Janvier 1987. Une poignée d’instituteurs et institutrices de Paris lance dans l’enthousiasme un mouvement de grève contre le projet de « Maître-directeur » porté par René Monory, ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Chirac. Profondément anti-hiérarchique, la mobilisation va s’appuyer sur des coordinations de grévistes et bousculer le ronron syndical de l’éducation.

Tout commence en fait par un travail de sensibilisation, tant des personnels de l’éducation nationale que du grand public, visant à remettre en cause les pressions hiérarchiques. Profitant du climat d’insubordination post-68, c’est principalement autour du refus de l’inspection des enseignant.e.s que se cristallise d’abord la contestation anti-hiérarchique, portée principalement par des militant.e.s de l’Icem (1), du Sgen-CFDT et de la tendance École émancipée (ÉÉ) (2). Dans les années 1970, cette revendication est prise en charge collectivement, notamment par des équipes syndicales : ainsi dans l’académie d’Orléans-Tours, des préavis de grève sont déposés pour permettre aux enseignant.e.s de débrayer à chaque « visite » d’un inspecteur (3).

En 1983, une déclaration publique de refus d’inspection, publiée le 22 mars dans Le Matin de Paris, est signée par presque 1300 enseignant.e.s. Plusieurs collectifs de refus d’inspection se mettent en place dans la foulée de cet appel. Près de 2000 instituteurs, soutenus par le Sgen-CFDT, se déclarent en refus d’inspection. Cette même année 1983, une association dédiée aux alternatives pédagogiques et d’inspiration anti-autoritaire, Feu Follet, entame la publication de la revue Zéro de conduite (4). En mai 1985, le Collectif parisien de refus d’inspection publie une brochure de 100 pages, L’Inspecticide qui connaît un certain succès et, en 1986, se structure une coordination nationale des collectifs de refus d’inspection. Dans toutes ces initiatives, on retrouve notamment des militant.e.s de l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL) (5), et Lutter !, son mensuel, publie plusieurs articles sur les réformes de l’éducation. Dans une contribution interne rédigée pour l’UTCL fin décembre 1986 ou tout début janvier 1987, en tout cas avant le mouvement de grève des instituteurs, Cloé Marcinc ne manque pas de signaler que la dernière réunion de la Coordination nationale des refus d’inspection « a lancé un appel à tous les syndicats pour entamer un mouvement large de protestation contre les nouvelles mesures Monory, en particulier le nouveau grade de “maître-directeur” » (6).

« Et un échelon hiérarchique de plus ! »

C’est ainsi qu’un tract du Sgen-CFDT qualifie ce projet. Il est en effet éminemment contestable : rompant avec la collégialité et l’égalité entre enseignant.e.s du premier degré, il veut faire des directeurs d’école de véritables supérieurs hiérarchiques. C’est une modification déterminante des rapports de travail qui s’annonce, et cela le courant anti-hiérarchique qui s’est constitué depuis plusieurs années n’est pas décidé à le laisser passer sans combattre. Pour autant, il ne s’agit pas d’attendre que le landernau syndical, dominé par le puissant mais peu dynamique Syndicat national des instituteurs (SNI) (7), prenne l’initiative d’un mouvement : syndiqués au Sgen de Paris, ils et elles sont une poignée d’instituteurs et d’institutrices parisien.ne.s – une douzaine – à lancer la grève contre le statut de maître-directeur, le 12 janvier 1987. Pour celles et ceux qui suivent de près la vie syndicale dans ces années, le Sgen de Paris est alors considéré comme « le plus “à gauche” de sa fédération » et  s’inscrivant dans  les « traditions du “syndicalisme révolutionnaire”. » (8)

Et bien sûr, il y a une filiation évidente avec le travail entamé, que ce soit dans l’association Feu follet ou dans le refus d’inspection, qui a « préparé le mouvement par les contacts qu’il a permis et les thèmes anti-hiérarchiques abordés » (9). Des liens existent particulièrement entre militants de cette gauche du Sgen et de la tendance ÉÉ dans le SNI. Avec l’extension rapide du mouvement, les grévistes vont mettre en place une coordination, d’abord circonscrite aux arrondissements parisiens d’où s’est lancée la mobilisation, avant de devenir nationale.

