Par Claudie Solar.

Introduction

Le but poursuivi dans ce texte est de construire un débat sur l’égalité des sexes en s’appuyant sur la Toile de l’équité qui sous-tend depuis longtemps mes interventions, pédagogiques, ou autres, et que j’ai commencé à développer en 1992. En effet, dans le cadre d’une formation formelle ou informelle[1], un débat se construit si l’on a pour visée de développer une compréhension des enjeux et de dépasser les stéréotypes de sexes les plus courants. Pour y parvenir, je vais rappeler et décrire la Toile de l’équité puis dans une partie plus théorique (section 2) expliciter le choix du mot équité et traiter de l’évolution de la Toile depuis sa conception, pour ensuite présenter le débat ainsi que certains éléments de base sur le travail en groupe. La partie suivante du texte (section 3) décrit trois activités qui portent sur l’égalité des sexes, visant à permettre l’acquisition et la consolidation de données sur les différences entre les femmes et les hommes dans la société d’aujourd’hui, avant de proposer un possible débat sur l’égalité des sexes.

 

Pour sa part, la Toile de l’équité découle du texte « Dentelle de pédagogies féministes » (Solar, 1992). L’introduction du tout récent numéro de la revue Recherches féministes sur les « pédagogies féministes et pédagogies des féminismes » mentionne que ce serait « l’un des premiers textes en français sur le sujet » (Pagé, Solar & Lampron, 2018, p. 1). Ce texte de 1992 présente une synthèse des écrits sur les pédagogies féministes, antiracistes et de conscientisation. Il a donné forme à la Toile de l’équité définie dans le livre Pédagogie et Équité (Solar, 1998a) qui présentait des contributions issues du Colloque sur la pédagogie féministe organisé au sein de l’ACFAS[2] en 1994. Dans le texte de 1998, j’utilisais la métaphore de la toile, car la peinture prend forme sur une toile au même titre qu’une formation se construit selon les connaissances et les outils du professeur, femme ou homme. Le motif de la peinture est ainsi celui d’une pédagogie qui s’appuie sur l’équité en prenant en ligne de compte les discriminations, qu’elles soient, entre autres, de sexe, de classe ou de race. À ce moment-là, j’ai restructuré les données recueillies dans l’article de 1992 pour qu’elles soient plus faciles à mémoriser et à utiliser. Pour ce faire, je retenais les quatre dimensions relevées dans la pédagogie de la conscientisation issue principalement des travaux de Paolo Freire (Solar, 1992, p, 273) :

Cette classification permettait d’intégrer les 12 éléments relevés dans la synthèse du texte d’origine selon ces quatre dimensions et de simplifier le modèle ainsi que sa mémorisation et son utilisation.

 

Figure 1 – Répartition des caractéristiques des pédagogies féministes sur la Toile de l’équité

Source : Solar, 1998a, p. 42.

 

1.  Éléments conceptuels
1.1.  Le choix de l’équité

Pourquoi avoir choisi le terme « équité » ? À l’époque, au Québec, l’égalité des sexes était clairement le but à atteindre et l’équité s’appliquait aux diverses lacunes des systèmes tant politiques, qu’économiques et sociaux. Il était notamment largement question d’équité salariale et le terme équité soulevait moins de résistances que celui d’égalité, car il était alors impensable qu’une femme soit égale à l’homme. J’ai fait le choix de ce mot à ce moment-là. Depuis, j’ai cherché à mieux comprendre le sens des deux termes, égalité et équité, d’autant plus que la polémique sur « la théorie du genre » a mis l’emphase sur l’égalité, tout particulièrement en France où la devise Liberté, Égalité, Fraternité oriente l’action politique. Au Québec, l’égalité des droits et le bannissement des discriminations sont inscrits dans la Loi, nommée Charte des droits et libertés, adoptée à l’unanimité en 1975 par l’Assemblée Nationale.

 

D’après le dictionnaire linguistique de la langue française (Rey, et al., 2016, p.808), équité :

« est un emprunt savant (1262) de æquitas “égalité”, “équilibre moral”, “esprit de justice”, dérivé de æquus “égal”, d’où “impartial” (-> égal, équi-). Le mot, en français comme en latin, désigne la juste appréciation de ce qui est dû à chacun, selon le principe de justice naturelle, parfois divine […] le concept trouv[e], après 1950, une importance nouvelle en politique transférant l’idée d'”égalité” au domaine collectif, social, et lui ajoutant un principe de justice et de morale lié à celui des “droits de l’homme” ».

 

Toujours selon ce dictionnaire (Rey, et al., 2016, p. 757), le mot égalité est « formé (1re moitié du XVe s.) d’après égal [et] a remplacé les formes anciennes du type œlté (1re moitié XIIe s.) issues du latin æqualitas (de æqualis -> égal) et du type équalité (v. 1200, et encore au XVIe s.), igauté, égauté (v. 1280), calques savants du latin. » Ainsi, les deux mots sont reliés au terme « égal », d’où une certaine équivalence entre les deux termes.

