Une poupée en chocolat est le livre d’une survivante, « survivante de l’adoption, de la négrophobie, du patriarcat ». Après son magnifique documentaire Une histoire à soi où elle filmait les voix et les histoires d’autres adopté·es, Amandine Gay délaisse la caméra au profit de la plume afin de mettre en perspective l’histoire des adopté·es en livrant, cette fois-ci, sa propre histoire. Elle nous offre un livre polymorphe – intime comme sociologique, autobiographique comme historique. Elle est narratrice de son histoire personnelle et sociologue d’un récit plus collectif en montrant comment « la narration de l’intime devient une stratégie d’éducation populaire ». Car, à travers l’histoire des adopté·es, ces pages mettent en perspective toute l’histoire de l’éducation et des oppressions, intersectionnelles, en se fondant sur un impressionnant travail de recherches et de documentation. C’est tout le système des dominations que cette histoire des politiques de l’adoption, si peu narrée, trop méconnue – et ce n’est sûrement pas un hasard ! – remet en question. Le temps d’un entretien dense, nous avons interrogé les incidences qu’a cette histoire, trop souvent reléguée aux marges de l’histoire, sur l’ensemble de nos conditionnements et de nos représentations…

Julien Marsay : Qu’est-ce qui a présidé à l’écriture de votre livre Une poupée en chocolat ?

Amandine Gay : À la fin du projet Une Histoire à soi, qui est un documentaire sur l’adoption internationale, il me semblait qu’il y avait encore beaucoup d’éléments restés non abordés – justement parce qu’on s’était éloignées des films d’archives avec la voix off explicative -, et il restait beaucoup à dire sur l’histoire de l’adoption. Comme vous le savez, je suis une personne née sous X, née sous le secret, et pour toute personne dont c’est le cas, la spécificité de l’adoption en France méritait d’être développée. Par ailleurs, j’avais déjà beaucoup travaillé sur le sujet tant pour ma maîtrise en sociologie à l’UCAM, que depuis le moment où j’ai créé Le mois des adopté·es et que j’ai commencé à organiser des conférences sur l’adoption (la première en 2016 sur le lien entre adoption et colonialisme). Cela faisait quand même longtemps que je travaillais sur tous ces sujets et qu’il me semblait qu’il y avait beaucoup d’éléments non évidents pour le grand public qui formaient un faisceau avec la question de l’adoption : se demander par exemple pourquoi quand on parle d’adoption ça fait écho à la question des mineur·es non accompagné·es, à la question des familles LGBTI+, à l’histoire coloniale… Et je trouvais qu’il y avait besoin d’un espace pour faire cette synthèse entre le privé et le politique mais une synthèse qui s’ancrerait vraiment dans la théorie aussi : les théories queer, la sociologie, les théories afro-féministes notamment le black féminisme états-uniens qui a beaucoup réfléchi à cette question des parentalités noires… C’est tout ce qui a motivé l’écriture du livre : je me disais qu’il y avait vraiment encore beaucoup à raconter par l’écriture.

Julien Marsay : Qu’est-ce que ce geste créatif d’autrice vous a apporté de différent ou de plus que celui de réalisatrice ?

Amandine Gay : Le choix de l’écriture s’est aussi fait dans une démarche éthique par rapport au film : on ne pas demander aux gens de se mettre en danger si on ne le fait pas soi-même. Raconter mon histoire, c’est donc une façon de me mettre à égalité avec les personnes qui apparaissent dans le film. Parce que moi aussi, je suis une personne adoptée, et donc moi aussi je raconte mon histoire comme elles.

Julien Marsay : Et quant à la forme, pourquoi avoir choisi le féminin générique ?

Amandine Gay : Du point de vue esthétique, c’est intéressant d’explorer une autre forme d’écriture et de réflexion que le cinéma : un livre – je l’ai découvert à mes dépends -, c’est très exigeant, ce n’est pas un mémoire de maîtrise. C’est aussi la possibilité de se faire plaisir : avec le choix du féminin générique notamment, de travailler ainsi sur la forme pour poser des questions sur quel universel on choisit, sur ce que ça fait de se lire en étant tout le temps centrée dans le récit. Or en fait, pour les hommes cis, c’est quelque chose qui n’est même pas visible tant ils sont toujours au centre du récit puisque la règle le masculin l’emporte sur le féminin a un impact très concret sur le langage et sur les représentations. Écrire un livre au féminin générique, c’est également une façon d’adresser la question des représentations, la question du langage comme enjeu politique et de donner à se décentrer, à se déplacer pour ceux qui ne sont pas des femmes et de donner aux femmes la possibilité de goûter un peu à ce que c’est qu’être le centre, la neutralité, la rationalité !

