[Tribune à l’initiative de personnels de l’éducation nationale dans l’Académie de Nancy Metz. Juin 2020.]

Nous vivons une crise sanitaire, politique, économique et sociale historique, qui a démontré la faillite des politiques menées ces dernières années dans de nombreux domaines, particulièrement dans les services publics. Elle a également révélé l’aspiration d’une grande partie de la population à ce que le cours des choses ne reprenne pas comme avant.

Notre secteur, l’éducation nationale, n’échappe pas à ce constat. Nous avons dénoncé et combattu collectivement à plusieurs reprises le projet réactionnaire de notre ministre et du gouvernement (Réforme du bac, E3C au lycée, réforme des retraites…).

Jean-Michel Blanquer, avec cette crise, a achevé de se discréditer aux yeux d’une grande partie des collègues par ses annonces contradictoires sur les ouvertures, par son éloge des outils numériques, par sa reconnaissance feinte des inégalités qu’ils creusaient, par le maintien du bac et le brevet puis leur annulation…

Aujourd’hui, les établissements rouvrent sous prétexte de venir en aide aux élèves décrocheurs, alors qu’il n’a échappé à personne qu’il s’agit d’une rentrée économique qui n’a rien de pédagogique, qu’il faut faire garder les enfants pour remettre les parents au travail. Dans toute cette crise, il n’y a eu aucune véritable consultation des personnels ni des organisations syndicales, alors même que les personnels ont assumé souvent seuls, comme ils l’ont pu, le suivi des élèves pendant la période de confinement. Un protocole de réouverture immédiate des établissements a été improvisé en une quinzaine de jours avec l’aide d’un cabinet d’expertise privé, mettant de nombreuses familles et personnels dans une situation qui confine à la schizophrénie : des conditions de protection sanitaires impliquant des conditions d’enseignement indignes, voire traumatisantes pour les enfants les plus jeunes, tout en maintenant les impératifs de suivi à distance et sans prise en compte des familles démunies numériquement. Il ne fait aucun doute qu’il était nécessaire de prendre immédiatement des mesures sociales urgentes pour celles et ceux qui en ont besoin, mais il l’est tout autant de se laisser le temps de préparer avec les personnels une rentrée scolaire de septembre qui satisfasse simultanément aux exigences sanitaires et pédagogiques.

Notre ministre est à l’image de ce gouvernement. Nous n’avons aucune confiance dans les grandes déclarations sur “le jour d’après”, sur les services publics qui doivent échapper à la loi du marché et dans l’éloge faite à l’attention de ses personnels. Bien au contraire, nous nous attendons à ce qu’une grave cure d’austérité fasse payer la crise à la population et que, dans le secteur de l’éducation, la crise conduise à ajouter une dose de plus des politiques éducatives et de la vision libérale de l’école que nous récusons depuis des années : le recentrage sur les fondamentaux, l’omniprésence du numérique, l’école du tri social, sa soumission au marché de l’emploi, la baisse des ambitions émancipatrices.

Nous sommes tout à fait conscient·es qu’en septembre la crise ne sera sans doute pas derrière nous, que la rentrée ne sera pas une rentrée comme les autres, qu’il va falloir tout réorganiser autrement, pour faire face à un possible risque sanitaire encore présent, pour rattraper un retard chez les élèves, raccrocher les élèves décrocheurs…

Et ce serait à nous, enseignantes et enseignants, personnels de vie scolaire et AESH, personnels administratifs, de subir et faire avec les injonctions ministérielles et académiques pondues hors de tout contexte autour d’un protocole sanitaire qui sera plus ou moins bien respecté.

Nous portons une alternative : que ce soit nous, personnels sur le terrain, qui nous organisions dès maintenant pour baliser cette reprise, imposer nos conditions et aller dans le sens de l’école que nous souhaitons.

Pour un recrutement massif et des effectifs réduits :

Le jour d’après ne peut aller sans un plan de recrutement massif dans l’éducation nationale. En dehors même de la crise, les vagues successives de suppressions de postes ont créé des conditions d’enseignement délirantes, incompatibles d’ailleurs avec de nombreux bâtis où les classes ont été conçues pour des effectifs moins importants que ceux que nous avons connus juste avant la crise.

Si les mesures de distanciation doivent être prolongées pour la rentrée, il va de soi qu’il ne sera pas possible à la fois de maintenir des effectifs réduits et de fournir aux élèves l’accueil et le niveau d’éducation qu’ils et elles méritent sans le recrutement massif de personnels supplémentaires.

