexistent chez un certain nombre de professeur·es. L’assignation peut venir d’idées préconçues, notamment sur la binationalité : c’est très bien quand on est britannique, beaucoup moins quand on est malienne !

Mais les enjeux de classe se jouent également au sein même du corps professoral. L’idée qu’il y a les agrégé·es, les certifié·es, les profs de général, les profs de pro, les contractuel·les… L’Éducation nationale est une institution classiste par excellence. Sans parler de toutes les personnes qui sont dans le champ psychosocial, les ATSEM en maternelle par exemple. J’en parlais avec des amies professeures des écoles dans le XIXe et le schéma est éloquent : les enseignantes sont blanches, le directeur est un homme blanc, tandis que les ATSEM et les personnes de service sont toutes racisées : c’est également ça l’assignation raciale, de classe et de genre en France, vous grandissez et vous vous construisez dans un monde où les personnes qui sont les plus subordonnées sont les femmes racisées, ensuite il y a les femmes blanches qui sont les institutrices, puis le directeur de l’école qui est un homme blanc. De fait, à trois ans, vous avez déjà compris la structure sociale et au cas où vous ne l’auriez pas bien comprise, de toute façon elle vous est rappelée en permanence.

 

Julien Marsay : Cette analyse va complètement de pair avec cette phrase de votre livre : « L’ascenseur républicain n’est pas en panne, il ne laisse juste pas entrer tout le monde. » Par ses structures, l’École publique fonctionnerait comme une espèce d’hydre ségrégative en nous apprenant la place de chacune, qui est où et qui doit être à quelle place ?

 

Amandine Gay : La ségrégation n’est certes pas inscrite dans les textes de loi, mais qu’il s’agisse de la carte scolaire ou de tous les apprentissages implicites, c’est la socialisation la clé des stratégies à mettre en place pour contourner la carte scolaire dès la maternelle ou dès le primaire inscrire vos enfants dans le conservatoire qui va leur permettre d’éviter l’établissement de secteur. Or ce degré de planification, il suppose un capital culturel et socio-économique que souvent n’ont pas les familles racisées et les familles pauvres en général ! Donc, oui, ça ne laisse pas entrer tout le monde parce que pour prendre l’ascenseur encore faut-il savoir qu’il y a un ascenseur. Dans Ouvrir La Voix, il y avait tout un passage sur l’orientation et les discriminations scolaires, l’une des intervenantes témoignait du fait qu’elle avait découvert l’existence des Grandes écoles en terminale : elle était dans un lycée parisien du XIXe où il y avait aussi des personnes blanches qui, lorsqu’elle leur a demandé dans quelle université elles iraient, lui ont répondu que leurs projets c’étaient la classe prépa, non la fac quand elle ignorait que ça existait. En France, on peut arriver à 17/18 ans sans jamais avoir entendu parler des classes prépas quand d’autres sont préparé·es pour y entrer depuis le collège.

 

 

Julien Marsay : Tout à fait, et sans parler des phénomènes d’intériorisation et d’autocensure chez les lycéen·nes des quartiers populaires. Justement si l’on parle d’éducation populaire, vous écrivez : « La narration de l’intime devient une stratégie d’éducation populaire » : comment relier ces deux éléments ?

 

Amandine Gay :