Julien Marsay : Vous écrivez : « Les informations entourant ma naissance sont la propriété de l’État français et mes origines sont un reflet parfait de l’histoire coloniale française. » Pourriez-vous expliquer aux personnes qui n’ont pas (encore) lu votre livre ce que cela induit ?

Amandine Gay : On est dans des débats en France – qu’il s’agisse des questions raciales, de la question coloniale – qui se situent à un niveau très idéologique alors qu’en fait pour les personnes nées X, nées sous le secret, comme pour les personnes adoptées en général, nous portons la colonialité, l’histoire de l’immigration, l’histoire de l’esclavage dans nos corps, dans nos héritages géographiques, dans les ruptures biographiques qui existent dans nos familles ou par le fait qu’on ne soit plus dans nos familles de naissance et donc, cette idée de comprendre d’où viennent ces ruptures biographiques. Par exemple, dans le cas des personnes nées sous le secret, c’est avant tout une pratique encadrée par l’état. C’est-à-dire qu’une personne née sous le secret se rend chez les travailleuses sociales afin de connaître son histoire : l’adoption en France est gérée par le département à travers les services d’aide sociale à l’enfance, avant c’était la DDASS (Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales) pour ma génération. Les mères de naissance qui veulent se séparer d’un·e enfant sont accompagnées par des travailleuses sociales et ensuite, elles ont trois mois pour changer d’avis après l’accouchement et à partir de ces trois mois, les enfants deviennent pupilles de l’État. Si elles changent d’avis à quatre mois, c’est trop tard, l’enfant est devenu·e l’enfant de l’État. À partir de là, l’enfant est adoptable, en adoption plénière dont la spécificité est qu’elle rompt tous les liens de filiation antérieure ; cela veut donc dire qu’effectivement, c’est comme si vous n’aviez pas de famille de naissance. Vous êtes des enfants tabula rasa, comme si vous aviez poussé comme ça sur le sol de France et qu’il ne s’était rien passé avant et donc là, vous devenez adoptable. Dans le cas de l’adoption plénière, non seulement vous prenez le nom de votre famille adoptante mais on peut aussi vous changer votre prénom. Quand on a été adoptée à cinq mois comme moi, ça n’a pas d’impact mais quand les personnes ont été adoptées plus grandes, à 4, 5, 6, 7, 8 ans et que, du jour au lendemain, elles doivent reprendre un autre prénom, là les impacts sont beaucoup plus problématiques dans leur construction identitaire même à terme parfois dans leur capacité d’apprentissage, car c’est aussi quelque chose de traumatique quand on vous change votre prénom, ça crée une perte de repères. Et donc, ce qui est d’autant plus politique sur le long terme, c’est qu’au travers des institutions qui représentent l’État se crée une grosse disparité dans les rapports de pouvoir, sur notre histoire. De fait, les travailleuses sociales ont rencontré nos mères de naissance et selon les époques auxquelles on a été placées, des informations ont été gardées ou non, mais généralement, il y a quelque part des traces de qui sont nos parents de naissance. Ce sont donc des informations que détient l’administration mais qui ne nous sont pas communiquées. Ça a d’ailleurs été le premier sujet de mobilisations des personnes nées sous le secret dans les années 70 qui était de parler de déni de droit puisqu’il y a un seul groupe en France qui n’a pas accès à ses origines biographiques et à ses antécédents médicaux, ce sont les personnes nées sous le secret. On peut se dire que c’est parce qu’au départ, c’est une pratique qui concernait des adultes, les mères de naissance et puis des enfants, mais il se trouve que les enfants grandissent et deviennent aussi des adultes ! Mardi 10 novembre d’ailleurs, on a fait une table ronde au Maif Social club sur les expériences croisées des personnes métisses et des personnes adoptées : les échanges étaient très riches à ce sujet.

