« Je fonde ma posture radicale sur la défense des intérêts humains légitimes » (Paulo Freire)

L’ensemble de l’œuvre de Paulo Freire est traversé par la notion de radicalité depuis ses premiers ouvrages L’Éducation, pratique de liberté (1967) et Pédagogie des opprimés (1968) jusqu’à Pédagogie de l’autonomie (1996). Dans ses écrits, cette notion s’exprime à travers les noms communs de « radicalisation », de « radicalité » et à travers l’adjectif « radical ». Alors que se structure en France un réseau militant autour d’une charte de pédagogies radicales qui se réfère à Paulo Freire, il nous a semblé intéressant de revenir sur la notion de radicalité telle qu’elle se présente dans l’œuvre du pédagogue brésilien pour répondre ainsi à la question : Que signifie être radical chez Paulo Freire ?

1. Radicalisation, libération et transformation radicale de la société

– Définition

Paulo Freire définit ainsi le terme de radicalisation :

« La radicalisation exprime un attachement de plus en plus profond de l’homme au choix qu’il a posé » (1967 : 49) ; elle désigne « l’enracinement des hommes dans les options qu’ils ont prises » (1968 :15).

– Radicalisation et libération

Le pédagogue brésilien a défini les choix et les options impliqués par la radicalisation en les mettant en relation avec la libération et la fin des oppressions. Pour Paulo Freire, la radicalisation doit conduire à la libération des êtres humains. Ainsi :

« Le radical [est] engagé pour la libération des hommes » (1968, p.17) ; il est « radical dans le processus de libération » (1968, p.15).

– Transformation radicale de la société

Pour Freire, la libération est conditionnée par la fin des oppressions. Ainsi, la radicalisation est créatrice car elle est une lutte active qui doit déboucher sur une transformation radicale de la société débarrassée des systèmes d’oppression :

« La radicalisation est critique, et donc libératrice. Elle libère parce que, en impliquant l’enracinement des hommes dans les options qu’ils ont prises, elle les engage de plus en plus dans un effort de transformation de la réalité concrète, objective » (1968, p.22) ;

« Nous parlons, non seulement ici, mais tout au long de ces pages, de cette exigence radicale – celle de la transformation objective de la situation d’oppression » (1968, p.28) ;

« Si une transformation radicale des structures de la société, qui expliquent la situation objective dans laquelle se trouvent les paysans, n’est pas opérée, ils resteront les mêmes, exploités de la même façon » (1973, p.8)

– Radicalisation de la posture rebelle

Pour Paulo Freire, « cet effort révolutionnaire de transformation radicale des structures » (1968, p.117) ne doit pas être confondu avec des postures rebelles qui ne feraient que dénoncer sans envisager et construire un autre possible :

« Une des questions centrales à laquelle nous devons nous confronter est celle de la transformation des postures rebelles en postures révolutionnaires qui nous engagent dans un processus radical de transformation du monde. La rébellion est un point de départ indispensable, une explosion de la juste colère, mais elle n’est pas suffisante. La rébellion qui dénonce doit se prolonger jusqu’à une position plus radicale et critique, révolutionnaire, fondamentalement annonciatrice. La transformation du monde implique la dialectisation entre dénoncer la situation déshumanisante et annoncer son dépassement, c’est-à-dire, au fond, annoncer notre rêve » (1996, p.93).

– L’éducation, la révolution et la radicalité

Pour Freire, l’éducation en tant que système étatique a pour but de maintenir les structures sociales en place en adaptant les élèves à cette société sans jamais viser à la transformer de manière radicale :

« Quand l’éducation est orientée vers cette préservation — et les éducateurs n’en ont pas toujours conscience — elle a manifestement pour tâche d’adapter les générations nouvelles au système social qu’elle sert, système social qui peut et doit être réformé et modernisé, mais qui ne sera jamais transformé radicalement » (1971, p.3).

Avant l’instauration d’un système éducatif radical dans une société transformée par la révolution, Paulo Freire considère que les enseignants peuvent adopter une pratique consciente :

« La transformation radicale d’un système éducatif est conditionnée par la transformation radicale de la société dont il est l’expression et l’instrument. Mais, précisément parce que les transformations sociales ne sont pas un fait mécanique, mais historique, constituant un fait humain, elles impliquent une pratique consciente qui correspond nécessairement à une certaine éducation » (1976, p.70)

Pour Paulo Freire même à l’intérieur d’un système éducatif contrôlé par un État au service des intérêts des classes dominantes des enseignants suivant les choix et les options auxquels ils sont enracinés peuvent adopter des postures éducatives radicales. Ainsi, Paulo Freire évoque plusieurs comportements, attitudes, postures qu’il qualifie de radicales et qui sont – d’après lui – nécessaires pour combattre les oppressions et pour contribuer à l’édification d’une société transformée radicalement.

