L’emprise

L’école assujettie aux dogmes économiques

Ici et là, des assemblées d’enseignantes se sont tenues pour dénoncer les conditions de passage du BAC et du Brevet des collèges et pour appeler à la grève des examens. Elles font le constat d’une rupture d’égalité entre les élèves en raison de la gestion chaotique de la crise sanitaire, l’absence de stratégies efficaces pour lutter contre la diffusion du virus dans les établissements scolaires en particulier. Elles protestent aussi contre les conditions déplorables de correction. L’AG Interdisciplinaire d’Île-de-France réclame en outre l’annulation des épreuves terminales, l’admission d’office des candidates du fait de la situation exceptionnelle, l’abandon du grand oral et le retour à un bac comme examen final en 2022. Mais au-delà du contexte sanitaire, il y a l’entreprise de néo-libéralisation de l’école menée tambour battant par Blanquer. Or, la généralisation de l’esprit de concurrence altère profondément les relations sociales et modifie en profondeur les fins de l’éducation.

Course de rats

Dans son Expresso du 20 mai, le Café pédagogique se fait l’écho d’une note de la division des études du ministère de l’Éducation nationale (Depp) portant sur la réforme du lycée et les inégalités scolaires en terminale. Vendu par Blanquer comme une réponse aux inégalités inhérentes aux filières, le nouveau lycée les amplifie au contraire. Il s’agissait, on s’en souvient, de laisser plus de choix aux élèves dans une perspective d’individualisation des parcours scolaires. Mais les familles ne sont pas à égalité dans l’exploitation des informations sur l’orientation qui nécessite une bonne connaissance du système scolaire et des attentes des écoles et formations post-bac. L’étude montre que les choix de spécialités en terminale sont différents selon le sexe et l’origine sociale des élèves. L’étude indique ainsi que la doublette physique-chimie/SVT n’est choisie que par 29% des garçons les plus favorisés, contre 56% des filles d’origine sociale défavorisée. Ce sont les garçons qui majoritairement conservent les mathématiques en terminale et les élèves d’origine sociale élevée. Le plus souvent, les choix des filles s’apparentent à ceux des élèves des classes sociales défavorisées. Socialement inégalitaire, la nouvelle terminale générale a tendance à reproduire les stéréotypes. Cela se vérifie dans le choix des spécialités : sciences de l’ingénieur et numérique pour les garçon et SVT pour les filles. Enfin, la Depp souligne que les élèves des classes sociales défavorisées optent plus souvent pour des combinaisons rares et plus littéraires1. Les élèves des classes sociales défavorisées ont plus de mal à arrêter des stratégies d’orientation. Mais comme il n’est plus question que de choix individuel, les inégalités sont transformées en responsabilité personnelle. L’enseignement secondaire est en train de se réorganiser autour de l’orientation et de la capacité à mesurer ce que l’on peut attendre de la vie en fonction de ses résultats scolaires. Le temps n’est peut-être pas si loin où l’éducation signifiera savoir compter sa vie, l’école devenant la fabrique de l’élève performant pour reprendre l’expression d’Angélique Del Rey.

Il faudrait aussi analyser comment Parcoursup, qui produit justement une forme de sélection à partir des capacités des élèves à élaborer des stratégies d’orientation opératoires, rajoute un peu plus d’angoisse en dramatisant davantage encore la question du choix. L’orientation devient une compétence scolaire clé mais les enseignantes ne sont pas formées ou fort mal. Ce sont par conséquent les élèves les plus éloignées de la culture scolaire qui vont payer le prix fort des bouleversements en cours.

Les conceptions utilitaristes des politiques éducatives actuelles apparaissent très clairement avec la nouvelle épreuve du grand oral. Elle est d’emblée problématique dans la mesure où l’on ne sait pas bien ce qu’il faut évaluer : des savoir-être, des savoirs disciplinaires, des apparences ou des capacités d’éloquence ? Mais il y a surtout l’esprit générale de l’épreuve, celle du choix rationnel. L’élève doit dans un deuxième temps montrer en quoi les deux questions concernant ses spécialités peuvent servir son projet professionnel. Comme si les élèves ne pouvaient pas choisir de travailler sur des sujets objets de connaissance sans se demander constamment comment les monnayer dans l’avenir. Jamais encore l’éducation n’avait été mise à ce point au service des dogmes économiques. Conçue ainsi, l’épreuve semble par ailleurs en décalage complet avec le réel. Bien peu d’élèves ont pris l’habitude de planifier leur vie en effet, ce qui est assez rassurant au fond…

Pourtant, les élèves de terminale se sont préparés à l’épreuve du grand oral et montrent un réel intérêt pour l’exercice en dépit de l’absence d’heures dédiées. Peut-être est-ce en raison de la disparition des dispositifs qui permettaient une initiation à l’activité de recherche et à la découverte du type TPE, la réforme du lycée ne laissant plus guère de place aux pédagogies expérimentales, la lourdeur des programmes et les évaluations communes fonctionnant comme un contrôle serré des pratiques pédagogiques.

On dit que la jeunesse va mal, mais le climat dans les lycées devient aussi de plus en plus anxiogène, la peur de l’échec ne faisant que s’accroître.

La note au centre de la nouvelle « raison scolaire »

Beaucoup d’assemblées générales insistent, avec la possible généralisation du contrôle continu, sur la fin du bac comme diplôme national. Dans le contexte présent, cela ne ferait que creuser davantage les inégalités, les élèves se voyant sélectionnées en fonction de l’établissement où elles et ils ont effectué leurs études. Mais le contrôle continu, l’école se transformant toujours davantage en un espace où les familles se livrent à une concurrence implacable pour la captation des biens scolaires les plus valorisés, crée de surcroît de plus en plus de conflits autour des notes. Dans mon lycée, des parents avaient établi un classement des collègues lors du premier confinement sur la base du travail donné ou non à la classe, déclenchant indignation et mouvement de défiance. En raison du contrôle continu, les parents sont plus nombreux à contester les notes, si bien que des collègues y voient une menace pour leur liberté pédagogique. La mise en place d’un protocole relatif aux notes est même à l’ordre du jour de la réunion de fin d’année dans mon établissement. Se sentant isolées et découragées, une partie des collègues sont tentées de se retourner contre les familles et les élèves qui ne jouent pas suffisamment le jeu de la compétition et en appellent à plus d’autorité. Il y aurait lieu pourtant de s’interroger sur une évaluation bien peu formative quand elle favorise le classement, les hiérarchies, la sélection et le tri social. On voit mal d’ailleurs comment sortir du conflit autour des notes si elles ne font que servir la concurrence. L’obligation de résultats finit ainsi par diviser irrémédiablement parents et enseignantes au moment où la construction d’alliances pour une autre école est une impérieuse nécessité.

Les tensions autour des notes pourraient néanmoins être l’occasion de réaffirmer le primat de l’éthique pédagogique face à une rationalité économique en train de reconfigurer radicalement l’institution scolaire. Au sens pédagogique, l’évaluation ne vaut que si elle permet aux élèves de se situer dans les apprentissages et aux enseignantes de vérifier le niveau d’acquisition des compétences. Veut-on construire des communautés scolaires à partir de la concurrence, de la sélection et du tri social ou de l’émancipation, de la réciprocité et de la coopération ? L’éducation ne saurait se réduire à la transmission des savoirs tant elle touche aussi aux formes de vie et à l’expérimentation du commun.

1Le Café pédagogique, La réforme du lycée et les inégalités sociales en terminale, disponible sur http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2021/05/20052021Article637570894249053960.aspx