Le nouveau hors-série de la revue N’Autre école, « Apprendre, solidaire, aux côtés des élèves migrants » de Jean-Pierre Fournier est maintenant disponible en librairie et en commande sur notre site.

Tout au long de l’été nous vous en proposons quelques extraits…

Comment je suis tombé dans le chaudron

En juin 2004, naît le Réseau éducation sans frontières : l’événement passe à peu près inaperçu, y compris dans les milieux militants. Je suis au courant parce que je connais Richard Moyon, l’initiateur du projet : militant trotskiste en rupture de chapelle, il anime un petit bulletin, Cinquième zone, à destination des jeunes et des enseignants de son lycée professionnel et technique de Châtenay-Malabry. Il y traite des « questions vives » du quartier – et du monde – dans un style véhément et direct, loin du ton compassé des tracts. Il a découvert avec surprise l’impasse dans laquelle se trouvent certains de ses élèves, du fait de leur « situation irrégulière », et s’est engagé dans leur défense. Au fil de ses combats, il rencontre un autre enseignant « du technique », Pablo Krasnopolsky, lui aussi syndiqué à la CGT éduc’action. Il y a également Pierre Cordelier, ancien instit de Vitruve, la célèbre école innovante du xxe arrondissement : c’est un chevronné de « l’action qui entraîne l’action », il a su faire rayonner le Comité Tlemcen, qui propage la mémoire des élèves juifs déportés « parce que nés juifs » dans les écoles de l’arrondissement et au-delà. J’ai appris l’existence de ce Comité par un gamin du quartier, qui m’avait pris par la manche pour me dire : « Eh, tu sais que dans mon école on a tué des enfants seulement parce qu’ils étaient juifs ? » Des non-enseignants les rejoignent, comme Brigitte Wieser, militante de la FCPE au collège-lycée Voltaire, dans le xie arrondissement de Paris. Leur point commun, outre une rare énergie, c’est la volonté de ne pas s’enfermer dans telle ou telle tendance d’extrême gauche, et surtout le pari sur les capacités de mobilisation de monsieur-madame-tout-le-monde, bien au-delà des cercles d’initiés.
Je ne découvre quant à moi le réseau que quelques semaines plus tard, en me rendant à une réunion où témoignent des jeunes. Leurs paroles sont émouvantes, j’entre à mon tour dans un monde que je ne connaissais pas et je rencontre aussi ces militants qui, au lieu de s’enfermer dans une secte ou de se décourager, veulent rebondir de façon créative et large.
L’un d’entre eux me dit qu’il va m’appeler. Quand il le fait, je suis désarçonné par ce qu’il me dit : « dans ton collège, il y a deux pères d’élèves chinois qui risquent l’expulsion. » Il me donne les noms, et c’est à peu près tout, fin de l’échange… Le rythme des premières années du RESF est donné : on est dans l’urgence, on agit et c’est à chacun de faire, à chacun de mobiliser très largement, sans appui ni conseil ni mode d’emploi. On y va.
Dès le lendemain, j’informe mes collègues. D’abord l’enseignante du dispositif d’accueil pour les élèves primo-arrivants, puis je m’adresse à toutes et tous à la récréation. Je rédige, à destination de la préfecture, un texte annon­çant que « la communauté éducative sera vigilante… ».
Le lendemain, j’apprends par le camarade qui m’avait alerté que ça y est : l’un a déjà été expulsé et l’autre est « sur la passerelle » – ou tout comme. Je propose alors aux profs de débrayer une demi-heure après la récréation. Unanimité – c’est la première fois que je vois ça. Je téléphone au commissariat : « Le collège est en grève, tout le monde va être informé. »
Rentré chez moi, une officier de police me rappelle : « Tranquillisez vos collègues, le père d’élève est rentré chez lui. » Victoire.
Je suis immensément content – et surpris –, mes collègues aussi ! Gagné à ce combat, et pas prêt de m’en « décrocher ».