Les auteurs de l’article suivant se penchent sur la problématique de l’éducation face aux “privilégiés” sociaux. En particulier, il s’agit de savoir comment la pédagogie critique peut être développée avec des étudiants qui sont socialement privilégiés

(Traduction d’extraits de : Ricky Lee Allen et Cesar Augusto Rossatto, Does Critical Pedagogy Work with Privileged Students ?, Teacher Education Quaterly, Winter 2009).

[…] Historiquement, l’éducation multiculturelle pour les enseignants, du moins sous ses formes les plus critiques a mis l’accent sur la sensibilisation à l’impuissance acquise des étudiants qui sont membres des groupes opprimés. Mais plus récemment, il existe une tendance qui se centre sur l’étude des groupes privilégiés. Cette tendance représente une forme de multiculturalisme critique qui cherche à déplacer le point de vue de l’oppresseur qui considère son point de vue comme « neutre » vers un point de vue orienté vers la justice sociale qui permette l’alliance avec les opprimés. Par exemple, le mouvement des études critique sur la blanchité a été une ressource précieuse en éducation. Beaucoup d’éducateurs multiculturels engagent maintenant les professeurs blancs dans un examen de leur privilège blanc dans une tentative de les motiver à la bataille contre le racisme blanc dans leur enseignement.

Cependant, c’est plus facile à dire qu’à faire. Des éducateurs multiculturels dont la pédagogie conteste directement les privilèges systémiques (par exemple : Privilège blanc, privilège masculin, classe privilégiée, privilège hétérosexuel etc.) se heurtent souvent à une vive opposition de la part des étudiants qui agissent en tant que représentant du groupe des oppresseurs. Ce faisant, beaucoup, si ce n’est la plupart des éducateurs multiculturels traversent une série d’émotions lorsqu’ils font face à l’hostilité de la salle de classe. Certains deviennent en colère ou déprimés, ou peuvent même avoir peur de représailles de la part des étudiants qui ne sont pas critiques à l’égard de leurs privilèges. Certains éducateurs estiment qu’il est trop difficile de convaincre les étudiants. D’autres encore rationalisent leur désengagement par la difficulté en affirmant que les étudiants privilégiés ne méritent pas que leurs préoccupation dictent la discussion en classe. Dans certains cas, nous sympathisons avec ces positions, en particulier quand elles proviennent d’éducateurs qui sont membres de groupes opprimés. Mais certains éducateurs multiculturels estiment qu’en dépit de la résistance, il est important de ne pas renoncer à ces étudiants car ils seront peut être un jour enseignants, s’ils ne le sont pas déjà. Dans les zones urbaines, les étudiants de ces enseignants seront très probablement des personnes de couleurs ou d’autres groupes opprimés. Et ces étudiants n’ont pas le privilège de ne pas s’occuper des enseignants dominants qui ne connaissent pas les réalités de l’oppression et les processus qui permettent d’atteindre une identité de groupe « positive ». Ou encore, les étudiants de ces futurs enseignants pourraient être des membres d’un groupe oppresseur et non d’un groupe opprimé. Or qui va remettre en cause leur formation idéologique ? Qui leur enseignera la nécessité de la justice sociale ? Si les membres des groupes oppresseurs n’abordent pas ce sujet dans la salle de classe, nous pensons que le fait de changer le rôle de la scolarisation dans la reproduction de l’ordre social sera plus difficile. […]

Construire l’étudiant oppresseur en pédagogie critique

Un étudiant qui est dans une situation d’oppression sociale est un étudiant qui est membre d’un groupe d’oppresseur (blanc, de sexe masculin, de classe moyenne ou supérieure). Puisque l’oppression est un phénomène structurel, aucune personne ne peut échapper à sa situation d’oppression et aucune personne ne peut échapper à sa situation d’opprimée. Des changements ne peuvent se produire qu’au niveau de la société. Même l’élève blanc le plus radical, par exemple, est un oppresseur car il bénéficie encore (par rapport aux personnes de couleur) du contexte social de la blanchité. S’il peut être difficile pour les personnes bien intentionnées de s’accepter comme oppresseur, aller au-delà du déni est une première étape clé vers la construction d’un ordre social plus juste, comme le précise Freire. […]

Ces étudiants ont des difficultés à comprendre pourquoi ils [les futurs] éducateurs doivent se concentrer sur la justice sociale. Ils s’accrochent aux psychologies éducatives individualistes qui privilégient de techniques ou de stratégies non-critiques d’actualisation de compétences de haut niveau. Ils semblent souvent ne pas comprendre ou ne veulent pas comprendre pourquoi les membres des groupes opprimés ne se contentent pas d’assimiler l’ordre normatif […]

