Les Éditions Des Femmes – Antoinette Fouque et les éditions Belin ont publié, l’année dernière, un manuel intitulé : « Des Femmes en littérature ». La démarche nous a intéressé au collectif parce qu’elle touche évidemment à la question de l’enseignement des lettres comme moyen d’émancipation. Nous avons rencontré trois autrices du manuel, dans les locaux des Éditions Des Femmes – Antoinette Fouque, pour en discuter avec elles. Nous profitons de la rentrée pour publier la transcription intégrale de cet entretien, revue par les autrices.
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Djamila Belouchat, professeure lettres
Céline Bizière, doctorante en littérature
Michèle Idels, des Editions Des Femmes – Antoinette Fouque
Mathieu Billière, pour Questions de classe(s), le collectif Lettres Vives, l’AFEF
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MB : D’où vient ce manuel ?
MI : Fin 2013, aux éditions Des Femmes sortait l’énorme Dictionnaire Universel des Créatrices qui avait été voulu et presque programmé par Antoinette Fouque, qui a créé cette maison d’édition, dès 1971 puisqu’en annonçant la création des Editions elle annonçait aussi une encyclopédie à venir. Donc 40 ans plus tard cette encyclopédie est venue et c’est un recueil qui met en lumière 40 siècles de création des femmes à travers le monde, à travers des notices sur des femmes créatrices au sens le plus large du terme puisque ça concerne absolument tous les champs de la création possible et pas seulement les champs habituels, c’est-à-dire aussi bien des femmes qui ont créé des entreprises, des femmes juristes, des femmes comédiennes, des femmes chanteuses, etc. C’est une masse absolument considérable de connaissances, de connaissances nouvelles puisque ça fait à peu près une cinquantaine d’années qu’un intérêt est né pour la recherche des femmes dans l’histoire – et même dans l’actualité parce que on ne les y voit pas beaucoup. Donc on a voulu mettre ces connaissances à la portée des jeunes et de l’école et donc rentrer dans le système éducatif. On avait immensément de mal à voir comment réaliser cette chose qui nécessitait quand même une vraie contribution notamment de professeurs et on a rencontré Céline Bizière qui a créé le Salon des Dames, de manière tout à fait informelle et impromptue on a évoqué ce projet qui a tout de suite rencontré un écho considérable et on s’est mises à travailler et voilà.
CB : Nous, le Salon des Dames c’est un mouvement qu’on a voulu créer en réponse à ce qui existait déjà parce que on se rendait compte que des lois passaient mais que ce n’est pas pour ça que dans la réalité ces lois étaient appliquées. Il y avait un vrai détricotage culturel à faire. Djamila est prof, je suis doctorante en littérature, on a vraiment une vision du décalage qu’il y a entre le système politique et dans la réalité la façon dont les élèves peuvent interagir et le sexisme qu’il y a. On s’était dit que le Salon des Dames serait là pour agir grâce à l’éducation, que notre levier principal serait l’éducation. Du coup on fait plein de choses autour de l’éducation, là on écrit un livre sur la sexualité pour les jeunes mais vraiment sans tabou. On essaie de ne pas prendre les jeunes pour des idiots et de leur apprendre ce qu’est le corps d’une femme. Quand j’ai rencontré Michèle, et comme on avait pour ambition en vérité de faire tout le programme du collège, avec toutes les matières. Finalement les éditeurs nous ont dit que c’était impossible dans le temps imparti. Du coup, comme Djamila et moi avons fait des études de lettres, on s’est dit que ce serait plus simple pour nous, parce que la littérature est un sujet qu’on maîtrise, mes recherches sont vraiment spécialisées sur les femmes auteures. Et la littérature, c’est quand même ce qui oriente la vision du monde, on se projette dans un univers, dans une époque, aussi quand le prisme masculin se met dessus, c’est intéressant d’amener un prisme féminin. Pour toutes ces raisons on s’est dit que la littérature était la bonne matière pour commencer. Et puis en philosophie il y avait moins de monde à ajouter aussi. On espère faire un manuel philo mais ce sera plus difficile encore.
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MB : Moins de monde, vous entendez moins de philosophes femmes ?
CB : Moins de textes accessibles en tout cas, mais ça demande un travail de recherche.
DB : Il y en a quand même pas mal mais elles peu sont reconnues.
MI : Je peux juste ajouter une petite chose : ce manuel concerne le niveau collège et à l’origine on voulait, et si ça avait été possible on l’aurait fait, aller jusqu’au niveau lycée.
CB : Le lycée était même très avancé dans nos travaux, mais nous n’avons pas voulu que le manuel soit obsolète dès sa sortie et avons préféré attendre. On a dû rebalancer des auteures auxquelles on tenait dans le niveau collège.