 

De nos jours, d’après mes différentes lectures, l’égalité ferait surtout référence à l’égalité des droits et l’équité, à ce qui est juste : « Malheureusement, la définition du juste, et donc de ce qui est équitable peut varier d’une époque ou d’un lieu à l’autre » (Demeuse & Baye, 2005, p. 2) et il « n’existe pas de vraie différence entre [l]es deux notions » d’équité et de justice (Meuret, 2008, p. 234).

 

Rawls (2008) met en correspondance justice et équité tout en accordant une grande place à la liberté tandis que Sen (1993) critique cette approche en insistant sur l’importance des « capabilités », soit les possibilités qu’a une personne de choisir librement le chemin à suivre pour son bien-être, ce qui favoriserait la justice sociale. À titre d’illustration, une personne racisée a une in-capabilité de se loger là où elle le souhaite si le logement n’est pas offert aux personnes racisées ; idem pour une personne pauvre si le loyer est trop élevé. Idem aussi, une personne en chaise roulante ne pourra poursuivre la formation qu’elle souhaite si aucun moyen de transport adapté n’existe ou si la salle de cours n’est pas accessible. Le dialogue, que Rawls et Sen ont poursuivi tout au long de la vie de Rawls, a permis à Sen de tenir compte des capabilités et d’enrichir ainsi la théorie de la justice sociale où la liberté de la route à suivre est fondamentale.

 

La première version de la théorie de la justice de Rawls (1987), par le biais du rapport de la France en préparation de la Conférence mondiale sur les femmes de Beijing (1995), a soulevé une vive critique de Delphy qui a attribué au mot équité le sens de « juste inégalité » (1995, p. 45). Cette empreinte est demeurée dominante, surtout en France[3], dissociant par le fait même le lien étymologique des mots « équité » et « égalité » avec le terme « égal »[4]. Or, Rawls (2008) récuse la perspective des personnes qui ont amalgamé équité et injustice.

 

Alors, pourquoi le choix d’un terme ou de l’autre soulève-t-il tant de réactions et parfois de vives controverses ? Il est alors question de compréhension des termes dans une culture donnée. L’égalité réfère pourtant aux droits, ce qui soulève la question de savoir si l’égalité des droits garantit une égalité de résultats, d’accès et/ou de traitement (GERESE, 2005, p. 15 ; Felouzis, 2014). Est-ce une question d’égalité mathématique ou d’égalité distributive (Bour, Pattier & Solonel, 2003, p. 72) ? Et, comme le souligne Sen (1993), il faut savoir ce qu’il convient d’égaliser. Ricœur se référant à Rawls précise : « pour éviter la confusion, je distingue le juste comme idée régulatrice et le légal comme le prédicat commun à tout ce qui relève du droit positif) » (2005, p. 15). Ce qui réfère à l’équité et à l’égalité.

 

C’est pourquoi la « notion d’égalité [a] fait progressivement place à celle d’équité » (Demeuse & Baye, 2005, p. 17) : « l’égalité s’inscrit dans l’équité[5] » (Legendre, 2005, p. 542), car l’égalité entraîne des inégalités (ne serait-ce que celle de la langue[6]) et les inégalités scolaires sont nombreuses (Barreau, 2007 ; Felouzis, 2014). Par ailleurs, l’école serait injuste (Ricœur, 2015, p. 236), notamment dans la mesure où les filles n’ont eu accès qu’à l’école des garçons (Spender, 1981), donc à ses savoirs et à ses valeurs (Ayral, 2011). Il en va tout autant pour les autochtones ou les personnes racisées qui ont eu accès à l’école des blancs, des lesbiennes et des gais à l’école où l’hétérosexualité est la norme, etc. Standardisés selon la volonté politique des gouvernements en place, les savoirs des programmes scolaires sont généralement peu inclusifs et l’égalité des savoirs peine à entrer dans la liste des inégalités scolaires. En fait, l’« équité en matière d’éducation est devenue l’une des exigences fondamentales des démocraties contemporaines » (Demeuse & Baye, 2005, p. 17) et les aspects inéquitables, ou inégalitaires, de l’éducation sont relativement bien connus[7]. L’égalité peut se définir « au sens positif de l’équité [lorsque] chaque individu [peut] jouir de conditions égales d’accès à une vie autonome » (Nadeau, 2013, p. 9).

 

Par ailleurs, le terme « égalité » est très vaste. Les féminismes revendiquent entre autres une égalité politique, économique, sociale, culturelle, religieuse, de capacité[8], de classe, de race et, bien évidemment, de sexe, tout autant qu’éducative. Le champ de l’égalité couvre ainsi de larges perspectives et, à la question de Sen (1993) sur ce qu’il faut égaliser, j’ajouterai : comment faut-il égaliser ? La Toile de l’équité est là pour y parvenir. L’équité soutient l’instauration de l’égalité entre les femmes et les hommes (PNUD, 2006) tout comme elle peut soutenir l’égalité des autres groupes sociaux : l’équité est un moyen et l’égalité, un but.

 

1.2.  Évolution de la Toile

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