A nous de nous saisir des effectifs qui vont s’imposer dans le contexte pour mettre en place des modes de fonctionnement pédagogiques ambitieux et exiger pour les années qui viennent des recrutements pour les conserver. Redéfinissons le groupe classe à un niveau inférieur. Chiffrons les besoins nécessaires pour une éducation de qualité.

Pour une école égalitaire et des programmes émancipateurs :

Difficile pour nous d’évoquer la question des moyens en personnels et horaires ou celle de reprendre la main sur nos métiers, indépendamment de celle du programme. En effet, dans l’immédiat, si les programmes restent identiques à ce qu’ils sont, il est inenvisageable de pouvoir les faire avec seulement la moitié des heures. Soit il s’exercera sur les élèves et les enseignant·es une pression forte et des inégalités, soit il faudra opérer une sélection qui ne peut être laissée à l’appréciation des enseignant·es. En effet, nous sommes attaché·es à l’égalité entre tous les élèves et aux diplômes nationaux, et opposé·es fondamentalement à la mise en place progressive de diplômes locaux et au remplacement des épreuves terminales par le contrôle continu. Par ailleurs, différentes réformes, ont créé des programmes délirants quand ils ne sont pas réactionnaires sur certains sujets. Elles sont cohérentes dans la vision libérale et inégalitaire d’une école qui encourage les « premier-es de cordée » et fournit un passeport minimum d’employabilité pour les autres.

A nous de mener une réflexion de fond sur l’école que l’on veut, sur sa dimension émancipatrice, d’ouverture au monde et sur la société, de rompre avec la vision aliénante et utilitariste que les dernières réformes nous imposent.

Pour une pédagogie ouverte et humaine :

Si dans un premier temps, l’institution n’aura pas les moyens matériels et humains de fournir en présentiel autant d’heures de cours aux élèves qu’auparavant, nul doute qu’elle n’hésitera pas à renvoyer la responsabilité de combler les manques aux enseignant·es, qui devront se débrouiller comme ils et elles peuvent, et à injecter encore une dose de plus de numérique, s’appuyant probablement à nouveau sur des outils non-libres créés ou hébergés par les GAFAM, et fermant les yeux quand les collègues utilisent des outils qui nous échappent, aspirant allègrement les données personnelles des utilisateurs. Or, contrairement à ce à quoi nous engage l’institution, l’enseignement hors de la classe n’est pas forcément synonyme d’enseignement à distance, de cours en visio-conférence, faisant comme si les élèves étaient en classe et oubliant que les élèves ont tout à fait conscience de ne pas être en classe quand ils et elles ne peuvent pas poser de question, demander de l’aide, voir comment leur camarade interprète les consignes et les applique. L’enseignement à distance n’est d’ailleurs pas l’essence de notre métier. Cette dernière est plutôt la relation pédagogique que l’on instaure avec les élèves et nous ne croyons pas en l’utilisation massive et sans discernement des outils numériques pour permettre à tous les élèves d’avoir accès à une éducation de qualité et s’ouvrir au monde.

A nous d’imaginer la possibilité de sortir du cadre de la classe avec les élèves, de mettre à profit les salles municipales, le plein-air, d’imaginer des travaux et projets collaboratifs que les élèves peuvent faire entre eux, hors de l’école ou de l’établissement, d’engager plus de travaux de production, pas forcément numériques.

Pour une organisation du travail gérée par les personnels :

Repenser les pédagogies, les programmes, la relation avec les élèves, nécessite des moyens, mais encore de repenser l’utilisation des salles, du matériel, la manière dont les personnels interviennent, le rôle de chacun… Et puis aussi de leur donner du temps pour se coordonner, imaginer des projets, lier le “en classe” au “hors la classe”. Nous ne devons plus subir les injonctions parfois (souvent) aberrantes de l’institution, déconnectées de la réalité du terrain, limitées aux maigres moyens qui sont alloués.

A nous de reprendre le pouvoir sur notre travail et son organisation. Dès maintenant en fin d’année puis dans les premiers jours de la rentrée, exigeons du temps banalisé pour nous organiser, réfléchir entre collègues, sans consignes et cadres hiérarchiques imposés, à comment nous allons organiser l’accueil des élèves à la rentrée prochaine, et pour quoi faire.

La crise actuelle n’a fait qu’accélérer la mise en place d’une vision libérale et inégalitaire de l’école, prônée par Blanquer et ses allié-es. Appuyons-nous sur cette situation de crise pour reprendre en main nos métiers et pour imposer une autre vision de l’école !

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