Comme dans l’ensemble de la société, et plus particulièrement dans le petit monde militant, le mouvement des Gilets jaunes questionne, intrigue, attire ou révulse au sein du collectif Questions de classe(s).

Les discussions sont vives et nous avons décidé d’en rendre compte publiquement en proposant un billet de Une à trois voix et en ouvrant largement les commentaires à nos lecteurs et lectrices…


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« Est-ce une révolte ? Non Sire, c’est une révolution ! »… peut-être.



Il n’est pas possible d’être indifférent aux événements actuels : quel que soit le domaine dans lequel on agit, parfois on s’agite, il est touché par ce qui est une révolte. « Une révolte ? Non Sire, une révolution ! ». Certes, ce n’est pas encore une révolution, tout dépend de l’intensité de la prise de conscience qui s’amorce.

En 1789, cela a été les femmes du peuple qui ont déclenché la révolte (« on veut du pain ! » devant Versailles), en 1968, ce sont les futurs « élites » (les étudiants) qui l’ont déclenchée, en 2018 c’est ce que tous les bien pensant et les nantis appellent le peuple.

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que absolument tout ce qui est institué (syndicats, mouvements politiques ou autres divers) se réclamant du peuple et de « pour le peuple », toutes les « élites » intellectuelles, toutes les vedettes qui vivent et plus que bien du peuple, se sont tenus prudemment silencieux quand ce n’était pas franchement hostiles. Ah ! Ils reconnaissent bien qu’il y aurait quelques revendications à satisfaire, de petites choses à changer, mais si cela ne vient pas d’eux, il ne faut surtout pas le soutenir ou y participer (n’est-ce pas la CGT !) Et voilà : le « peuple » est bien incapable de savoir ce qu’il veut ! Comment ? Le peuple prétend se passer des guides patentés de tout poil et de tout bord ?

C’est vrai que ce peuple ne se pensait plus peuple, que toutes les élites, dirigeants, possesseurs d’un pouvoir quelconque ne pensaient même plus qu’un peuple existait. A la place du peuple il n’y avait plus que des chiffres, des statistiques, des courbes, des PIB, des marchés d’argent…

Et oui, le peuple est dangereux, même Voltaire le disait (citation ici). Dangereux pour qui ? Bien sûr pour tous les ordres établis dans lesquels il n’a jamais rien eu à dire.

Très facile de dire aujourd’hui, quand on l’a bien provoqué, quand on s’est bien gardé d’y participer, d’y apporter peut-être un certain savoir utile : « Voyez quels désordres pour lui-même ce peuple inconscient provoque », et l’ordre établi de les pointer soigneusement et en boucle. De tout temps, c’est ainsi que toutes les amorces de révolution ont été noyées ou reprises en main par ceux qui auraient eu à y perdre (de profits, du pouvoir).

Tous les domaines sont touchés ou devraient être touchés parce que tous font partie de la vie d’un peuple qui veut justement vivre. J’ai déjà parlé de celui que je connais le mieux, l’école (dans ce billet et à longueur d’autres billets). Bien sûr que l’ensemble du peuple ne peut facilement entrevoir que la matrice de tout ce qu’il subit est l’école qui l’a formaté. Alors où sont les enseignants du peuple ? Bien sûr que l’ensemble du peuple ne peut pas facilement percevoir que s’il bouffe mal ou pas, c’est un système agricole industriel lié aux multinationales qui en est la cause. Alors, où sont les petits paysans biologiques, les ouvriers agricoles, les petits commerçants ? Bien sûr que l’ensemble du peuple ne peut facilement percevoir que toutes les concentrations de toutes sortes qui s’opèrent depuis un siècle et s’accélèrent aujourd’hui sont voulues non pas pour son bien mais pour faciliter son asservissement et les profits de quelques-uns, ceux-ci inventant leur mondialisation et nous la faisant croire comme naturelle (ex les grandes surfaces propriétés d’une ou deux multinationales et de leurs actionnaires). Alors où sont les quelques économistes qui eux le savent ? Bien sûr que la suppression des petites unités territoriales empêche chacun de participer à l’organisation de leurs lieux de vie, bien sûr que l’organisation du travail, sa fluctuation imposée, ses délocalisations… prennent la totalité du temps de vie de chacun et empêchent l’enracinement quelque part, bien sûr… bien sûr… Etc. etc. etc.

Alors, il ne faut pas s’attendre à ce qu’un Sire qui s’appelle Jupiter proclame des Etats Généraux. Il faut que le peuple avec tous ceux qui s’en réclament prolonge lui-même sa révolte au-delà de quelques petites revendications à satisfaire (une taxe !) dont il sait, dont l’histoire nous a appris, qu’elles seront très vite défaites. Si des barricades provoquées par la colère (ou bien souvent par l’ordre établi !), peuvent être le début d’une révolution (malheureusement c’est souvent sa fin), le peuple doit élaborer comment il veut que s’organise différemment la société qui n’est que la sienne et pas celle des minorités qui l’établissent et en profitent.

