« En même temps, on ne la connaît pas. Si au moins elle descendait en salle des profs, ou si elle souriait un peu plus, on aurait peut-être envie de l’aider. C’est un peu de sa faute si le chef la cible, elle s’isole. »

« Non mais tu te rends compte ? Il n’a même pas fait remonter cette situation super grave ! Ni aux profs, ni à la direction ! Franchement, c’est quoi ce PP(1) ?

« Si elle arrêtait de l’ouvrir et de contester ses décisions, peut-être que le chef lui ferait un meilleur emploi du temps. »

« C’est n’importe quoi en maths. On n’est jamais d’accord sur rien, on ne dit pas la même chose aux élèves, aux parents. L’équipe se délite totalement. De toute manière, on se voit jamais : comment tu veux construire quelque chose ? »

« – La pauvre, elle a six salles différentes, elle court partout.

– C’est vrai, c’est dur, mais c’est comme ça quand tu viens d’arriver. »

« Tu as vu les notes qu’il met, les moyennes dans ses classes ? C’est pas normal, il ne sait pas noter ! Je comprends que la cheffe l’ait recadré au conseil de classe. »

Mise en cause… de nos propres collègues ?

Ces paroles, nous les entendons régulièrement en salle des personnels, et elles font écho en chacun·e d’entre nous, que nous en ayons été à l’origine… ou victimes.

On peut sentir dans ces propos de la résignation, de la rancœur, de la culpabilisation, un jugement énoncé par des collègues à l’égard d’un·e autre collègue et, peut-être quelque part, la peur de subir le même type de condamnation ou de pression hiérarchique, peut-être une manière de s’en prémunir, individuellement.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : faire porter la responsabilité des difficultés sur un individu, alors qu’elles relèvent de l’organisation du travail et donc de la responsabilité hiérarchique, à différents niveaux.

La disparition progressive des temps de travail collectifs, par exemple, génère à la fois l’isolement des collègues dans le chacun·e pour soi et des incompréhensions, voire des tensions, au sein des équipes, qui ne disposent plus d’espaces pour échanger, débattre et se mettre d’accord sur des lignes éducatives et pédagogiques.

L’absence de temps en équipe empêche également le compagnonnage et la co-formation, entre PP, d’une génération à l’autre, mais aussi d’une discipline à l’autre dans le cadre des projets interdisciplinaires.

L’histoire de l’établissement, avec ses pratiques et ses valeurs, peine ainsi à se transmettre et à se renouveler, les équipes ne parviennent plus à se fédérer, à se retrouver, à se (re)connaître.

Suspicion, jugement de valeur, sentiment d’injustice ou de culpabilité, comparaison, concurrence entre celles et ceux qui estiment en faire plus et les autres. Tout ceci sape profondément les relations en salle des personnels.

Certain·es, pour justifier le « confort » dont elles et ils pensent bénéficier (salle personnelle, emploi du temps sympathique, tranquillité face à la hiérarchie, etc.), mettent en avant les manques des autres, ou les habitudes implacables de l’établissement.

D’autres, pour ne pas être davantage défavorisé·es, voire incriminé·es par la hiérarchie, osent à peine une parole contestataire, acceptent et se plient, tout en nourrissant parfois de la rancœur envers leurs collègues plus « favorisé·es » et/ou en souffrant souvent en silence de leurs conditions de travail, pensant que c’est là la normalité, attendant que ça passe, qu’un·e autre nouveau·elle collègue vienne prendre le relai de cette souffrance.

On voit bien combien, la plupart du temps, les personnels ont accepté et intégré le fonctionnement de l’établissement scolaire et de l’institution Éducation nationale, comme si tout était immuable parce que précédant leur arrivée et se poursuivant sûrement après leur départ.

Dans ces situations où difficultés professionnelles et souffrance au travail sont perceptibles, il semble plus facile de jeter la pierre aux individus que de se confronter à un système impersonnel, dont la mécanique paraît si bien huilée qu’on craint de ne pouvoir l’enrayer.

Et pourtant, en remontant aux sources de ces difficultés individuelles ou interpersonnelles, on ne comprend que trop bien qu’elles découlent de décisions politiques, organisationnelles et économiques. Nulle préoccupation humaine ou pédagogique, nulle pensée pour les élèves, les familles ou les personnels. Tout est question de moyens, d’économie, de projet politique, et de consignes à appliquer.

Aux sources institutionnelles et organisationnelles des souffrances de collègues

Parce que les pouvoirs publics n’ont pas suivi la courbe démographique et que le bâti scolaire est largement inadapté aux besoins éducatifs, ne mettant pas suffisamment d’espace à disposition.

