Théorie de la pratique et pratique de la théorie

par Jean Astier

Cet ouvrage a été réalisé par le chantier des Éditions de l’ICEM [1] à partir de textes que je dépose depuis 2014 dans un blog hébergé par Coop’Icem[2]. A travers ces textes, j’ai théorisé ma pratique pédagogique en petite et  moyenne section d’école maternelle. Écrire m’a aidé à mieux comprendre ce que je faisais en classe avec mes élèves. Ces textes ont été l’occasion d’échanges   avec des enseignants Freinet et ceux qui s’intéressent à la pédagogie. J’écris pour faire connaître des pratiques pédagogiques qui demeurent largement méconnues particulièrement lorsqu’il s’agit d’une  approche originale de la méthode naturelle marquée par la conception que Paul Le Bohec[3] nous a transmise à travers ses séminaires et ses écrits. J’écris aussi pour transmettre aux jeunes générations des principes, une méthode et des techniques pédagogiques.

Conditions d’émergence des textes composant l’ouvrage

La plupart du temps, à l’origine de chaque texte, se trouvait un problème rencontré en classe qu’il me fallait résoudre. Mon monologue intérieur ressemblait souvent à cela : « Ah là, j’ai une difficulté. Comment la surmonter ? Il faut absolument que j’écrive sur ce sujet pour le mettre à plat et savoir ce que les autres en pensent. Mes collègues rencontrent-ils les mêmes difficultés ? Comment voient-ils les choses ? »

Alors, le soir, le week-end et pendant les vacances, je tirais la langue devant mon écran d’ordinateur où je mettais au propre les notes prises sur mon cahier journal devenu un carnet de bord. Et puis venait un travail artisanal sur le premier jet : écrire, raturer, réécrire, laisser reposer, copier, coller, déplacer, polir, effacer un mot, ajouter une virgule. Bref, le travail d’écriture qui fait avancer la pensée. Ensuite, après lecture et relecture, j’envoyais, inquiet, ce nouveau texte à mes deux correcteurs de prédilection, Philippe Bertrand en Bretagne et Marc Petazzoni à Manosque, et parfois, selon le sujet, à d’autres, spécialistes de leur domaine. La plupart du temps, je tremblais en attendant leur retour. J’avais toujours peur qu’ils me disent que mes pensées étaient loufoques, que je ne pouvais décemment pas écrire de telles choses. Par chance, cela n’est jamais arrivé. Ils corrigeaient avec rigueur et pointaient ce qui devait être retravaillé, explicité ou simplifié. Sans leur aval, rien n’aurait été possible. Ils étaient garants de ma rationalité. Je me confiais à eux un peu comme on s’en remet à son psychanalyste. Soulagé de recevoir leurs corrections et leurs conseils, je m’empressais de rectifier le texte avant de le diffuser largement. L’incident était clos.Le texte rangé dans le blog, plus léger, je retournais à la classe, aux enfants, libre et dispos pour recevoir une nouvelle interpellation, semence pour un nouveau texte.

Mais pourquoi écrire au passé ? L’aventure continue. Même sans classe puisque je suis retraité depuis peu, j’ai encore deux ou trois choses à ajouter, si c’est possible. Les textes que mes camarades ont eu la gentillesse de choisir se suffisent à eux-mêmes. Je pourrais, tout de même dire deux mots du titre qui résume ma pensée et mon intention.

La forme pronominale

« S’ »émanciper rappelle que l’émancipation est l’œuvre des sujets eux-mêmes. Dès la maternelle, l’école doit être un espace d’émancipation. Ce n’est pas toujours le cas et ce n’est pas une priorité des dirigeants actuels de notre système éducatif. Leur objectif premier est de développer chez les enfants des compétences d’adaptabilité en vue de leur employabilité. Ce n’est pas en faisant rentrer de force un individu dans un moule qu’on l’aide à devenir responsable de lui-même, de son cheminement et  à exercer son libre-arbitre. Ce n’est pas non-plus en le laissant à l’abandon, livré à lui-même. Mais la liberté n’est pas donnée, elle est conquise. C’est par leurs propres actes, leurs tâtonnements, leur travail que les enfants s’émancipent en déployant leurs potentialités, en “s’habitant” corps et âme.