Donc l’enjeu, c’est de se poser cette question : à quel moment choisit-on d’opposer les droits des femmes et les droits des enfants, ou même les droits des femmes à ceux d’autres femmes ? Ce que je dis souvent, c’est que moi aussi, je suis une femme et donc pourquoi est-ce que les droits de ma mère de naissance prévaudraient-ils sur les miens ? Surtout quand les lois évoluent, ce qui a été le cas avec celle de la naissance sous le secret de 2002, la réforme et la création du Conseil National d’Accès aux Origines Personnelles (CNAOP) qui permet aux personnes nées sous le secret de demander une recherche de leurs parents de naissance mais si le CNAOP au terme de cette recherche trouve votre mère de naissance, vous n’êtes pas mise en relation. Le CNAOP détient plus d’informations sur votre histoire que vous : le nom de votre mère de naissance, son nombre d’enfants, son lieu de résidence… Et donc, quand je dis que l’État français a un monopole sur mon histoire et décide de ce que je peux savoir ou pas, de qui je peux rencontrer ou non, c’est très concret. C’est un dépliage un peu long, mais c’est lié à toutes ces strates intermédiaires : c’est tout de même particulier de se retrouver face à une personne dans un bureau qui détient toutes les informations qui concernent votre vie dans son dossier, qui sait tout de vous, mais qui ne vous les délivre pas. Vous vous ne pouvez pas y avoir accès. C’est pour ça que je parle beaucoup d’agentivité, cette capacité à agir sur soi et sur le monde, pour les personnes adoptées, pour les enfants en général, parce que justement ces rapports de pouvoir inégaux, très forts dans les rapports adultes-enfants, ne prennent pas fin dans l’adoption quand on devient majeures, parfois même ils se perpétuent, voire s’intensifient. Le CNAOP nous remet dans un statut d’enfant où les adultes décident pour nous, et forcément c’est problématique et c’est aussi un enjeu de lutte pour les personnes adoptées qui sont aujourd’hui adultes.

Julien Marsay : En vous entendant et à vous lire, il est difficile de se dire que ce serait un hasard que l’on fasse des politiques de l’adoption un non sujet : dès que l’on s’intéresse au sujet, ce sont toutes les structures de dominations, tout l’ethnocentrisme du Nord global qui est mis à mal et remis en question, tout notre système tel qu’il fonctionne encore aujourd’hui en somme, qui est mis à l’épreuve. Comment nous, professeur·es souvent peu armé·es par rapport à cette problématique, pouvons-nous contribuer à en faire un sujet ? Si l’on songe à l’enseignement de l’Histoire, quels moments de cette histoire notamment devraient être enseignés ?

Amandine Gay : Effectivement, ce qui mériterait d’être développé, c’est la place des enfants dans l’Histoire coloniale ; comment l’État a toujours considéré les enfants comme un enjeu politique et comment finalement, y compris dans les mouvements militants, on a mis beaucoup de temps à admettre que la question des enfants comme sujet politique ce n’est pas juste par exemple pour les féministes avoir le droit de produire ou de ne pas produire des enfants. Les rapports de pouvoir et de domination commencent avec les enfants dans la société. Or quand on regarde les institutions et surtout quand on regarde l’Histoire coloniale, on se rend compte que l’État ne s’y est jamais trompé. L’État français, très rapidement, à partir des XVIII et XIXe siècles commence à produire des notes et même des ordonnances sur le statut des métisses dans les colonies et dans un même temps à développer des politiques d’assimilation pour les enfants autochtones en Guyane, en Nouvelle-Calédonie… L’enjeu de la gestion des enfants se pose donc très très tôt dans l’Histoire de France et en particulier dans l’Histoire coloniale. Quand on commence à regarder la question des métis·ses, comment elle est débattue à l’Assemblée Nationale. Voir à ce sujet, le livre fondateur d’Emmanuelle Saada, Les Enfants de la colonie : où l’idée c’est vraiment de regarder l’évolution du statut des métis·ses…
On peut également travailler aussi sur la question des Eurasiennes qui ont été déplacées de force du Vietnam à la France. Il y a encore la question plus contemporaine des déracinées rurales, dans les années 60 à 80, des enfants réunionnaises qui ont été ramassées dans leurs familles puis envoyées dans des régions rurales en France comme dans le Puy de Dôme. Mais aussi, l’histoire des pensionnats d’assimilation d’enfants autochtones en Guyane qu’on a mis·es dans des pensionnats gérés par des prêtres et des sœurs catholiques pour en faire des travailleurs agricoles ou des domestiques… Il y a toute cette histoire-là, celle de la filiation des autochtones ou des métisses jusqu’à aujourd’hui qu’on peut travailler dans les classes avec les enfants, pour qui il est intéressant aussi de travailler, en miroir, sur des personnes qui ont leur âge.