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MB : Mais pourquoi ne pas avoir commencé par l’école ?
CB : L’école primaire, ce n’est pas notre public parce qu’on ne sait pas ce que fait un professeur en primaire.
MI : Il n’y a pas non plus un même programme, il n’y a pas des textes qui sont étudiés dans le primaire. C’est tout à fait un autre travail, qu’on fera peut-être.
DB : A l’origine c’était quand même plutôt pour le lycée.
CB : Mais c’est vrai que les enfants ils ont l’esprit en formation, et clairement c’est à faire. On étudie toujours les mêmes auteurs, Verlaine, Le Bourgeois Gentilhomme. Je me souviens qu’en CM2 on me disait qu’il n’y avait qu’une seule auteure qui était George Sand et qu’elle écrivait vraiment mal.
MI : ça faisait aussi plusieurs années qu’il y avait un mouvement auquel on avait d’ailleurs participé et dans lequel Françoise Cahen s’est illustrée autour du fait que par exemple au bac de français il n’y avait jamais un auteur femme qui était au programme.
MB : En Littérature en terminale.
CB : Oui, jusqu’à là récemment.
MI : Et donc c’est vrai que c’était plus facile de commencer par le niveau d’enfants, de jeunes qui lisent des livres et qui travaillent des textes avant d’envisager la question de l’école parce que c’est vrai qu’il faut l’envisager aussi mais dès la petite école, dès 3 ans bientôt.
CB : Surtout que c’est leur manière de concevoir le monde, donc oui clairement on arrive un peu sur le tard avec le collège.
MI : On fera la préhistoire après, là on a fait direct l’histoire.
DB : Après les interactions filles/garçons elles se font beaucoup au collège quand même.
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MB : Le site Q2C a commencé récemment la publication d’une série d’articles traitant de cette question en Cours Préparatoire.1 Dans le même sens, on constate l’absence de la littérature jeunesse, semble-t-il d’ailleurs beaucoup plus féminisée que la « grande » littérature. Est-ce un choix ?
CB : Elle évolue totalement.
DB : Il y en a pourtant. On a essayé le plus possible d’intégrer de la littérature jeunesse. Les programmes indiquent qu’il faut au moins trois œuvres « classiques » et au moins trois œuvres de littérature jeunesse. Donc on a vraiment essayé d’en mettre. Mais on voulait aussi qu’on parle des femmes de l’histoire qu’on a oubliées, qu’on a honnies et donc on a privilégié des auteures de siècles précédents, peu connues.
CB : Et de la même manière on voulait aussi que ce soit un ouvrage qui ne soit pas exclusivement destiné aux professeurs, bien qu’il y ait écrit Guide de l’enseignement. On voulait qu’un grand public l’achète pour combler les lacunes.
Un manuel pour qui ?
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MB : La question porte sur les destinataires : qui avez-vous en tête quand vous faites ce manuel ? Des élèves, des enseignants, d’autres destinataires ?
CB : A l’origine c’était plutôt tout le monde mais vu le choix de l’éditeur on a été obligées quand même de rentrer dans le moule de l’enseignant parce qu’on ne pouvait pas d’un claquement de doigts changer les manuels scolaires et enlever Molière, ce n’était pas si facile. Mais nous savions, avec la communauté du Salon des Dames on savait que les parents iraient l’acheter pour aider leurs enfants à rattraper ce qu’ils ne savent pas sur les femmes. C’est pour ça qu’il y a des petits encarts comme « Le savez-vous ? » qui rendent les choses plus attractives.
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MB : Il y a un préambule à chaque séquence qui n’est pas destiné aux élèves.
DB : Non, il est destiné aux professeurs pour la relecture des programmes.
MI : Quand même c’est un livre qui est coédité, c’est un partenariat des Éditions Des Femmes – Antoinette Fouque et des éditions Belin, qu’on connaissait parce qu’ils ont été les partenaires techniques du Dictionnaire Universel des Créatrices. On a été à cette époque en rapport avec la direction de Belin, qui était personnifiée par Sylvie Marcé avec qui on a engagé un échange, une collaboration extrêmement positive. C’est elle qui nous a aidé à définir le champ possible pour un volume. C’est vrai qu’à l’origine nous aussi on pensait que c’était pour les parents, presque, et puis la forme de guide de l’enseignement nous est apparue extrêmement nécessaire et positive et ça a donné quelque chose grâce à l’apport en particulier de Djamila…
DB : ça permet une relecture du programme d’un point de vue féminin.