Laissez tomber les manifs où inexorablement vous serez décrédibilisés, dans tous les ronds-points, laissez passer les bagnoles mais faites à la place partout les États Généraux des ronds-points (comme ce n’est pas le printemps, pas loin des ronds-points il y a des bistrots !), emparez-vous de la réflexion qui aboutit à des propositions, des exigences, et là vous gagnerez, nous gagnerons. La volonté du peuple il n’y a que le peuple qui peut la formuler. Vous n’y êtes pas habitués ? Parce que vous n’avez jamais commencé !

Bernard Collot




APPEL DES GILETS JAUNES DE COMMERCY À DES ASSEMBLÉES PARTOUT




REFUSONS LA RÉCUPÉRATION ! VIVE LA DÉMOCRATIE DIRECTE ! PAS BESOIN DE “REPRÉSENTANTS” RÉGIONAUX !

Depuis près de deux semaines le mouvement des gilets jaunes a mis des centaines de milliers de personnes dans les rues partout en France, souvent pour la première fois. Le prix du carburant a été la goutte de gasoil qui a mis le feu à la plaine. La souffrance, le ras-le-bol, et l’injustice n’ont jamais été aussi répandus. Maintenant, partout dans le pays, des centaines de groupes locaux s’organisent entre eux, avec des manières de faire différentes à chaque fois.

Ici à Commercy, en Meuse, nous fonctionnons depuis le début avec des assemblées populaires quotidiennes, où chaque personne participe à égalité. Nous avons organisé des blocages de la ville, des stations services, et des barrages filtrants. Dans la foulée nous avons construit une cabane sur la place centrale. Nous nous y retrouvons tous les jours pour nous organiser, décider des prochaines actions, dialoguer avec les gens, et accueillir celles et ceux qui rejoignent le mouvement. Nous organisons aussi des « soupes solidaires » pour vivre des beaux moments ensemble et apprendre à nous connaître. En toute égalité.

Mais voilà que le gouvernement, et certaines franges du mouvement, nous proposent de nommer des représentants par région ! C’est à dire quelques personnes qui deviendraient les seuls « interlocuteurs » des pouvoirs publics et résumeraient notre diversité.

Mais nous ne voulons pas de « représentants » qui finiraient forcément par parler à notre place !

À quoi bon ? À Commercy une délégation ponctuelle a rencontré le sous-préfet, dans les grandes villes d’autres ont rencontré directement le Préfet : ceux ci-font DÉJÀ remonter notre colère et nos revendications. Ils savent DÉJÀ qu’on est déterminés à en finir avec ce président haï, ce gouvernement détestable, et le système pourri qu’ils incarnent !

Et c’est bien ça qui fait peur au gouvernement ! Car il sait que si il commence à céder sur les taxes et sur les carburants, il devra aussi reculer sur les retraites, les chômeurs, le statut des fonctionnaires, et tout le reste ! Il sait aussi TRÈS BIEN qu’il risque d’intensifier UN MOUVEMENT GÉNÉRALISÉ CONTRE LE SYSTÈME !

Ce n’est pas pour mieux comprendre notre colère et nos revendications que le gouvernement veut des « représentants » : c’est pour nous encadrer et nous enterrer ! Comme avec les directions syndicales, il cherche des intermédiaires, des gens avec qui il pourrait négocier. Sur qui il pourra mettre la pression pour apaiser l’éruption. Des gens qu’il pourra ensuite récupérer et pousser à diviser le mouvement pour l’enterrer.

Mais c’est sans compter sur la force et l’intelligence de notre mouvement. C’est sans compter qu’on est bien en train de réfléchir, de s’organiser, de faire évoluer nos actions qui leur foutent tellement la trouille et d’amplifier le mouvement !

Et puis surtout, c’est sans compter qu’il y a une chose très importante, que partout le mouvement des gilets jaunes réclame sous diverses formes, bien au-delà du pouvoir d’achat ! Cette chose, c’est le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple. C’est un système nouveau où « ceux qui ne sont rien » comme ils disent avec mépris, reprennent le pouvoir sur tous ceux qui se gavent, sur les dirigeants et sur les puissances de l’argent. C’est l’égalité. C’est la justice. C’est la liberté. Voilà ce que nous voulons ! Et ça part de la base !

Si on nomme des « représentants » et des « porte-paroles », ça finira par nous rendre passifs. Pire : on aura vite fait de reproduire le système et fonctionner de haut en bas comme les crapules qui nous dirigent. Ces soi-disant « représentants du peuple » qui s’en mettent plein des poches, qui font des lois qui nous pourrissent la vie et qui servent les intérêts des ultra-riches !

Ne mettons pas le doigt dans l’engrenage de la représentation et de la récupération. Ce n’est pas le moment de confier notre parole à une petite poignée, même s’ils semblent honnêtes. Qu’ils nous écoutent tous ou qu’ils n’écoutent personne !

Depuis Commercy, nous appelons donc à créer partout en France des comités populaires, qui fonctionnent en assemblées générales régulières. Des endroits où la parole se libère, où on ose s’exprimer, s’entraîner, s’entraider. Si délégués il doit y avoir, c’est au niveau de chaque comité populaire local de gilets jaunes, au plus près de la parole du peuple. Avec des mandats impératifs, révocables, et tournants. Avec de la transparence. Avec de la confiance.