Parce qu’il est même des établissements où des salles de classes sont fermées en raison de leur dangerosité et de leur insalubrité, sans que des travaux ne soient mis en route.

Tout ceci influe inévitablement sur les emplois du temps, sur le rythme de travail des personnels comme des élèves.

Parce que les gouvernements successifs, avec l’aide zélée de celles et ceux qui leur servent de bras droit sur le terrain, ne sont que défiance vis-à-vis des professionnel·les de l’éducation : il ne s’agirait pas de les payer à ne rien faire, alors que leurs vacances sont déjà si nombreuses ; leur salaire ne se justifie que s’ils et elles sont devant les élèves ; qu’elles et ils prennent sur leur temps libre pour organiser le travail en équipe ; fi de leur travail de préparation et de correction.

Parce que les hiérarchies créent des systèmes de valorisation et de récompenses pour leurs « favori·es », et de relégation et de punitions pour les résistant·es ou les collègues en difficultés.

Chacun·e, alors, est incité·e à défendre ses propres intérêts (SA salle, SES projets, SES moyens, SON besoin de reconnaissance, SA tranquillité, etc.).

Parce que les hiérarchies divisent et opposent, isolent et empêchent les personnels d’avoir du temps et des lieux pour se retrouver et se fédérer.

Parce qu’il est plus facile et profitable de générer la discorde et la concurrence dans les équipes que d’avoir à faire à une équipe soudée.

Parce qu’ils et elles sont plus souvent désigné·es que volontaires pour être professeur·es principaux·ales : les plus ancien·nes, lassé·es de l’ajout incessant de missions et de tâches administratives, délaissent ces fonctions mais ne disposent d’aucun temps pour transmettre le fruit de leur expérience à leurs collègues.

Suivre une formation pour être PP ou pour comprendre toutes les subtilités de l’évaluation, souvent à peine abordée en formation initiale ? Il en est rarement question. Le sentiment d’urgence, la charge de travail, les documents à rendre, les « projets » à rédiger, même pour utiliser la moindre feuille de papier supplémentaire : tout cela ne cesse de s’accumuler et de nous enfermer dans notre quotidien. Il paraît alors bien dérisoire de nous inscrire à une formation alors que nous avons toutes ces tâches à accomplir.

Contre l’individualisme et la culpabilisation, la solidarité et l’action collective

Dans ces situations, il est facile de nous replier sur nous-mêmes ou sur le confort d’une petite équipe choisie, en délaissant nos collègues les plus isolé·es et pensant qu’elles et ils sont principalement responsables de leurs difficultés.

Pourtant, à l’inverse de cette tendance individualiste malheureusement trop fréquente, il est des collègues qui sont parvenu·es à aller au-delà des relations interpersonnelles et à remonter à la source organisationnelle et politique du problème afin de construire des actions de résistance collectives et combatives.

À Bagnolet, elles et ils ont obtenu l’ouverture des travaux d’un collège délabré, notamment après la découverte d’amiante (2).

Dans les Yvelines, c’est une action d’équipe qui a permis la modification d’une évaluation de rendez-vous de carrière mettant en cause un collègue pour des raisons douteuses.

Dans l’Oise encore, la réflexion collective a permis de faire émerger le besoin d’une formation d’établissement autour de l’évaluation et de l’obtenir.

Un peu partout, les heures mensuelles d’information syndicale permettent de prendre conscience du lien entre souffrances au travail et organisation du travail afin de construire des revendications et des actions immédiates. Pourrait être décidée, par exemple, une utilisation plus régulière et politique du Registre Santé et Sécurité au Travail (3) pour exiger des hiérarchies qu’elles répondent aux difficultés du terrain (chauffage défaillant, emploi du temps écrasant, problèmes de santé à porter un matériel lourd plusieurs fois par jour faute de salles en nombre suffisant pour tou·tes, etc.). Une délégation auprès des chef·fes d’établissement pourrait également être systématisée, contre les pratiques d’isolement et de pressions individuelles (4).

Ce n’est que de cette manière, par la solidarité et les actions pensées collectivement que nous pourrons sortir de l’isolement et lutter contre les souffrances au travail par la réappropriation de notre travail, de nos missions et de nos lieux d’exercices, par la construction de collectifs de travail solides et pérennes afin que, peu à peu, l’école puisse se transformer, de l’intérieur, par les professionnel·les qui la font vivre chaque jour.

Jacqueline Triguel

(1) PP : professeur·e principal·e

(2) https://www.leparisien.fr/seine-saint-denis-93/bagnolet-le-college-sous-tension-apres-la-decouverte-d-amiante-04-02-2018-7540626.php

(3) https://sudeducation34.org/spip.php?article211

(4) https://www.sudeducation93.org/Manuel-anti-hierarchie-Sud.html