Je suis entrée à l’école primaire à plus de six ans, sans passer par la case « école maternelle ». Née en 1940, j’étais très protégée par mes parents. Nous vivions à Paris et il y avait des alertes si nombreuses que la course dans les abris devenait un exercice presque quotidien. Mon père et ma mère avaient donc décidé de me garder près d’eux le plus longtemps possible.

Cependant, avant de me confier à l’école républicaine, ils ont voulu me préparer aux premiers apprentissages. Je semblais être une petite fille sensée, curieuse et intéressée et cela n’aurait pas dû poser de problèmes. Malheureusement, le résultat n’a pas été à la hauteur des espoirs de mes parents.

Je revois encore la scène. Maman vient vers moi, un sourire bienveillant aux lèvres et dans un climat de confiance partagée. Elle prend mes mains dans les siennes, s’assied en face de moi. L’heure semble solennelle. Elle ouvre la bouche : « Danièle, tu es grande maintenant, alors écoute moi bien. » Je la regarde, un peu impressionnée, et j’attends en tendant l’oreille avec application. Ma maman va-t-elle me dire un secret de grandes personnes ? C’est alors que j’entends Maman prononcer :

 « Béééé (silence) éhaaaa…(silence), Bâ ! »

Ce dernier son est sorti de sa bouche comme un cri de libération. Je la regarde, sidérée : mais en quelle langue me parle-t-elle ? D’habitude, elle s’exprime dans la langue que tout le monde utilise autour de moi. Parfois, elle a parlé patois avec mes grands-parents quand nous sommes allés dans le Limousin de nos ancêtres. J’ai entendu dans le métro des soldats qui parlaient allemand et, plus tard, à la radio, du jazz chanté en anglais, mais cette nouvelle langue utilisée par Maman, non je ne la connais pas.

Ma mère répète plusieurs fois sa formule secrète, puis elle ajoute « Maintenant à toi, répète « Béééé éhaaa… Bâ ! ». Je reste muette, abasourdie … « Mais répète enfin ! ». Je veux bien , mais je ne n’y arrive pas, cela ne veut rien dire, je ne peux pas répéter ce qui n’a pas de signification pour moi. Je reste là, devant elle, les mains dans ses mains, complètement hébétée, les yeux fixes interrogateurs et la bouche ouverte. Mais dans quelle langue me parle-t-elle ? Ma pauvre Maman aurait-elle perdu la raison ? J’ai un peu peur…Je n’ai que six ans. Elle recommence, mais je la sens s’énerver… « Répète, mais répète donc ! » « Béééé éhaaaa, safékoi ? » Je sens l’instant dramatique et je ne comprends pas ce que je dois faire pour soulager ma maman. C’est alors qu’arrive le geste fatal : la seule gifle que j’ai reçue de ma vie ! Avec un cri de désespoir : « Ce n’est pas vrai, tu le fais exprès ! » La gifle laisse une sensation douloureuse sur ma joue, mais je ne lui en veux pas. Par chance, je ne crois pas m’être sentie coupable des larmes que je voyais perler sur ses cils.

Cependant, l’événement m’a probablement profondément marquée puisque je m’en souviens encore, plus de 70 ans plus tard, comme si cela venait d’arriver. J’y pense un peu plus souvent en ce moment précis où un ministre, sans doute décérébré, veut imposer la méthode syllabique sans aucun recours autre. A moins que ce choix soit cyniquement volontaire. Quelle utilité  d’apprendre sans comprendre ? Je me suis heurtée plus tard au même problème en cours de physique lorsqu’on m’a asséné qu’un fil de couleur positif qui touche un fil négatif allume une petite lampe sans m’expliquer avant ce qu’était l’électricité et en quoi c’était de l’énergie. Le même professeur a eu beaucoup de mal à me faire entrer dans le cerveau qu’en étudiant l’optique, l’œil et l’appareil photo, je devais admettre sans explication qu’une image se renversait. Apprendre sans comprendre, cela peut permettre de constituer des générations de cancres plus faciles à soumettre pour des dirigeants ou une classe autoritaire, oppressifs et toujours plus exploiteurs. Cependant, à six ans cette petite réflexion passe au-dessus de la tête et il ne reste qu’une petite blessure et le sentiment d’avoir énormément aimé ma maman.

Danièle Dugelay