– « Tiens, il y a réunion des AESH(1) ce soir ? C’est pour ça que tu attends depuis ce midi ?  – Non. L’élève que je suis est absent, mais on m’a dit de rester là pour faire mes heures. – Eh ben dis donc ! Fais gaffe à pas t’endormir, hein… À demain ! »

– « Salut Lina, Tu t’en vas ? La chance ! Bon week-end ! – Non, je n’ai pas terminé ma journée : on m’a changé mon service hier. Apparemment, ils ont moins besoin de moi au collège et du coup, je dois accompagner une élève de maternelle à 15 minutes d’ici. Je ne sais pas pourquoi Nadir a moins d’heures d’AESH et je ne sais même pas ce que je vais faire en maternelle. C’est… – …Ah bon ? C’est pas cool, je te plains. Bon courage en tout cas ! »

– « Elle est pas là Rosa ? – Non. On lui a dit hier soir que finalement, il n’y avait pas assez d’heures pour elle. Alors elle ne travaille plus ici. – Ah bon ? Et tous les projets qu’elle avait pour les élèves et avec les profs ? – C’est comme ça… Nous les AESH, nous ne sommes pas grand-chose, on ne peut rien y faire… »

Rien ne va dans tout cela.

Tout d’abord, bien sûr, il y a les conditions de travail des AESH : flicage de leur temps de travail ; modifications d’emploi du temps et du suivi des élèves sans les consulter (elles qui connaissent les élèves et leurs besoins) ; mutualisation sur plusieurs établissements, au pied levé, là encore sans consulter la collègue concernée ; éviction brutale d’un établissement. Tout ceci, ne l’oublions pas, pour 800 euros par mois, avec une formation indigente et une éventuelle CDIsation(2) au bout de 6 ans seulement.

Cette violence due à leur statut précaire, sciemment construit par l’État, commence à être connue, grâce à la lutte acharnée des collectifs d’AESH et de certaines organisations syndicales.

La violence institutionnelle dans les établissements

Ce qui est bien moins connu et moins mis en lumière, c’est ce qui se passe au sein même des établissements scolaires, du fait des pratiques des personnels de direction, cet autre échelon de la violence institutionnelle : mépris ; déni de leur expertise professionnelle et de leur capacité à mener des projets pour les élèves ; paroles et pratiques de domination ; musellement ; isolement du reste de l’équipe ; refus de formation ; mise en concurrence des AESH ; menaces sur les postes et les contrats ; éviction de l’une, pour faire un exemple et entériner un management de la peur (« sois AESH et tais-toi » sinon, gare à ton emploi). Ceci n’est évidemment pas dans leur statut et relève des seules décisions des personnels de direction.

Tout comme la violence de l’État à l’égard des AESH est médiatisée par les actions collectives, celle des chef·fes d’établissement doit donc l’être également, et d’abord par le collectif de travail présent et témoin de cette maltraitance.

Observer, écouter, prendre conscience…

Mais entre le rythme effréné de la rentrée, nos projets avec les élèves, les différentes échéances de l’année par la suite, et, il faut bien l’avouer, notre légitime désir de confort professionnel, il est parfois difficile de nous rendre compte des souffrances de nos collègues (voir cet article : https://www.questionsdeclasses.org/souffrance-detre-collegues/).

Mais essayons donc… Checkons nos privilèges pour mieux comprendre la situation des précaires de l’éducation :

– notre salaire nous permet-il de vivre convenablement ? (Les AESH gagnent 800 euros par mois, moins que le seuil de pauvreté).

pour vivre convenablement, sur le plan économique, devons-nous chercher un emploi complémentaire ou sommes-nous sous la dépendance de notre conjoint·e ? (Les AESH sont dans l’une ou l’autre situation)

– sommes-nous consulté·es lorsque des décisions sont prises pour nos élèves ? (Les AESH ne le sont pas, la majeure partie du temps)

sommes-nous d’office tutoyé·es et appelé·es par notre prénom par l’équipe de direction ? (Les AESH, comme les agent-es et les AED, le sont)