Cet ancrage de l’action doit beaucoup aux formes démocratiques qu’elle prend au travers des coordinations de grévistes, reposant sur des assemblées générales ouvertes aux syndiqué.e.s comme aux non-syndiqué.e.s. Son caractère unitaire est évident qui favorise l’engagement. Et l’auto-organisation garantit des décisions partagées par toutes et tous, donc une action collective plus déterminée. En cela, les enseignant.e.s peuvent prendre exemple et appui sur les expériences récentes du mouvement étudiant contre la loi Devaquet (10) et de la grève cheminote (11). Mais aussi sur une expérience transmise. Ancien.ne.s lycéen.ne.s des années 68, les instits peuvent mobiliser une expérience de lutte qui leur est propre : « La forme coordination est liée à la transmission d’une expérience de mobilisation, en décalage avec les normes syndicales, qui apparaît dans les années 1968 au cours des manifestations de la jeunesse scolarisée. C’est en effet dans ce secteur que sont nées les coordinations […]. D’une décennie à l’autre, à la faveur du jeu de la mémoire, – “la contestation conserve son propre souvenir, et le résultat d’une lutte joue sur le caractère de la suivante” (Charles Tilly) – la forme coordination a été réutilisée » (12).

« Les instits ne respectent plus rien »

Affiche de la Coordination des instituteurs, janvier 1987 © FACL

C’est ce qui permet au mouvement de monter en puissance, s’appuyant sur une fraction significative d’instituteurs et institutrices en grève reconductible. Le Secrétaire général du SNI, Jean-Claude Barbarant, a beau traiter les grévistes de la coordination parisienne de « marginaux » et de « gauchistes » (13), rien n’y fait : des journées de grève sont appelées par les coordinations, des manifestations sont organisées, des occupations de bâtiments administratifs, des grèves administratives, perlées, tournantes installent dans les départements un climat de contestation généralisée… et le SNI se voit obligé de suivre le rythme tout en cherchant des échapatoires.Les Sgen d’Ile-de-France (Créteil, Paris et Versailles) quant à eux appellent dès le 30 janvier à rejoindre le mouvement initié par la Coordination des instituteurs. Dans un tract commun, ils mettent en avant la nécessité de se mobiliser en ces termes : « Aujourd’hui c’est une équipe qui peut organiser la vie de l’école, les méthodes, le choix des manuels, la répartition des enfants, le partage des moyens, etc. Le décret [de René Monory] veut confier ce pouvoir à une seule personne, le maître-directeur, aux ordres de l’Administration. C’est la porte grande ouverte à tous les arbitraires, à, l’esprit lèche-bottes, à la division entre les personnels et les parents d’élèves. » . Une manifestation nationale est appelée le 11 février 1987 à Paris : elle verra défiler plus d’un instituteur sur quatre. Indéniablement, la coordination nationale a gagné sa légitimité. Le mouvement apparaît alors, pour tous les observateurs, comme fortement anti-hiérarchique. Ce même jour, le quotidien Libération ne manque pas d’évoquer la lutte en cours sans ambiguïtés sur le mouvement de fond qui l’anime : « “Non aux petits chefs !” : depuis un mois, les protestations des instituteurs contre le statut de maître-directeur a pris un tour anti-hiérarchique et anti-autoritaire. » .

Les bureaucrates freinent des deux pieds

Alors que le SNI attend le retour des congés d’hiver, le 2 mars, pour proposer d’« étaler dans le temps » le mouvement sans appeler à la grève, la Coordination nationale, réunit le 14 mars 200 délégués représentant 45 départements et décide d’appeler à la grève le 23. Mais la participation à la grève est moins importante qu’espérée (moins de 10 % de grévistes) et ne permet pas d’envisager la poursuite du mouvement qui s’arrête le 25 mars.

Le bilan de l’action du SNI est sans appel : « [il] a, au cours de cette longue lutte, fait l’excellente démonstration de ce que serait un syndicalisme à la sauce corpo-social-démocrate s’il était demain étendu à toutes les catégories de travailleurs et structuré dans une gigantesque confédération [unique] à l’allemande. Le SNI, qui syndique et représente encore électoralement l’écrasante majorité de la profession, a en effet fait preuve de toute sa force… d’inertie dans la bataille contre le statut des maitres-directeurs » (14).