En Guyane ou en Nouvelle Calédonie, les taux de suicide des adolescentes des communautés autochtones, comme au Canada ou aux États-Unis d’ailleurs, est sidérant : ça aussi c’est un héritage colonial, comment cette violence coloniale et cette coupure avec la culture d’origine a des conséquences sur leur bien-être, sur leur construction mentale aujourd’hui aussi. Voilà un certain nombre d’entrées qui pourraient intéresser pour les plus jeunes à ces questions-là.
Par ailleurs, de façon générale, parlons du faire famille. Le discours dominant présente les familles de façon nucléaire – la caricature, c’en était La Manif pour tous « un papa, une maman » ! – alors qu’on sait très bien que n’est pas du tout la réalité d’énormément d’enfants : il y a beaucoup d’enfants qui sont dans des familles monoparentales, des familles recomposées, des familles adoptantes, des familles LGBT qui peuvent de plus en plus exister dans l’espace public. On peut amener cette question du faire famille, cette question de la généalogie mais avec une démarche qui ne soit pas violente. Par exemple, sur Twitter, je voyais des témoignages de personnes qui faisaient part de la gêne de leur enfant, mal à l’aise en rentrant de l’école, parce qu’on leur avait demandé de faire leur arbre généalogique. Or demander à des enfants de faire leur arbre généalogique, il y plein d’enfants pour qui c’est une catastrophe ! Si, pour ma génération, vous étiez issu du génocide des Tutsis et qu’une grande partie de votre famille avait été exterminée, vous n’aviez peut-être pas envie à 8 ans d’en parler devant toute la classe en devant faire votre arbre généalogique. Nombreux et nombreuses sont les enfants qui ne peuvent pas remonter très haut dans leur généalogie, et donc je pense qu’il faut vraiment réfléchir à la façon de le faire : cela peut être l’occasion de parler de la raison pour laquelle si l’on vient de la Caraïbe on ne peut pas remonter au-delà de son arrière-grand-père parce qu’en fait les personnes esclavisées avaient un numéro et pas un nom. Aller plonger dans des histoires qui peuvent être très violentes et avoir conscience au moins juste de cela : que l’exercice qui paraît simple et banal de l’arbre généalogique ne l’est pas du tout et peut même être très confrontant pour des personnes adoptées, issues de l’immigration ou de l’histoire de l’esclavage, pour celles d’une famille monoparentale qui ne connaissent pas l’un·e de leurs parents. Avoir conscience donc que certains travaux pratiques ne sont pas du tout neutres, notamment la généalogie dans un contexte post colonial, post esclavagiste.

Julien Marsay : Et avec des élèves plus âgé·es ?

Amandine Gay :
Avec des élèves plus âgé·es, on peut faire des choses intéressantes. Par exemple, à l’ERG (École de Recherche Graphique de Bruxelles), j’ai travaillé sur l’Histoire coloniale familiale de tout le monde. Je savais que l’ERG est une école très blanche et qu’en Belgique, qui est un petit pays, quasiment tout le monde a été impliqué dans l’Histoire coloniale. J’ai donc organisé un atelier où l’idée était que tout le monde vienne avec un artefact qui était en lien avec l’histoire de la colonisation : je voulais renverser l’idée selon laquelle quand on parle de la colonisation dans les classes, on ne s’adresserait qu’aux personnes racisées, alors que la colonisation c’est aussi l’histoire des blancs, voire même parfois surtout. J’ai demandé aux étudiantes d’enquêter auprès de leurs familles, à la recherche des traces, y compris physiques, afin de les inviter à s’interroger sur leur lien avec l’histoire coloniale et l’histoire esclavagiste ? On peut avoir des surprises. Par exemple lors d’une interview, où j’évoquais le fait que c’est une histoire partagée, notamment du fait que très souvent on ne l’aborde que du côté des minoritaires et très peu du côté des blancs : le journaliste s’est alors mis à parler de sa famille originaire de La Rochelle, une famille d’assureurs qui a fait fortune et qui assurait des bateaux négriers. Pour moi, c’est ça qui est intéressant : rendre très concrète cette histoire-là quand on l’explore, toujours selon cette logique du privé qui est politique. Quand j’avais fait l’atelier à l’ERG, j’avais été extrêmement surprise car les élèves étaient venu·es avec énormément d’artefacts coloniaux du Congo. Je leur avais dit que si jamais il n’y avait rien dans leur famille, que Bruxelles était une ville remplie de traces coloniales, qu’on pouvait se rendre dans la ville, prendre des photos, mais en fait tout le monde avait des objets. Ça les avait forcé·es à avoir des conversations avec leurs familles, à demander à leurs grands-parents d’où ça venait… Travailler sur les traces de colonialité au sein des familles avec des élèves plus grand·es, c’est tout à fait possible et ça amène les élèves blancs à poser des questions, à s’intéresser à la question. Certain·es ont fait de la collecte d’archives familiales qui avait donné lieu à un autre projet par la suite. Il y a donc tout ce travail à mener pour faire de cette histoire une histoire partagée et pas seulement celle des minoritaires.

A suivre