« Lorsque vous dites Indien, Musulman, Chrétien, Européen ou autre chose, vous êtes violents. Savez-vous pourquoi ? C’est parce que vous vous séparez du reste de l’humanité, et cette séparation due à vos croyances, à votre nationalité, à vos traditions engendre la violence. Celui qui cherche à comprendre la violence n’appartient à aucun pays, à aucune religion, à aucun parti politique, à aucun système en particulier. Ce qui lui importe, c’est la compréhension totale de l’humanité ».

Jiddu Krishnamurti.

Nul doute, réfléchir sur l’identité est une chose bien compliquée.

Chercher l’égalité et la justice par le renforcement ou l’inversion des catégories (bon et mauvais, réussite et échec, facilité et difficulté, comportement approprié et inapproprié, normal et déviant) m’est apparu ne plus être la bonne solution pour offrir une place à chacun de mes élèves. Les outils que j’expérimentais en classe portaient un sens contradictoire. Nous n’avons bien sûr pas grand mal à nous persuader qu’un objet est identique à lui-même, qu’une catégorie l’est à elle-même, que des valeurs le sont à elles-mêmes également ; et qu’il suffirait de faire son contraire. Là est bien la difficulté. Il n’est pas meilleur exemple de proposition inutile, que de croire que ce que nous faisons est bien, car nous luttons pour ce même bien.

Alors, pourquoi je lutte ?

Lorsque nous passons de l’idée d’être identique à soi-même, à celle de partager une identité avec d’autres, cela pose inévitablement le problème des catégories. Si je lutte pour la liberté et l’égalité des individus en donnant à ceux qui n’ont rien pour qu’ils aient plus que ceux qui ont trop, l’affaire devient plus complexe.

Comme chaque matin, je rentre dans ma classe une demi-heure avant la cloche. Je prépare ! Ce matin, j’étais assez fier de moi, parce que j’avais réussi à trouver un ordinateur portable pour Macha, une élève dyslexique qui, ces derniers temps, peinait énormément avec le genre textuel que nous abordions ; le récit d’aventures. Bouleversant !

Mais, j’avais trouvé la solution. Et je peux vous dire, dans mon métier, trouver une solution n’est pas une chose facile. Ma petite dyslexique allait pouvoir écrire sur un ordinateur.

Il ne suffit pas d’inverser les rôles ; d’intervertir les catégories, de permuter les frontières. Ce qui manque à l’individu, c’est la conscience de son malheur. Il m’a semblé plus important de comprendre pourquoi certains ont plus et d’autres moins. Il m’a paru nécessaire de comprendre qui je suis et pourquoi je suis unique. Alors, il m’a paru inévitable de laisser les enfants – eux-mêmes et librement – exprimer qu’ils sont.

Macha est rentrée en classe. Immédiatement, je suis allé vers elle pour lui donner son cadeau ; son ordinateur portable. Elle était si heureuse. Tous les autres enfants étaient tristes.

Malheureusement, un nombre important de questions éducatives et sociales restent encore liées au fait que l’identité, multiple à l’intérieur de différents groupes, exprimerait des revendications conflictuelles, contradictoires ou paradoxales. Et que finalement, l’unité et le commun identitaire engendreraient une cohésion plus saine. Cette cohésion, par conformisme, j’ai essayé de l’imposer à mes élèves. Jusqu’au jour où je me suis rendu compte qu’elle n’était que violence ; qu’une forme de domination.

Pris entre le besoin d’unité et de commun identitaire (le groupe classe, les valeurs de l’école, la cohésion professionnelle), ainsi que les besoins de Macha et de chacun des autres enfants de ma classe, donner l’ordinateur s’est avéré être un vrai calvaire. Et le pire, c’est que les élèves ne m’ont rien dit.

Macha écrivait. C’était tellement beau de la voir « produire ».

Et il y avait Baadi. Il n’avançait pas. Cela faisait plusieurs jours que je le motivais. Comme il faut collaborer, j’avais même appelé ses parents afin de leur rapporter le problème. Je regrette ! J’avais culpabilisé les parents et rien n’avait évolué. Et depuis que Macha a eu cet ordinateur, la situation a empiré pour Baadi.

Macha est dyslexique. Baadi ne l’est pas.

