Que peut penser, dire, faire un enseignant égalitaire : engagé dans la sincérité pédagogique pour des apprentissages avec et pour tous, engagé dans les luttes sociales au-delà des corporatismes ? Je ne suis pas le seul à me poser la question suite à la multiplication des manifestations de haine antisémite.

Le respect des élèves oblige : si on peut se raconter des histoires, pas aux élèves s’il vous plaît. Enseigner le temps long de l’antisémitisme (de l’antijudaïsme puis de l’antisémitisme, disent les spécialistes, ce distinguo est-il fondamental?) me semble nécessaire. Si, contrairement à ce que dit une enquête, il me semble que la quasi-totalité des élèves entend parler de la Shoah (presque toute une génération passe en CM2 puis en Troisième), les très nombreuses persécutions voire pogroms chrétiens, les vagues de persécution moins fréquentes mais bien réelles du monde musulman médiéval, la montée de l’antisémitisme racial au 19° siècle, rien de tout cela n’est vraiment enseigné avant le lycée : est-ce vraiment par manque de temps ? Pour le monde contemporain le conflit israélo-palestinien est souvent jugé trop brûlant par bien des collègues : il y a pourtant matière à ce que les élèves construisent connaissances de base et points de vue en mettant à leur disposition des cartes, des textes, en fournissant des lexiques : israélien n’est pas synonyme de juif, sioniste non plus – même s’il y a des liens : une année, des élèves de Troisième y ont consacré un numéro du journal du collège pour l’expliquer largement.

Bien sûr, c’est difficile, et remonteront inévitablement des affirmations furieuses qui viennent du fait que les versions 2 (christianisme) et 3 (islam) du judaïsme ont toujours vécu très concrètement la volonté de meurtre du père. Eh bien, parlons-en, Bible et Coran en mains, car si l’école n’est pas le lieu ont l’on discute en respectant les règles du débat démocratique (tour de parole, démarche argumentaire, respect des interlocuteurs), où l’apprendra-t-on ?

L’engagement pédagogique est lié à la conviction démocratique : on peut parler de tout, « pas avec n’importe qui » certes, mais avec tous les esprits en devenir, si. Il y a des connaissances à avoir – le génocide n’est pas tombé du ciel, mais un peu du Ciel des Eglises catholique et protestantes. Il y a des choix que l’on fait en connaissance de cause mais qui ne sont pas la conséquence des faits : on peut s’indigner du traitement des Palestiniens en Israël, on peut vouloir une solution permettant qu’une terre héberge pacifiquement deux peuples., on peut… mais ce n’est pas l’enseignant qui préconise, il donne les éléments, les moyens de les ordonner et d’en faire quelque chose pour soi, il pose des garde-fous. C’est déjà du travail !

Le militant peut aussi se poser ce genre de questions (ces deux mots voisins en gras, n’est-ce pas incongru?). Quitte à se dire que beaucoup de temps a été perdu en proclamations auto-satisfaites : ah, ces lieux parsemés des affichettes proclamant fièrement« pas de quartier pour les fascistes, pas de fascistes dans nos quartiers » sans empêcher la montée des voix de l’extrême-droite ni la persistance des noyaux durs de la haine…
Quitte à se dire que l’importance donnée au conflit israélo-palestinien est étrangement démesurée – peu de lignes dans la presse militante sur les massacres religieux ou ethniques au Yémen, en Birmanie, en Afrique de l’Ouest, au Soudan, voire en Syrie… Dans ce domaine, il y a des routines et des complaisances à interroger. Il est vrai que nous sommes souvent des spectateurs impuissants, mais est-ce la seule explication ?

L’antisémitisme, on le voit plus clairement encore en Allemagne, s’abreuve à la double source des héritiers du nazisme et de l’islamisme. Il a du succès, et l’audience d’un Soral ou d’autres me semble plus inquiétante encore que les graffitis et les insultes. Nous ne pouvons pas nous permettre de tourner la tête parce que nos représentations et nos habitudes sont mises en cause. Nous ne pouvons bien sûr pas non plus nous satisfaire des indignations fabriquées et sans effet (voire contre-productives) de nos responsables (à l’Education nationale comme à la tête des partis et du pays). Il nous faut faire nautre chemin, même si ce n’est pas facile avec toute cette boue.

Quel autre service à rendre à nos collègues, à nos élèves ?

Jean-Pierre Fournier, membre du comité de rédaction de N’Autre école