– avons-nous régulièrement peur pour notre emploi ? (Les AESH oui, au moins pendant 6 ans avant d’espérer une CDIsation, car rien ne le leur permet avant)

– avons-nous peur de donner notre avis, de manquer de légitimité pour nous exprimer ? (L’expertise professionnelle des AESH n’est pas reconnue)

– avons-nous bénéficié d’une formation conséquente pour exercer notre métier ? (Les AESH ont 60 heures (soit une dizaine de jours) dans leur première année, pour un champ aussi vaste que celui du handicap)

Ces quelques questions auront sans doute permis de prendre conscience non pas de nos privilèges, finalement, mais de l’oppression et la précarité perpétuelles dans laquelle les AESH travaillent et vivent (3).

Une situation qui, bien que courante parce qu’organisée par l’État, n’en demeure pas moins intolérable.

et lutter collectivement

À l’instar de certaines organisations syndicales engagées dans la défense de ces personnels, en tant que collègues, nous avons un rôle fondamental à jouer, pour soutenir les AESH et construire avec elles – jamais à leur place – les luttes internes aux établissements, celles qui permettront aussi de faire évoluer leurs conditions de travail.

Assurément, il peut paraître difficile de prendre la décision de nous engager pour que cela change, car les luttes demandent du temps et de l’énergie, et, il faut bien nous l’avouer, elles nous font prendre le risque, pensons-nous, d’être à notre tour maltraité·es.

Et c’est bienle problème, là que l’on voit la diffusion aisée d’un management par la peur ! Une peur diffuse. Cette boule au ventre qui surgit sur le chemin du travail, qui nous fait raser les murs, éviter les couloirs de la direction, regarder ailleurs lorsque le chef malmène verbalement un·e collègue en pleine réunion, mettre en avant la compassion par les mots, plutôt que la lutte par les actes

Moins nous nous opposons, plus la violence est décomplexée et fait effet boule de neige sur tou·tes les autres précaires de l’éducation, voire sur tous les personnels.

Alors, face à ces pratiques autoritaires et violentes, qui individualisent les relations et isolent les personnels, que reste-t-il donc localement si ce n’est la puissance du collectif de travail, pour trouver du soutien et construire des résistances ?

Loin de la honte et de la culpabilité voulues par ces pratiques autoritaires, mettons donc en lumière ce que nous subissons : les petites vexations quotidiennes, les menaces, les stigmatisations, les mises à l’écart. Nous serions bien surpris·es de constater à quel point elles sont nombreuses.

Avoir connaissance de ces situations nous permettra de construire ensuite des stratégies pour résister aux oppressions : refus des convocations individuelles non accompagnées ; courrier collectif pour dénoncer les maltraitances ; prise de positions aux différentes instances de l’établissement et de l’académie ; alerte aux commissions dédiées à la santé des personnels ; communiqué de presse, etc.

Les moyens sont nombreux pour faire entendre nos voix et ne pas (ou ne plus) nous résigner à accepter l’inacceptable.

À nous de les saisir, à nous de les inventer.

Jacqueline Triguel

(1) Ce texte se centre sur les Accompagnantes d’élèves en situation de handicap, en raison d’un événement récent qui m’a scandalisée, mais il concerne en réalité tou·tes les précaires de l’éducation.

(2) J’avais écrit “titularisation” par réflexe, mais une collègue AESH m’a très justement fait remarquer que c’était une erreur. Effectivement, après 6 ans, les AESH peuvent se voir proposer un Contrat à durée indéterminé mais ne sont pas titulaires de leur poste. Je suis confuse de cette erreur. Comme quoi, même en prenant de la distance, je ne parle qu’en tant que prof…

(2) Peut-être serait-il intéressante de créer une grille à destination des personnels de direction : « check tes pratiques de domination/d’oppression »… Ils et elles auraient bien des surprises, ou pas !