Alors, j’ai parlé à Baadi. Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas utiliser l’ordinateur ; car Macha était dyslexique et que lui non. Je lui ai dit qu’il n’en avait pas besoin ; qu’il n’appartenait pas à la même catégorie, mais qu’en même temps, il était dans la même classe. Il devait donc « produire » son texte, comme tous les autres.

La conception que nous avons de l’identité influence de façon disparate nos pensées comme nos actions, orientant indubitablement l’individu vers ce que nous voulions de prime abord déconstruire ; la catégorie. La division du monde en catégories engendre une illusion solidariste, certes plaisante, car les humains seraient les membres d’un seul et unique groupe. Dans les classes, les élèves seraient membres d’une seule et unique communauté.

Cette illusion me paraît être le moyen le plus sûr de ne pas comprendre la majeure partie de nos semblables. Car, nous ne sommes pas membre d’un groupe, mais de plusieurs.

Je me suis alors obstiné à faire respecter les catégories.

Macha est dyslexique ; Baadi ne l’est pas.

Plusieurs fois, Macha n’utilisait pas l’ordinateur et Baadi venait me demander s’il pouvait l’utiliser. Je disais non. Je lui rappelais qu’il n’était pas dyslexique, mais qu’il devait « produire ». Et qu’il était en retard.

Jusqu’au jour où Macha a pleuré. Ses larmes coulaient car elle voulait prêter l’ordinateur. Elle voulait le céder à Adson, Kryan, Zayna ; à Baadi. Elle pleurait parce qu’elle était dyslexique et qu’elle avait plus (ou moins) que les autres.

J’ai tout laissé tomber. Et les enfants ont fait de cet ordinateur un outil du besoin ; un outil du partage ; un outil singulier et solidaire. Un outil qui appartient à l’identité plurielle de chacun.

Si Baadi sentait le besoin d’utiliser l’ordinateur, alors qu’il l’utilise ! Il n’était plus obligatoire d’être dyslexique pour en faire un bon usage.

Les conséquences de cette uniformité obstruent une vision globale de l’humanité. Si l’individu se voit imposer le paradigme d’une seule et unique identité, sa vison entre la nation (l’environnement proche) et le monde (l’environnement éloigné) se résume à « tout ou rien ». Envisager cette problématique dans des termes aussi exclusifs reflète une profonde ignorance de la complexité de l’identité humaine et de son inévitable pluralité. La raison et le choix de chacun à être ce qu’il est ne doivent plus prendre la forme d’une dichotomie. L’enseignant doit accompagner l’enfant à devenir ce qu’il veut être, sans lui imposer des priorités clivées les unes des autres, au nom d’une équité de traitement ; ou d’une éducation juste.

Je peux être autant un homme qu’un enseignant des écoles primaires, autant démuni que favorisé, autant légitime qu’illégitime. Un même individu devrait ainsi être sans contradiction ce qu’il est. Une personne appartient simultanément à chacun des groupes et c’est cette appartenance plurielle qui contribue à forger son identité singulière. Mais encore faut-il oser penser que la singularité se dissimule dernière la pluralité et la multiplicité des appartenances. Je relève ainsi la critique que je me fais avant tout à moi-même, que la violence que j’ai générée dans ma classe résultait finalement de l’idée qui soutient la recherche des catégories (d’une manière ou d’une autre), de leur construction comme de leur déconstruction, de leur placement comme de leur remplacement.

La violence est encouragée par cette idée qui fait croire que l’individu est unique et différent, mais qui le contraint à appartenir à un unique groupe, à une forme inaltérable. Cette idée, j’ai fini par la trouver absurde ; alors que nous sommes pourtant tous supposés l’honorer.

Contrainte paradoxale ?

Cette idée qui cultive le paradoxe selon lequel tous les êtres humains se ressemblent, mais qu’en même temps ils restent tous divers et différents colore le quotidien des élèves. Il suffit de rentrer dans une classe d’école et d’observer la carte du monde plaquée au mur du fond. Une carte qui souvent regroupe les origines multiples et nombreuses des élèves reliées au centre unique et semblable d’un pays ; d’une nation ; d’un quartier ; d’une culture… La diversité doit trop souvent devenir unité.

Un paradoxe qui finit par conformer ou fatiguer – et peut-être même les deux en même temps. Alors, au lieu de donner à ceux qui ont moins pour rendre légitime le fait qu’ils finissent par avoir plus que ceux qui ont trop, je me suis permis de rendre à chacun le pouvoir d’être lui-même ; d’être pluriel.

