Nous poursuivons la publication de quelques-unes des chroniques revigorantes de Véronique Decker.
N’oubliez pas de commander et lire son dernier recueil, L’école du peuple.
L’école du peuple
Véronique Decker
Collection N’Autre École / Q2C n° 9
Libertalia, 124 p., juin 2017
Prix : 10 € + 2,84€ de frais de port
Parfois, dans la famille, il n’y a que les enfants qui savent lire et écrire le français. C’est pour leurs parents une aide considérable, mais il pèse sur les aînés un grand poids de responsabilité. Les enfants savent qu’ils peuvent venir me parler au bureau. Donc, l’aîné arrive, en déclarant : « Mon papa, il a moins d’argent sur sa fiche de paye et il ne comprend pas pourquoi. » Je lui propose d’apporter la fiche de paye du mois et celle du mois précédent, en comparant les deux, nous trouverons sans doute.
Ainsi est fait. Le lendemain, le voilà devant moi avec les deux documents. Nous regardons, nous comparons. C’est la « prime de panier » qui a été supprimée.
Alors j’explique à l’enfant que la prime de panier n’est due que si l’ouvrier n’est pas dans l’entreprise, et que peut-être que ce mois-là, il n’y avait pas de chantier loin.
L’enfant repart avec ses fiches de paye. Mais il revient le lundi et me dit que son père était sur un chantier tout le temps, le même chantier qui n’était pas encore fini.
Zut, je perds mon explication simple. Alors j’explique à l’enfant qu’il faut demander à l’employeur. Sauf que le patron est rarement sur le chantier. Il faudrait trouver le délégué syndical et lui demander de poser la question. Mais pas le temps.
Donc je cherche l’entreprise sur Internet et j’appelle. Je ne me présente pas et parle d’une voix assurée, comme si mon appel était légitime : ça marche bien, personne ne me demande qui je suis. J’ai mis le haut-parleur et l’enfant, face à moi, écoute… Formation à la citoyenneté in vivo. On me passe le « secrétariat de l’entreprise ».
Petite voix pointue me répond : « Ouiiii ? » J’explique que M. Touré est surpris de la différence entre les deux fiches de paye et que j’appelle pour avoir l’explication.
Elle me rétorque avec un incroyable aplomb que, évidemment, pendant le Ramadan, les ouvriers ne mangent pas, donc qu’elle a supprimé la prime de panier…
Je suis soufflée. J’ai envie de lui demander si elle supprime celle des ouvriers chrétiens pendant le carême, si elle la double le jour du Mardi gras, si elle reprend celle des ouvriers juifs pour Roch Hachana et si les laïcs ont une prime de tête de veau pour la décollation du 21 janvier… Je suis excédée. Je lui réponds poliment que je voudrais parler avec son employeur. Elle raccroche. Je rappelle et lui dis que je vais venir avec un huissier et des responsables syndicaux si je ne peux pas parler avec le patron de l’entreprise. Le patron est en fait dans le même bureau et la voix pointue devient subitement une voix grave et gênée. C’est une PME de démolition et évacuation des gravats. Il y a sans doute plus d’ouvriers au SMIC que de cadres dans l’entreprise. Il dit que c’est une erreur de la secrétaire, que cela va être rectifié. Qu’il faut que les ouvriers rapportent leurs fiches de paye à l’entreprise et qu’on va en éditer de nouvelles.
J’explique à l’enfant ce qu’est un huissier et un responsable syndical. Oui, en France, il peut y avoir des racistes mais le racisme c’est illégal et une fois que l’on a fait constater par huissier les faits, on peut déposer plainte, demander des dommages et intérêts, se défendre et en même temps défendre l’honneur de tous les habitants de notre pays.