2. Les postures radicales

Dans son œuvre, ces comportements radicaux sont souvent qualifiés de « nécessité radicale » (necessidade radical) ou d’ « exigence radicale » (exigência radical). Ainsi, en parcourant l’œuvre de Paulo Freire, nous pouvons énumérer plusieurs comportements caractéristiques liés à sa conception de la radicalité :

– Rejeter l’état de quasi-chose

« Pour se reconstruire, il est important qu’ils [= les opprimés] rejettent leur état de ‘‘quasi-choses’’. Ils ne peuvent entrer dans la lutte comme « choses » pour devenir ensuite des hommes. Cette exigence est radicale. Le dépassement de l’état dans lequel ils se détruisent par celui dans lequel ils se reconstruisent ne doit pas être a posteriori. La lutte pour cette reconstruction commence par l’auto conscience des hommes détruits » (1968, p.48).

– Se construire et s’assumer en tant que sujet connaissant et agissant

« Pour le radical, qui ne peut être ni au centre, ni à droite, il n’est pas question d’arrêter ou de précipiter l’histoire sans risquer une sanction. Il n’est pas simple spectateur de son évolution, mais de plus en plus sujet agissant, lorsque, se servant de son esprit critique, il perçoit les contradictions de l’époque. Il ne s’approprie pas l’histoire. Il comprend cependant que, s’il ne peut l’arrêter ni en brûler les étapes, il peut et il doit, comme sujet, avec les autres sujets, aider et hâter les transformations chaque fois que ses connaissances lui permettent d’intervenir » (1967, p.51)

« L’assomption ou assumer a un autre sens plus radical quand je dis : une des tâches les plus importantes de la pratique éducative critique est de rendre propices les conditions pour que les apprenants tentent l’expérience de s’assumer dans leurs relations les uns aux autres, mais aussi avec leurs professeurs. S’assumer comme être social et historique, comme être pensant, communicant, transformateur, créateur, réalisateur de rêves, capable de se mettre en colère parce que capable d’aimer. S’assumer en tant que sujet parce que capable de se reconnaître comme objet. L’assomption de nous-mêmes ne signifie pas l’exclusion des autres. C’est l’altérité du « non je » ou du tu qui me fait assumer la radicalité de mon je » (1996, p.58-59).

« Cependant, je répète inévitablement la franchise de moi-même, radicale, par-devant les autres et le monde. Ma franchise face aux autres et au monde même est la manière radicale dont je m’expérimente en tant qu’être culturel, historique, inachevé et conscient de l’inachèvement » (1996, p.66).

– Être vigilant quant aux intérêts humains

« Je demeure en accord avec la mise en garde de Marx quant à la nécessité radicale d’être toujours vigilant pour la défense des intérêts des êtres humains. Ceux-ci doivent rester supérieurs aux intérêts particuliers des groupes ou des classes de personnes » (1996, p.114);

« Avant même de lire Marx, je faisais déjà miennes ses paroles : je fondais déjà ma posture radicale sur la défense des intérêts humains légitimes » (1996, p.140)

– Intervenir contre les oppressions

« [L’homme radical] s’oblige cependant, au nom même de l’amour, à réagir à la violence de ceux qui voudraient lui imposer silence de ceux qui, au nom même de la liberté, tuent en eux et chez l’autre la liberté » (1967, p.49);

« [L’attitude radicale] ne peut s’accommoder passivement du pouvoir exacerbé de quelques-uns, qui entraîne la déshumanisation générale, et même celle du dominateur » (1967, p.50) ;

« Nous ne pensons pourtant pas – et nous l’avons bien précise dans notre précédent, essai que le radical authentique puisse devenir un objet docile de la domination. En effet en tant que radical dans le processus de libération, il ne peut rester passif face à la violence de l’oppresseur » (1968, p.15-16)

– Être solidaire des opprimés

« La solidarité, exigeant que l’on « assume » la situation de ceux avec lesquels on se solidarise, est une attitude radicale » (1968, p.27) ; « Il [= le radical] ne se croit pas maître du temps, ni maître des hommes, ni libérateur des opprimés. Avec eux il s’engage, pour lutter avec eux » (1968, p.17) ;

« Au fond, je réduis la distance qui me sépare des mauvaises conditions dans lesquelles vivent les exploités, lorsque, adhérant réellement au rêve de justice, je lutte pour le changement radical du monde et non pas lorsque j’espère seulement qu’il arrive parce qu’il est dit qu’il arrivera un jour. Je diminue la distance entre moi et la dureté de la vie des exploités non pas avec des discours pleins de colère et sectaires qui ne sont pas seulement inefficaces, mais, qui plus est, rendent encore plus difficile ma communication avec les opprimés. Par la relation avec mes élèves, je diminue la distance qui me sépare de leurs conditions négatives de vie dans la mesure où je les aide à apprendre un savoir, peu importe quel savoir, que ce soit celui du plombier ou celui du chirurgien, avec les visées de changer le monde, de surmonter les structures injustes, mais jamais avec celles de leur immobilisme » (1996, p.149).