L’Émancipation

L’une des caractéristiques universelles des êtres humains est leur néoténie. Dans le règne animal, les humains sont les seuls à disposer d’un temps aussi long pour parcourir le chemin qui les conduit de la naissance à l’âge adulte. Cette période qu’on nomme l’enfance est volée à un trop grand nombre d’humains quand ils ont du mal à survivre en raison de la misère infligée à leurs parents, quand ils sont livrés à la rue (même ici, en France), quand ils sont obligés de travailler avant l’heure. Lorsqu’ils sont suffisamment protégés pour pouvoir se consacrer au déploiement de leur personnalité, ils disposent d’une vingtaine d’années pour expérimenter, accéder au large éventail des cultures humaines et s’entraîner à vivre ensemble dans le monde. Une société égalitaire devrait tout mettre en œuvre pour offrir à chacun la possibilité de s’attaquer à ses aliénations.

Les trois formes d’aliénations

L’obscurantisme en est la première. Les enfants s’en libèrent par l’acquisition de connaissances, par un  travail intelligent et motivé. La motivation ne vient pas seule, il faut la susciter, aller la chercher, la réactiver parfois, lorsque l’enfant a subi des traumatismes douloureux. La salle de classe doit être un lieu offrant une grande variété de possibilités de tâtonnements. Les enfants doivent être immergés dans les langages et dans les domaines d’apprentissage et disposer de liberté pour expérimenter, ce qui implique un aménagement spécifique de l’organisation de la classe. Ils ont à acquérir une méthode de travail et intégrer une procédure expérimentale transposable d’un domaine de connaissance à l’autre. Si l’on veut qu’ils apprennent à peindre, il faut qu’ils disposent des outils du peintre et qu’ils s’entraînent en échangeant entre pairs et avec leurs éducateurs. Si l’on veut qu’ils apprennent à lire et à écrire, il faut qu’ils aient librement accès à une grande variété d’ouvrages et qu’ils aient de multiples occasions de s’exprimer par écrit. Si l’on veut qu’ils s’intéressent aux mathématiques, ils doivent être libres d’imaginer des situations et de débattre de mathématiques. Faire des maths, ce n’est pas seulement appliquer des formules apprises par cœur et faire des opérations, c’est se poser des questions et confronter ses hypothèses à celles des autres. Il en va de même pour toutes les activités humaines. Pour que les enfants les fassent leur, ils doivent les pratiquer. La salle de classe est un espace de réflexion, d’expression d’hypothèses, de créations esthétiques et d’élaboration du libre arbitre de chacun.

L’aliénation psychique

Si, par chance, tous les enfants ne sont pas gravement aliénés mentalement, tous ont été plus ou moins sensibles à des traumatismes plus ou moins graves. Les enseignants doivent se former à l’observation des enfants pour déceler leurs souffrances, pour les aider à se maintenir en bonne santé physique, mentale et sociale. L’expression libre a une dimension thérapeutique. Et sans que l’enseignant joue à l’apprenti psychologue, il doit permettre l’expression profonde des enfants qui est équilibrante car, comme le disait  Paul Le Bohec, l’expression-création permet au sujet de répercuter ce qui l’a percuté.

L’assignation de classe

L’école de la République n’a pas à faire des enfants des compétiteurs et des gagneurs. Il ne s’agit pas de conquérir le monde en écrasant les autres mais plutôt de ne pas accepter de se soumettre à un ordre établi selon des principes de domination. Et Rousseau d’écrire dans le Contrat Social :     

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ? (…)

Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes . » (Rousseau, Du Contrat Social, pp 62 & 65)

L’école doit former des enfants aptes à défendre leur droit à la démocratie, à la justice et à la liberté. Ils doivent donc pratiquer dès leur plus tendre enfance, la démocratie, la justice et la liberté dans la salle de classe, dans l’école.  Nous n’élevons pas les enfants pour qu’ils s’adaptent à un monde injuste, mais pour qu’ils se donnent les moyens de transformer positivement ce monde. Cela commence par l’attention portée aux plus faibles, aux indigents selon l’expression du sociologue  Jacques Broda. En classe, les enfants ne doivent pas être en concurrence, bien au contraire, ils doivent apprendre à s’entraider, à coopérer, à “s’entr’apparendre” et à cultiver les moyens de vivre en paix. L’école doit être un lieu de vie pacifique et démocratique. Cela signifie que les adultes, les éducateurs, les enseignants doivent être respectueux des enfants, s’ils veulent leur enseigner le respect. Si l’enfance est une période spécifique d’émancipation, c’est tout au long de notre vie que nous nous libérons.