C’est cet enjeu des inégalités et des rapports de pouvoir qui se loge aussi dans l’accès ou plutôt l’inégalité d’accès aux informations. Le fait de pouvoir diffuser certaines informations au travers d’outils accessibles à tous et toutes, les films ça devient des outils d’éducation populaire, des outils dont les personnes peuvent ses saisir – déjà aussi pour ne pas vivre cet épuisement des militant·es et des personnes minorisées quel que soit leur groupe lié au fait de toujours devoir faire de la pédagogie aux dominants – à partir du moment où vous savez quel livre lire, quel podcast écouter, quel film voir, ça vous décharge de ce travail-là, tant moralement qu’émotionnellement, mais en plus, ça permet de faire progresser de façon collective les connaissances sur les mécanismes de domination, sur les systèmes d’oppression, sur des éléments non visibles de prime abord quand on n’a pas la connaissance sociologique de cela – ce n’est pas l’histoire individuelle d’une relégation scolaire de quelqu’un qui voulait aller dans le général mais qu’on a envoyé en voie professionnelle, c’est un système. C’est pour ça que je fais cet appel récurrent dans le livre aux statistiques ethniques : on a vraiment besoin d’avoir une photographie de ce qui se passe. L’éducation populaire pour moi, ça commence par le fait que les groupes minorisés, que toutes les personnes qui vivent une discrimination comprennent ce qui leur arrive : il ne peut pas y avoir d’engagement politique quand on ne comprend pas que ce qui nous arrive fait partie d’un système. Très souvent, parce qu’on est au cœur de différents systèmes d’oppression, on est très occupé·e par sa survie et donc c’est compliqué de pouvoir se renseigner sur les structures de domination. L’idée est donc de se dire qu’il faut réussir à créer les outils de transmission de savoirs, de stratégies de contournement des systèmes d’oppression, qui donnent envie aux gens de s’organiser collectivement – car sans le collectif on n’obtient rien. Pour les adopté·es par exemple, le changement de loi de 2002, certes encore imparfait, est le fruit des mobilisations collectives commencées dans les années 1970-80. Tout l’enjeu tient donc à ces outils que l’on peut donner aux personnes les plus démunies dans la société pour, déjà pouvoir se sentir légitime dans ses frustrations et dans nos sentiments d’injustice, mais aussi comprendre que cela est induit par un ensemble de mécanismes qui nous ont privé·es de certains choix. Découvrir à 17-18 ans qu’il y avait une voie royale des études qu’on ne vous a pas présentée, c’est extrêmement frustrant ! Quand on est une personne minoritaire, on a tout de même très souvent le sentiment d’arriver après la bataille parce qu’on a toujours les informations trop tardivement. Il faut donc que l’éducation populaire, que la pédagogie publique fassent un travail à plusieurs niveaux pour qu’on ait les informations en amont.

 

Julien Marsay : Quelles formes peut-il prendre ?

 

Amandine Gay : Il y a la création, il y a les événements. Pour moi, le mois des adopté·es, c’est l’occasion de se rencontrer, de sortir de son solipsisme. L’autre jour, lors d’une rencontre en librairie à Marseille, une personne a pris la parole pour lancer la constitution d’un groupe des adopté·es de Marseille. Ou encore il y a quelque temps à Lyon, les échanges lors de la projection d’Ouvrir la voix ont permis de créer un collectif lyonnais à partir des rencontres publiques. On peut s’organiser et pour cela il faut créer l’opportunité de rencontre entre les gens, celle de rencontres humaines. On a besoin de supports, mais le fait de se sentir ensemble, soutenu·es, c’est ce qui va permettre de s’organiser et de nourrir des combats.

 

Julien Marsay : Quant aux outils possibles à l’École publique, quel regard portez-vous sur des expériences de sensibilisation au racisme comme celle de Jane Elliott par exemple Yeux bleus, yeux marron ?

 

Amandine Gay : Il y a de nombreuses expériences que l’on peut mener. Dans le monde du travail par exemple, il y a le Privilege working game (mais ça peut être un peu violent avec les élèves, il faut donc être vigilant·es au contexte, surtout s’il y a beaucoup de personnes blanches et très peu de personnes racisé·es ! L’idée est de poser une série de questions à un groupe de personnes (il y en a à peu près 36) : vous faites un pas en avant ou un pas en arrière selon que la réponse est positive ou négative. Les énoncés peuvent porter sur le fait de s’être déjà vu refuser un appartement du fait de son apparence physique par exemple : oui, un pas en arrière, non, un pas en avant. Avec de tels ateliers, on se rend compte très vite que les hommes blancs sont loin devant. Il s’agit donc d’ancrer dans des faits très concrets via ces questions l’impact des enjeux de classe, de race, de genre… Mais il faut, j’insiste, que cela soit très bien encadré afin que cela ne devienne pas un nouvel outil de violence ou d’oppression dans une classe ou un groupe donné, qui pourrait être complètement contre-productif. Cela peut aussi prendre la forme de travaux sur l’empathie, sur la prise de conscience de certains mécanismes de mise en place des discriminations, du harcèlement…

 

Julien Marsay : Dans le livre vous dites : « Avant la grande section de maternelle, j’aimais ma couleur ». Vous faites état de plusieurs anecdotes comme celle de la petite fille qui refusait de vous donner la main parce que vous étiez « nouare ». L’école est donc ce système de violence où l’on fait la rencontre du racisme ?