– Être ouvert au dialogue

« La radicalisation […] est un acte positif, parce qu’essentiellement critique. Il suppose jugement et affectivité, humilité et dialogue. L’homme radical ne nie pas à l’autre le droit de choisir. Il ne prétend pas imposer son option. Il accepte d’en discuter. Il est convaincu d’avoir raison, mais admet que l’autre a le droit lui aussi de penser avoir raison » (1967, p.49).

« Il [= le radical] ne craint pas d’affronter, il ne craint pas d’entendre, il ne craint pas l’écroulement du monde. Il ne craint pas la rencontre avec le peuple. Il ne craint pas le dialogue avec lui d’où naîtra pour chacun des deux un savoir élargi » (1968, p.17).

« Nous croyons fermement que le dialogue avec les masses populaires est une exigence radicale de toute révolution authentique » (1968, p.119).

– Lier connaissances de la réalité et actions transformatrices

« Il est d’autant plus radical qu’il s’inscrit davantage dans cette réalité pour pouvoir, en la connaissant mieux, la transformer mieux » (1968, p.17) ;

« Par ailleurs, jamais le radical ne sera un subjectiviste. Car pour lui l’aspect subjectif prend place dans une unité dialectique avec la dimension objective de sa propre pensée, c’est-à-dire avec les données concrètes de la réalité sur laquelle s’exerce son acte de connaissance. Subjectivité et objectivité, ainsi, se rencontrent dans cette unité dialectique d’où résulte un connaître solidaire de l’agir et vice versa. C’est précisément cette unité dialectique qui engendre un agir et un penser ancrés sur la réalité pour la transformer » (1968, p.16).

– Lier la formation éthique et la formation technico-scentifique

« Le monde de la culture qui se prolonge en monde de l’histoire est un monde de liberté, d’option, de décision. C’est un monde de possibilité dans lequel la décence peut être niée, la liberté offensée et récusée. Pour cela même, l’aptitude des hommes et des femmes à devenir capables d’utiliser des savoirs instrumentaux ne peut jamais les séparer de la formation éthique. La radicalité de cette exigence est telle que nous ne devrions même pas avoir besoin d’insister sur la formation éthique en parlant de sa préparation technique et scientifique. Il est fondamental que nous insistions sur ce point précisément parce que, inachevés mais conscients de l’inachèvement, êtres d’option, de décision, êtres éthiques, nous pouvons nier ou trahir l’éthique » (1996, p.72).

– Garder l’espoir

« Tout cela nous conduit de nouveau à la nécessité de la pratique formatrice, de nature éminemment éthique, et nous ramène encore à la nécessité radicale de l’espérance. Je sais que les choses peuvent encore être pires, mais je sais aussi qu’il est possible d’intervenir pour les améliorer » (1996, p.68).

3. Un exemple de dialogue radicale : bell hooks et Paulo Freire

Paulo Freire se définissait comme un homme radical, c’est-à-dire un homme ouvert au dialogue, luttant pour la fin des oppressions et vigilant quant aux droits humains. Sa rencontre avec la pédagogue africaine-américaine bell hooks au début des années 1980 aux États-Unis est un exemple de dialogue radical. bell hooks, influencée par la pensée de Paulo Freire, a critiqué la vision machiste de son œuvre. Paulo Freire l’a alors encouragé à exprimer ses critiques qui l’ont conduit à mieux prendre en compte le combat des femmes dans la suite de ses œuvres. Sa rencontre avec bell hooks l’a ouvert à la défense de nouveaux droits humains. Nous illustrons ce dialogue radical entre bell hooks et Paulo Freire à travers cette vidéo :


Références bibliographiques

1967 = L’éducation pratique : pratique de la liberté, éditions du Cerf, Paris, 1971 [Édition originale : Educação como Prática da Liberdade, editora Paz e Terra, Rio de Janeiro, 1967].

1968 = Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution, Paris, éditions Maspero, 1974 [Édition originale : Pedagogia do Oprimido, rédigé au Chili en 1968].

1971 = Quelques idées insolites sur l’éducation, dans : Commission internationale sur le développement de l’éducation (UNESCO), Série B n°36, Paris, 1971.

1973 = « Conscientisation et révolution: une conversation avec Paulo Freire », dans : Document IDAC n°1, Paris, 1973.

1976 = « L’alphabétisation et le rêve possible », dans : Perspectives (revue trimestrielle de l’éducation de l’UNESCO) volume 5/2, Paris, 1976, p.70-73.

1996 = Pédagogie de l’autonomie, éditions Érès, Toulouse, 2006 [Édition originale : Pedagogia da autonomia: saberes necessários à prática educativa, Paz e Terra, São Paulo, 1996].