J’ai pensé que permettre au bon élève de sauter sur les chaises et au mauvais de rester concentré serait suffisant. Toutefois, ne plus tenir compte du caractère pluriel de nos identités, du besoin de choisir et de raisonner, obscurcit la critique ainsi que notre droit à la réflexion et finira par pousser peut-être notre humanité vers un avenir terrifiant où chacun se devra d’être l’image de l’autre ou de son contraire.

J’ai donc essayé d’offrir aux enfants la chance d’être eux-mêmes, de sauter et de rester concentré, de manger leur goûter et de boire leur verre d’eau dans une même bouchée, de sourire et d’être abattu, de se moucher au lavabo et de s’essuyer sur leur robe, d’écrire un texte de « français » et d’avoir des fautes d’orthographe, d’être heureux et d’être triste, de porter une croix autour du coup et un foulard sur la tête, d’avoir des chaussettes différentes l’une de l’autre et une veste unicolore ; s’ils en ressentent le besoin.

Comme je crois que les gens sont avant tout eux-mêmes plus que quelqu’un d’autre, l’identité et l’affiliation qui insufflent aux catégories et à ses valeurs un sens incertain et illusoire, ne doivent plus être une arme de domination brutale. Et, il ne s’agit pas simplement d’être tolérant ou bienveillant vis-à-vis des personnes socialement minorées (en leur donnant plus ou moins), mais bien de mettre en lumière les systèmes de privilèges et d’oppressions, en commençant par ceux que produisent l’institution scolaire et mon propre travail d’enseignant.

Cette réflexion, je l’ai trouvée au travers d’une pédagogie critique qui s’essaie de donner à toutes et tous les outils et les instruments pour comprendre qui ils sont, et surtout pourquoi. Parce que cette approche vaut aussi bien pour les grandes classes (universités) que les petites (primaires) ; parce que nous devons retrouver, dans l’école publique, les principes qui nous aides à comprendre qui nous sommes, mais aussi dans quoi la société nous a mis. Pour ce faire, il faut commencer par s’éduquer, se conscientiser et se déconstruire soi-même. Puis, il faut offrir à chacun la possibilité de comprendre les mécanismes de notre domination (pareillement aux dominés qu’aux dominants). Ce travail, autant individuel que collectif, permet de prendre conscience de nos privilèges et de notre conditionnement, dans l’espoir de prôner notre émancipation singulière et d’offrir aux enfants une humanité digne de ce nom.

Chacun doit être attentif dans la pratique de son quotidien à ne pas reproduire les inégalités sociales, de genres, etc. ; mais surtout à ne pas professer l’injustice qui se dissimule souvent dans les contradictions et les violences invisibles que nous générons dans nos classes. Ce travail, nous pouvons le faire dans le cadre d’un enseignement public, même s’il reste teinté d’une obligation de neutralité, d’impartialité du fonctionnaire, qui fait transparaître une impression naïve que nous ne devons (ou pouvons) rien faire. Il est nécessaire de rappeler à chacun, qu’une de nos compétences professionnelles premières affirme une des missions majeures de nos institutions scolaires publiques : celle de transmettre les valeurs humaines, de paix et du vivre ensemble, au titre desquelles figure bien entendu la lutte contre toutes les discriminations, contre toutes les inégalités, contre toutes les injustices.

L’obligation de neutralité ne nous empêche pas, nous enseignant.e.s, de défendre des valeurs qui relèvent des droits humains, des droits garantis par les conventions internationales. Il faut résister à la formalisation de l’identité dans nos classes et dans nos écoles publiques, afin de rendre possible aux enfants un monde qui triomphera de son sinistre passé et de son présent incertain. À 10 ans, Macha et Baadi ont pu imaginer un autre monde, qui n’est pas impossible, un monde dans lequel ils ont dit tout haut ce qu’ils avaient en commun et pourquoi ils étaient si différents. « Nous devons veiller avant tout à ce que jamais notre esprit ne soit coupé en deux par l’horizon1 ». Voici la nouvelle leçon que je tire de mon expérience.

Serir Zakaria

1 Sen, Amartya. Identité et violence. 2007, Paris : Odile Jacob