 

Amandine Gay : Oui, et c’est le cas de beaucoup de personnes racisées : c’est à l’école que l’on apprend que l’on est différent·es et, en moins bien, sur une échelle de valeur. Là aussi l’enjeu c’est : quelle préparation ? quelle réponse des professeur·es ? Vous avez lu La puissance des mères de Fatima Ouassak : il y a l’anecdote de la mère qui raconte que les enfants se font des remarques sur qui est le plus foncé qui est le moins foncé, remarques qui laissent l’enseignante paniquée, sans réponses… Ça révèle de cet enjeu : les professeur·es ne sont pas formé·es sur les questions raciales. Pour pouvoir animer un atelier colorisme avec les élèves, il faut déjà pouvoir comprendre ce que c’est que le colorisme, pouvoir comprendre les différentes formes que prennent le racisme ! L’enjeu est à nouveau là : s’attacher à produire du savoir du côté minoritaire, ce qui devrait faire partie du cursus mais qui n’en fait pas partie.  L’universalisme est brandi comme un absolu mais dans les faits, l’universel ce sont les personnes blanches : on n’est pas du tout en mesure de penser les besoins spécifiques des autres communautés et d’aborder la question raciale. Même la compréhension du racisme, de ce qu’est le racisme systémique, le racisme quotidien et ordinaire ou les manifestations intériorisées de la suprématie blanche au sein des communautés des racisé·es : je ne suis pas sûre qu’on aurait beaucoup d’explications sur ces différences si l’on piochait autre hasard des enseignant·es blanches et qu’on le leur demandait. Et ça vaut pour la question du genre, de l’homophobie, du validisme… On n’adresse pas ces enjeux et l’on fait disparaître les groupes concernés de l’horizon.

 

Julien Marsay : Désolé si je spoile/divulgâche un peu mais vous concluez le livre sur les figures de Paulo Freire. Freire, qui a écrit La pédagogie des opprimés, va à l’encontre du modèle éducatif traditionnel et prône une éducation de la conscientisation, clé de l’émancipation. Le regard et l’imaginaire communs sur l’éducation sont plutôt conservateurs : une école du maintien du système, qui apprend l’obéissance. Or la politique éducative menée actuellement, vécue comme très autoritaire, laisse peu de place – par les programmes notamment mais aussi une conception très verticale de l’enseignement ! – à la conscientisation et à l’émancipation. Depuis plusieurs années, nos luttes et nos résistances sont sans cesse sabrées, voyez-vous d’autres voies pour lutter contre cette politique-là ?

 

Amandine Gay : Clairement, il y a certains moments politiques où la portée des initiatives individuelles est limitée. En dehors de grèves et de mouvements sociaux afin de freiner la politique menée par Blanquer, je ne vois pas beaucoup d’actions à mener en interne. Même une coalition de prof·es dans un lycée donné fait face à un système : il faut des mobilisations massives pour s’opposer à des lois injustes ou à des circulaires de plus en plus dommageables au bien être des élèves mais aussi des enseignant·es. Je suis très admirative des personnes qui continuent à vouloir faire leur part dans l’institution mais là nous sommes dans un cycle qui réclame de se mobiliser collectivement afin de ne plus avoir des personnes comme Blanquer à la tête de l’éducation nationale.

 

Julien Marsay : Oui, on s’est mobilisé·es en masse, notamment contre sa réforme du Bac et les E3C mais on a été broyé·es…

 

Amandine Gay : Bien sûr, et il y a la précarisation qui empêche de nombreuses personnes contractuelles de se mobiliser car leur statut ne les protège pas. Au-delà, on est dans une séquence politique où la précarisation organisée de la population rend les mobilisations organisées très difficiles. Mais si les livreurs à vélo ou les travailleurs et travailleuses sans papiers arrivent à obtenir des victoires, pourquoi pas les enseignant·es ? Même dans les domaines où cette précarisation à outrance existe, on réussit : tout cela nécessite de repenser l’organisation collective et les modalités d’action !

 

 

Quelques extraits du livre :

 

« Je ne sais pas raconter mon histoire sans la lier au contexte politique. »

 

« Je suis une personne née sous X qui ne possède rien de son passé – ni antécédents médicaux, ni arbre généalogique, ni histoire familiale. Mon obsession pour les archives a donc commencé très tôt, et prend un sens tout particulier dans l’écriture d’un essai autobiographique. C’est étrange de parler de « mémoires » à mon âge, mais j’envisage bien ce livre comme une archive personnelle. Ma façon de laisser une trace pour les adoptées qui suivront. »

 

« C’est bien le besoin de justice et de changement social qui me pousse à écrire ici, à créer une nouvelle archive sur l’adoption du point de vue d’une adoptée. »

 

« Les informations entourant ma naissance sont la propriété de l’État français et mes origines sont un reflet parfait de l’histoire coloniale française. »

 

« En me réappropriant la narration autour de l’adoption, je guéris mes blessures et je travaille à l’émancipation de toutes. »