Mais pour les instituteurs et institutrices de la coordination parisienne qui ont vu dans ce mouvement leurs orientations anti-hiérarchiques être largement partagées, la fin de la grève est l’occasion d’un ultime coup d’éclat. Le 24 mars, 250 instituteurs parisien.ne.s – dont des militants de l’UTCL – réussissent, malgré la présence policière, à pénétrer dans l’enceinte du Palais du Luxembourg. Livrant un compte-rendu haut en couleur de cette aventure dans Lutter ! (15), les auteurs peuvent proclamer qu’« enfin : des communistes libertaires entrent au Sénat ». Ouvrant les tiroirs des sénateurs, se gaussant de l’attitude des élus socialistes, visiblement outrés, l’occupation est insolente et se termine sans encombre avec une dispersion « en manifestation, poing levé, hilares ». Une action au demeurant assez radicale qui doit beaucoup au fort degré de mobilisation qui permet encore, alors que la grève décline, de rassembler plusieurs centaines d’instituteurs.

Une telle détermination compte dans le rapport de force : si le décret sur les maîtres-directeurs est effectivement publié dès le 2 février 1987, il n’est quasiment pas appliqué et est abrogé seulement deux ans plus tard.

Reste que la mobilisation a aussi été l’occasion de remettre en cause l’organisation même du travail dans l’éducation, et que cela nombre de grévistes de 1987 en ont pris conscience. Ce n’est sans doute pas un hasard si on retrouve ensuite une grande partie de ces militant.e.s des coordinations actives et actifs dans le mouvement social de 1995 et prenant part par la suite à l’affirmation d’alternatives syndicales dans l’éducation qui continuent aujourd’hui de porter et promouvoir l’aspiration à une « autre école dans une autre société ».

(Une version de cet article a été publié en pages Histoire du mensuel Alternative libertaire n°268 de janvier 2017)


Notes :

1. Institut coopératif de l’école moderne, l’Icem se revendique du « mouvement Freinet » du nom du pédagogue et révolutionnaire Célestin Freinet (1896-1966). L’Icem est toujours actif aujourd’hui : voir son site icem.pedagogie.freinet.org.

2. Courant séculaire du syndicalisme révolutionnaire dans l’éducation, l’École émancipée existe depuis 1910 est s’inscrit dans une pratique de tendance pour l’essentiel au sein des syndicats majoritaires de ce secteur. En 2002, la tendance se scinde en deux : une partie, alliée à la direction de la FSU, conserve le nom historique, l’autre, anti-autoritaire, prend celui d’Émancipation.

3.Voir le texte « Petit historique du refus d’inspection » mis en ligne par le Collectif anti-hiérarchie sur son site abasleschefs.org

4. La collection complète de Zéro de conduite est conservée (Carton Autres 3.1) dans le Fonds d’archives communistes libertaires (FACL), Musée de l’Histoire vivante de Montreuil.

5. Voir Syndicalistes et libertaires, une histoire de l’UTCL (1974-1991), éditions d’Alternative libertaire, 2013.

6. Cloé Marcinc, « L’anti-hiérarchie se structure », dans Débattre nouvelle série n°1(bulletin interne de l’UTCL) de février 1987, Carton UTCL 1.3, FACL.

7.« Au cours des dernières élections aux commissions administratives paritaires, en 1987, le SNI a obtenu 71 % des voix des instituteurs, alors que le taux de participation atteignait 75 %. Disposant d’une position quasi hégémonique […], reconnu comme tel par les instituteurs comme par l’administration, ce syndicat a accumulé depuis sa fondation un important capital de pouvoir politique.», Bertrand Geay, « Espace social et coordinations, le mouvement des instituteurs de l’hiver 1987 », Actes de la Recherche en sciences sociales n°86-87, mars 1991. Le SNI est alors le principal syndicat de la Fédération de l’Éducation nationale, la FEN, organisation très largement majoritaire. Une scission intervient en 1993, donnant naissance à la FSU d’un côté, et ce qui deviendra le SE-Unsa de l’autre.

8. Bertrand Geay, 1991.