La coopération

Dès sa naissance, l’être humain à besoin des autres pour vivre, notamment, les adultes tutélaires, généralement ses parents, qui le protègent, l’alimentent, le nourrissent d’affection et lui transmettent des éléments culturels indispensables à sa survie. Contrairement aux animaux, les humains naissent dans des sociétés qui évoluent depuis 300 000 ans si l’on s’en tient à Homo sapiens. Par chance, ils n’ont pas, à leur naissance, à réapprendre tous les gestes, à réinventer tous les langages, à recréer tous les outils qui leur ont permis de s’émanciper des aléas de la nature  qui dominaient la vie d’un grand nombre  lorsque leur principale préoccupation consistait à trouver de la nourriture et à se protéger de leurs prédateurs. C’est par son travail, la transmission de ses cultures et la coopération que l’humanité a survécu et s’est développée jusqu’à ce jour. Il ne faudrait pas, sous prétexte d’anthropocène, cette époque géologique qui se caractérise par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, oublier que l’humanité a été capable de se libérer des contraintes matérielles. L’Homme peut manger à sa faim, il a été capable de quadrupler sa longévité, il a été capable d’imaginer possible de passer de la loi du plus fort à une gestion démocratique de sociétés protégeant les plus faibles. Et si l’humanité ne bénéficie pas toute entière des bienfaits de son évolution, nous savons bien que  c’est en raison  d’une minorité de dominants qui se cramponnent fermement et violemment à leurs privilèges. Comme le disait le philosophe Michel Clouscard, le monde capitaliste s’organise selon deux catégories sociales. il y a ceux qui produisent plus qu’ils ne consomment et ceux qui consomment plus qu’ils ne produisent. C’est sur ce critère que s’établissent les classes sociales. Le problème de l’humanité, ce n’est pas l’homme, c’est la lutte engagée par la classe dominante pour conserver ses privilèges en aliénant et en  exploitant la force de travail de l’immense majorité. Comme nous y invite Frédéric Lordon, au lieu d’anthropocène, il serait plus juste de dénoncer l’ère du « capitalocène ».

Théorie de la pratique et pratique de la théorie

Le sous-titre s’adresse plutôt aux maîtres et aux maîtresses. Les enseignant ne peuvent être des professionnels interchangeables. Ils doivent penser leur pratique et Le meilleur moyen consiste à prendre du recul par rapport à leurs pratiques. Ils sont sur le terrain. Ils sont les mieux placés pour élaborer leur didactique, pour organiser l’espace, le groupe, le temps et la richesse du milieu d’apprentissage que constitue leur classe. Ils doivent revendiquer leur connaissance du métier en le théorisant.

Je ne nie pas la nécessité d’instructions officielles généralisables à l’échelle de la Nation car c’est à la société de concevoir son école. Mais le cœur du métier doit être le résultat de l’émulation entre pairs s’autogérant. Les enseignants sont archi-diplômés, titulaires d’un Master. Ils travaillent sérieusement. Nous constaterons une avancée démocratique tangible quand s’assouplira le système pyramidal autoritariste auquel est soumis l’enseignement. La réflexion et le développement pédagogique doivent partir de la base. Et ce principe autogestionnaire pourrait s’appliquer à l’ensemble des métiers. Le savoir-faire a un droit d’expression, un droit de reconnaissance. Ce droit est à conquérir justement par la théorisation de sa pratique, l’échange horizontal entre pairs pour une pratique de la théorie. 

Voilà résumées les réflexions soulevées par l’analyse des tenants et des aboutissants de mes pratiques de classe. J’ose espérer au-delà de quelques tuyaux sur l’organisation de la petite et moyenne section que cet ouvrage puisse donner goût à d’autres de pratiquer la théorie et de théoriser leur pratique.

 

[1] https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/63540

[2] https://www.icem-pedagogie-freinet.org/blog-perso-de-jean-astier

[3]https://www.archives.asso-amis-de-freinet.org/lebohec/presentation.html

http://www.librelibre.fr/

https://librelibre.org/

A Marseille deux séances de conférence-séance de signatures

La première aura lieu le mardi 7 décembre 2021 à 18 heures à la mairie du 2/3 et se déroulera en deux temps  :

La seconde aura lieu le jeudi 27 janvier 2022 à 19 heures à la Librairie Transit, 51 Boulevard de la Libération, 13001 Marseille.

Vous pouvez vous procurer le livre à la librairie Transit où il est vendu 28 €. La moitié de la somme va directement à la librairie, l’autre moitié aux éditions de l’ICEM-pédagogie Freinet.

PS. Pour ceux qui n’ont pas les moyens de se procurer l’ouvrage, tous les textes et les œuvres d’enfants sont accessibles gratuitement aux adresses suivantes :

https://www.icem-pedagogie-freinet.org/blog-perso-de-jean-astier

https://www.icem-pedagogie-freinet.org/ecole-des-moulins-journal-des-petis-moyens