Nous appelons aussi à ce que les centaines de groupes de gilets jaunes se dotent d’une cabane comme à Commercy, ou d’une « maison du peuple » comme à Saint-Nazaire, bref, d’un lieu de ralliement et d’organisation ! Et qu’ils se coordonnent entre eux, au niveau local et départemental, en toute égalité !

C’est comme ça qu’on va gagner, parce que ça, là haut, ils n’ont pas l’habitude de le gérer ! Et ça leur fait très peur.

Nous ne nous laisserons pas diriger. Nous ne nous laisserons pas diviser et récupérer.

Non aux représentants et aux porte-paroles autoproclamés ! Reprenons le pouvoir sur nos vies ! Vive les gilets jaunes dans leur diversité !

VIVE LE POUVOIR AU PEUPLE, PAR LE PEUPLE, POUR LE PEUPLE !

Si vous vous retrouvez dans les bases de cet appel chez vous, dans votre groupe local de gilets jaunes, ou autre, contactez-nous sur giletsjaunescommercy@gmail.com et coordonnons-nous sur la base d’assemblées populaires et égalitaires !



Quelques réflexions personnelles



Quelques réflexions personnelles à propos des gilets jaunes, rédigées avant les évènements du 1er décembre. Si l’évolution de la situation m’amène à les modifier, je serai le premier à m’en réjouir …

1) Il est facile de s’autoproclamer « le peuple ». Mais aujourd’hui encore, les plus pauvres, les habitant-e-s des « quartiers », les chômeurs, et aussi les non-blancs sont largement absent-e-s de ce mouvement. Sur les réseaux sociaux les racistes s’en donnaient d’ailleurs à cœur joie il y a peu en stigmatisant la quasi absence de blocages en Seine-Saint-Denis.
2) On peut considérer comme négligeable l’omniprésence de l’extrême droite et des groupuscules nationalistes dans les manifestations parisiennes des trois samedis.
Mais ce qui est pour moi inquiétant, c’est que manifester avec ces fachos ne pose le plus souvent pas de problème aux gilets jaunes, au nom d’un apolitisme revendiqué. De même les nombreux incidents racistes, xénophobes, homophobes sont rarement suivis d’une rupture ou d’une expulsion de leurs auteurs.
3) Ce mouvement a vu fleurir les panneaux « Pas de syndicats ». Les bloqueurs majoritairement se flattent de n’avoir auparavant participé à aucune manifestation, et encore moins à une grève : la défense des retraites, de la sécurité sociale, des services publics ne les ont jamais mobilisés.
Les revendications initiales (les taxes) n’avaient aucun aspect social ; il s’y est ajouté diverses revendications générales dont le flou (« créer des emplois pour les chômeurs ») montre le caractère subsidiaire.
4) La forme de lutte choisie interroge d’ailleurs aussi. Les blocages des ronds-points du 17 et les suivants en semaine n’ont pas gêné les responsables politiques ou économiques, mais des usagers souvent autant membres du « peuple » que les bloqueurs.
5) Ce mouvement se réclame d’une « colère », mais ne va pas, et souvent ne veut pas aller, au-delà (le refus d’une auto-organisation en témoigne pour partie). Le slogan fédérateur est « Macron démission » : il s’agit d’avoir la tête du roi mais pas de se poser la question politique de l’après. Il est d’ailleurs significatif que la plupart des revendications (notamment dans le domaine fiscal) sont parfaitement compatibles avec le néo-libéralisme.

Ce mouvement témoigne de frustrations ou de souffrances qu’il faut entendre, et je ne le confonds pas avec les personnes qui y participent, qui sont d’ailleurs de plus en plus diverses dans l’espace et dans le temps. Mais il est très loin, dans ses formes et surtout dans ses objectifs, des luttes que je m’efforce de mener. *
Il est le résultat de nos échecs militants, de notre incapacité à mobiliser contre les ravages du libéralisme pour une société égalitaire et solidaire.
Il est le résultat aussi de l’échec de l’école à développer un sens du collectif, à donner aux futurs adultes une culture sociale et politique, à développer un esprit critique propre à leur permettre de dépasser l’enfermement dans la réaction affective.
Ce mouvement montre ainsi le travail qui nous reste à accomplir, et la responsabilité qui est la nôtre. Notre avenir dépend, pour moi, de notre capacité à construire un mouvement social fondé sur l’égalité, le collectif, la solidarité. Si certains gilets jaunes s’y reconnaissent, tant mieux, et je suis prêt à agir avec eux. Mais ne confondons pas révolte et révolution, ne nous renions pas pour accompagner tout ce qui bouge.

Alain

* : il y a en particulier une revendication (n° 20 de la liste remise nationalement aux députés et à la presse) qui est pour moi absolument rédhibitoire : « Que les déboutés du droit d’asile soient reconduits dans leur pays d’origine.»