Face à un gouvernement qui cherche toujours plus d’obéissance, plus de silence, plus de mécanisation des pratiques, porter la voix de la critique paraît toujours aussi essentiel, que ce soit le fait des syndicalistes, des praticien·nes de l’éducation, des familles, mais aussi des jeunes que nous accompagnons au quotidien dans nos classes.
Une critique de l’actualité des réformes, certes, mais également une critique du fonctionnement même de l’École, des classes, des programmes et de la société qui s’y reflète, en particulier dans ses pratiques inégalitaires et discriminatoires.
Mais est-il possible d’allier critique sociale et pratiques pédagogiques ? De quelles manières s’y prennent les pédagogues qui réfléchissent aussi bien aux apprentissages des élèves qu’à la société dans laquelle tou·tes évoluent ? Selon quelles visées, quelles postures, et quelle éthique ?
Dans ce nouveau numéro de N’Autre école, nous avons cherché à comprendre comment la pédagogie peut servir la critique sociale, ou tout au moins interroger la société et les rapports sociaux, et comment, à l’inverse, la critique sociale bouscule aussi la pédagogie, la remet en question dans les savoirs qu’elle aborde, les programmes qu’elle met en œuvre, les démarches, les pratiques, les relations interpersonnelles…
De nouvelles sensibilités et travaux universitaires ou militants, ont renouvelé les approches que nous avions de ces enjeux. Ils nous incitent à explorer à nouveaux frais notre héritage des pédagogies nouvelles.
En parallèle, de manière renouvelée et stimulante, on voit revenir un débat ancien en pédagogie : celui de la transmission des savoirs. Irène Pereira rappelle dans son entretien avec Lettres Vives que pour Paulo Freire la pédagogie critique ne se refuse pas à transmettre des savoirs. Penser le rôle de transmission de l’école nous oblige à nous poser la question du contenu de nos enseignements. De même, un·e pédagogue critique prendrait pour objet des sujets « sociaux » comme le chômage (sur lequel Freinet et ses élèves ont mené une enquête, nous rappelle Gauthier Tolini), les pratiques sportives en fonction du genre et de la classe ou encore les conditions de travail à Amazon (lire le récit de Robin Zenou).
Se pose cependant la question de l’appropriation des savoirs et du rapport que les élèves vont construire avec ces derniers. Qu’un·e enfant apprenne à déconstruire les « stéréotypes sur les filles et les garçons » est intéressant, mais cet apprentissage semble limité si l’enfant ne comprend pas qu’il n’est pas un apprentissage purement scolaire, mais un outil pour observer le monde qui l’entoure. Ainsi, Freinet, tout comme l’instituteur du film Journal d’un maitre d’école de Vittorio De Setta, choisissent la pratique de l’enquête de milieu, pratique où se mêle intrinsèquement activité de l’élève et conscientisation des rapports de domination. Les propositions d’atelier de sociologie dans les écoles de Gérome Truc vont aussi dans ce sens. On pourrait y voir la réalisation de la proposition de la Fédération Unitaire de l’Enseignement de 1924, que nous rapporte Gaetan Le Porho.
Mais la question de l’appropriation des savoirs critiques ne s’épuise pas dans la pratique de l’enquête : les pédagogues ont pu explorer différents dispositifs pédagogiques permettant au mieux de problématiser le réel. Erwin Mangione raconte son expérience de « théâtre de l’opprimé·e » où sont mis en scène des rapports de domination et proposées des solutions pour lutter contre. Toutefois, si l’on veut définir une pédagogie qui émancipe, nous rappelle Jean-Pierre Fournier, il faut rappeler la liberté de l’élève et de l’enseignant, liberté qui doit s’incarner en actes au quotidien. D’autant que l’émancipation peut être douloureuse, remarque Jérome Debrune ; il nous importe d’être délicat·e. On doit pouvoir laisser la possibilité à l’élève de refuser notre projet d’émancipation, remarque quant à elle Irène Pereira à Lettres vives.
Finalement, la pédagogie critique pourrait désigner les pratiques qui mettent en réflexion sur le monde qui les entoure et les rapports sociaux qui le structurent, enseignant.es comme élèves. Entrer en pédagogie critique, c’est donc commencer à observer le monde avec des concepts critiques : comprendre les différences des élèves comme des inégalités comme l’explique Arthur Serret à travers un récit de formation, s’intéresser aux dominations entre les personnels des écoles comme le font le collectif d’ATSEM de France que Grégory Chambat a interrogé ou pourchasser l’idéologie entrepreneuriale au sein de son établissement comme le suggère Jacqueline Triguel.
La pédagogie critique transforme l’évidence des rapports sociaux quotidiens en problème à observer. Elle incite à ouvrir partout des espaces de réflexion sur le monde et à multiplier les pas de côté : ainsi, à partir de l’étude du poème Oarystis d’André Chénier, Mathieu Billière déplace l’enjeu de son cours sur une étude des réceptions contemporaines du poème et des polémiques qu’elles ont pu suscitées.
Il ne s’agit donc pas uniquement de transmettre des savoirs critiques ou de mettre en place des dispositifs originaux d’appropriation des savoirs, mais bien de s’interroger sur la prise en compte des rapports sociaux dans nos gestes professionnels au quotidien.
La pédagogie critique demande de trouver une liberté de plus en plus difficile à prendre avec les réformes néolibérales successives remarque Jérome Debrune. Cependant, et parce qu’elle se vit clandestinement dans nos salles de classes à travers nos gestes quotidiens, qu’elle se loge dans des temps imprévus, qu’elle s’invite dans nos classes tant qu’on accepte d’en ouvrir la fenêtre, la critique sociale à l’école se propose comme une pratique radicale et réjouissante de subversion de l’école autoritaire et libérale contemporaine.
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