MI : …quelque chose qui pouvait s’insérer…
CB : …de manière pratique, le professeur n’a pas d’efforts à faire, l’idée c’est qu’il ouvre la séquence travaillée toute prête. C’est ça le but.
DB : (rires) En fait il en a toujours quand même un petit peu à faire.
CB : Mais c’est mâché quand même.
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MB : Alors justement, ceux qui ont l’habitude de lire des manuels scolaires relèvent qu’il y a peu de questions.
DB : Oui, ça c’est un parti pris de Belin : d’après les retours qu’ils ont de professeurs, ces derniers aiment rester libres par rapport à leur appropriation des textes. On est donc parti sur très peu de questions pour laisser le champ libre à des pratiques en classe.
CB : On voulait juste apporter la contextualisation et apporter aussi l’angle un peu féministe.
MB : En fait, dans les questions, il y a toujours un ordre qui part d’une approche thématique pour aller vers des notions plus techniques, c’est un choix délibéré ?
DB : Oui. C’est ce qui me semble personnellement le plus pratique : avoir déjà une vision d’ensemble et ensuite des petits points techniques.
CB : En plus, franchement les questions à chaque fois elles sont un peu bateau.
MI : Elles sont très bien les questions.
CB : C’est toujours un peu les mêmes qui reviennent. Mais l’idée c’est plus d’être un complément du manuel, ça ne servait à rien qu’on revienne sur des choses qui étaient déjà dans les manuels en usage.
DB : Et on voulait laisser beaucoup de place aux textes aussi.
CB : Et aux portraits des femmes.
MI : Et puis je trouve que c’est des questions qui poussent à la réflexion.
DB : On est plus dans l’interprétation que dans l’explication.
CB : Et on pousse les élèves à casser un peu les codes et à aller au-delà de ce qu’ils peuvent penser de manière automatique.
DB : On considère que le travail d’appropriation littérale du texte est fait avec le professeur. En fait, les questions ne sont pas bateau.
CB : Non, ce sont les questions des autres manuels, quand il y en a plein, qui sont bateau. Là il y en a peu parce qu’on a choisi d’orienter l’élève vers une remise en cause du système, de la manière de voir les choses.
MB : Donc l’étayage vient davantage du professeur que du manuel. Aussi ça finit toujours par un exercice d’écriture d’invention.
CB : ça invite les élèves à repenser le monde, un monde où un prisme féminin existe aussi.
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MB : Qu’est-ce qu’on fait de la perte de l’écriture d’invention à l’épreuve du bac ?
DB : Qui se retrouve dans les écrits d’appropriation.
CB : C’était quand même un casse pipe l’écriture d’invention. Quand on la choisissait on pouvait être bon élève et avoir 2 comme 18. Je ne conseillais pas ça à mes élèves.
DB : Ils ont mis en place le dossier, on ne sait pas encore quelle place il va prendre mais il invite beaucoup à se réapproprier les textes, on y retrouve l’invention.
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MB : On parle du carnet de lecture ? Parce qu’il a été supprimé dans la dernière version.
DB : Là, ils l’ont remis, il me semble.
Sur le corpus : y a-t-il une écriture féminine ?
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MB : Sur le plan du travail de recherche, de sélection, plus scientifique, vous avez opéré comment ?
CB : Le dictionnaire a été d’une grande aide. Ce qui a été compliqué, c’est de le mettre dans l’entonnoir pédagogique. Il fallait respecter les notions, les thématiques, les séquences. Faire entrer un peu au chausse-pied des textes de femmes alors que le programme a été conçu pour des textes d’hommes.
MI : Je ne sais pas s’il a été conçu pour des textes d’hommes mais il a été traité avec des textes d’hommes. En fait, une des idées qui a présidé à ce manuel c’était de montrer que quel que soit le sujet justement, quel que soit le thème, quelle que soit la séquence proposée, quel que soit le siècle, quel que soit le genre, on peut tout aborder, on trouve tout chez les femmes.
CB : Si les thèmes étaient pensés avec les femmes, ce ne seraient pas les mêmes. Imagine que ce soient les hommes qui accouchent, il y aurait forcément une séquence sur la maternité. Là on a la guerre, on a la violence…
MI : Je suis d’accord avec toi, mais quand même ce sont plutôt les thèmes qui sont traités du côté de la masculinité et qu’on abordé d’un autre bord.
CB : Il fallait montrer aussi que les femmes ont probablement écrit autant que les hommes et que pourtant leur présence dans les manuels scolaires n’était pas à la hauteur de leur production. Elles sont présentes à 3 et quelques pour cent, alors qu’elles ont été bien plus nombreuses à écrire.
MI : Il y a une recherche du Centre Hubertine Auclert sur les manuels scolaires à travers le temps et en 2013, sur l’ensemble des manuels de littérature, il y avait 3,7% de textes de femmes qui étaient étudiés.
CB : Là l’idée c’était de réhabiliter les femmes et de montrer qu’on peut très bien faire le programme comme il est aujourd’hui avec que des textes de femmes. Il n’y a donc aucun souci à avoir un programme paritaire.
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MB : Malgré tout, trouvez-vous qu’il y a, dans la formulation des objets d’étude, des choses cachées du fait que le corpus soit essentiellement masculin ?
CB : Est-ce qu’on s’est privé de choses ?
MB : Pas forcément vous, mais est-ce que vous repérez des choses qui ne sont pas abordées, que les filles, et même les garçons ne peuvent pas croiser à cause du fait que le corpus est essentiellement masculin ?
CB : Bien sûr, les séquences délimitent les thèmes. La maternité par exemple.
MB : Finalement, est-ce qu’il y a une littérature féminine ?
Toutes : Alors ça, c’est autre chose !
CB : Le féminin ne veut tellement rien dire. Tout change en fonction du temps, de l’époque, de là où on est géographiquement, la réponse est impossible.
MI : En revanche, si on ne sait pas ce qu’est une écriture féminine, on sait que les femmes existent et qu’elles ont écrit. Il ressort du Dictionnaire des Créatrices que les femmes n’ont pas écrit les mêmes choses que les hommes et pas forcément sur les mêmes thèmes, ça c’est le corpus existant, ça ne se discute même pas, il se trouve que des femmes ont fait ça et que des hommes ont fait autre chose. Après on entre dans une autre question : est-ce que l’écriture est sexuée ? Est-ce qu’on écrit pareil quand on a un corps de femme ? Si on écrit à partir du corps, ce qui n’est pas du tout une donnée généralisable à la littérature.
CB : Il y a une dimension culturelle par contre, au XVIIe siècle l’épistolaire était l’écriture vouée aux femmes, mais parce qu’on le leur apprenait. Les hommes n’avaient-ils pas une écriture aussi ourlée et fleurie de temps en temps ? Bien sûr que si, quand on lit les lettres échangées entre auteurs, on le voit.
MI : S’il y a quelque chose du côté du corps qui se marque dans l’écriture, et ça vaut non pour des histoires de fantaisie mais pour une écriture véritablement de l’intime ou du corps, peut-être qu’on peut repérer en effet qu’on n’écrit pas forcément la même chose depuis un corps de femme que depuis un corps d’homme. Mais tout ça c’est des questions qui ne concernent qu’une partie de la littérature. Autre chose est la question de l’expérience, les femmes n’ont pas la même expérience dans l’histoire que les hommes et ça se ressent absolument dans tous les écrits quasiment et on voit d’ailleurs dans ce manuel que les femmes se sont beaucoup occupé dans leurs textes des autres femmes, de la condition des femmes, autant de thèmes qui n’apparaissaient que très rarement dans les textes d’hommes.
CB : Comme il n’y avait que des thèmes d’hommes, il n’y avait que des modèles masculins, forcément par mimétisme les femmes allaient vers le modèle masculin dans l’écriture. Toute cette ambiance a conditionné l’écriture féminine.
MI : L’écriture des femmes tu veux dire.
CB : Oui. On dit qu’Annie Ernaux a déconstruit l’écriture féminine en ayant un style simple, lié à l’écriture blanche, qui « déstylise » l’écriture et qui montre qu’une femme est capable d’écrire comme un homme. Annie Ernaux serait la première à avoir écrit de manière neutre.
MI : Il y a eu Marguerite Yourcenar avant quand même qui a été la grande première.
CB : C’est une écriture très alambiquée quand même, ce n’est pas du Annie Ernaux.
MI : Mais alors la simplicité ce serait masculin ? On tombe dans des abîmes de perplexité.
CB : On pense que l’écriture des femmes est une écriture fleurie, alambiquée, parce que c’est là le stéréotype de l’écriture des femmes. Du XVIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe, tous les critiques qui ont pu écrire sur l’écriture des femmes qualifient l’écriture « féminine » comme une écriture fleurie, de la rêverie, de la correspondance, ce qui n’est pas le cas. Et d’ailleurs les auteures en jouaient. Delphine de Girardin fait exprès de parler de chapeaux, de rubans, et en fait derrière elle parle politique, elle va à la tribune, elle se moque de tout le monde. Et c’est ça qui est génial, c’est de voir que les femmes sont capables de parler de tout.
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Suite de l’entretien sur le site du collectif Lettres vives