Nous croyons que pour bien décrire le manque de centration de la pédagogie critique sur l’oppresseur, nous devons commencer par analyser comment la pédagogie critique construit l’image de son personnage central : l’étudiant opprimé. Historiquement parlant, la pédagogie critique a porté une attention particulière à l’étudiant opprimé. Et à juste titre. Ce sont les opprimés qui sont traumatisés par l’oppression institutionnelle endémique de notre système éducatif. L’étudiant opprimé est discursivement opprimé de manière binaire face à l’étudiant oppresseur car vous ne pouvez pas avoir un opprimé sans un oppresseur. En tant que tel, ils sont défini en opposition les uns avec les autres : l’un est ce que l’autre n’est pas et vice-versa. La pédagogie critique repose sur la notion d’étudiant opprimé idéalisé dont l’autonomisation doit primer dans l’évaluation, la conception et les pratiques scolaires. Placer l’étudiant opprimé au centre de l’analyse et de l’action met également la politique au centre de la scolarité et de la pédagogie. Dans la pédagogie critique, les étudiants ne sont plus des être humains universels abstraits et idéalisés comme le sont les pédagogies traditionnelles. Au lieu de cela, ils sont dans le groupe opprimé, et ceux qui ne sont pas dans le groupe opprimé sont par définition dans celui des oppresseurs.

Dans la pédagogie critique, l’expérience que l’étudiant opprimé a de vivre une oppression et d’être déshumanisé devient le point central de la critique de l’apprentissage dans la salle de classe. L’étudiant opprimé est considéré comme plus proche de la réalité de l’expérience sociale de l’oppression. Ce qui lui confère une certaine autorité épistémologique. La familiarité de l’oppression systémique fournit une motivation pour gagner des compétences « à lire les mots », mais aussi à « lire le monde » (Freire et Macedo). C’est pourquoi le curriculum mit en place par la pédagogie critique combine l’alphabétisation traditionnelle avec le projet de développer une prise de conscience collective de l’oppression, de la nature des institutions sociales et culturelles. Cette intimité avec l’oppression est perçue comme une source de connaissance qui peut se transformer en une alphabétisation qui permet aux élèves de contester la façon dont ils sont représentés et de transformer les institutions qui maintiennent le statu quo. Personne dans la pédagogie critique n’a mieux argumenté l’auto-détermination de l’opprimé que Paulo Freire. Dans Pédagogie des opprimés, Freire décrit une philosophie de l’éducation et de la libération arguant que les opprimés doivent défier ce qui les oppriment sans devenir comme l’oppresseur. Le rôle de l’oppresseur est au centre de la pédagogie des opprimés. Par exemple, Freire affirme que la violence des oppresseurs les déshumanisent. Les opprimés ne devraient pas vouloir intérioriser la violence des oppresseurs dans leur lutte pour renverser ce qui les déshumanisent. Si les opprimés deviennent comme l’oppresseur tous les deux sont déshumanisés. Dans la lutte contre l’oppression, l’opprimé doit restaurer l’humanité de tous parce que l’oppresseur n’est généralement pas en mesure de le faire. Par conséquent, le devoir humaniste des opprimés est de se libérer eux-mêmes et de libérer les oppresseurs. Freire suggère que les opprimés doivent être guidés par un « amour radical » pour toute l’humanité y compris de l’oppresseur qui est plein de peur et de haine. Cependant, il existe des obstacles persistants et troublants dans la pédagogie critique qui empêchent la construction de consciences critiques et collectives.

Une des luttes pédagogiques souvent formulée par les pédagogues critique est que l’étudiant opprimé ne comprend pas toujours les manières dont l’oppression font partie de sa vie quotidienne (Giroux). En fait, l’étudiant opprimé pourrait même ne pas croire qu’il est opprimé. L’étudiant opprimé, en tant que groupe opprimé, peut présenter des personnes et des comportements en accord avec sa propre oppression. Leur subjectivité a été colonisée par les discours oppressifs et hégémoniques (McLaren). Prenons par exemple le cas des étudiants cubano-américains dans la salle de classe d’un des auteurs de l’article. Lors d’un exercice intitulé « Le vocabulaire des images », on a demandé aux élèves d’utiliser des photographies de magazines pour exprimer leur identité. Il semble que la majorité de ces étudiants s’identifient comme étant blancs et/ou hispaniques, mais pas latina/os. Ce choix de signifiant d’identité est intéressant. Ils semblent souhaiter une association avec un patrimoine européen qu’il s’agisse d’un signifiant plus septentrional « Blanc » ou du signifiant « ibérique » de « hispanique ». Il semblait y avoir un déni presque complet d’une identité métisse possible, que le terme « latina/o » est plus susceptible de revêtir. Il n’y a pratiquement pas de référence à leur potentialité d’avoir une ascendance africaine. Au lieu de cela, ils ont opté pour la « pureté radicale » du blanc hispanique. Ils se dissociaient fortement des groupes qui symbolisaient une couleur de peau plus foncée. […] A Cuba, une couleur de peau plus foncée entraîne comme conséquence d’être victime d’injustice sociale. […] L’ironie la plus grande de cette situation est que les américains blancs ne considèrent pas les cubains américains comme blanc ou européen. […] Lorsque les élèves font preuve d’une « mentalité colonisée » (Fanon), la pédagogie a traditionnellement suggérée que l’enseignement construise une expérience qui engage les opprimés dans un examen critique de leur situation sociale au sein de la totalité de la structure sociale hiérarchique. Un point crucial dans cette théorie pédagogique est la notion de conflit dialogique qui est un moyen de doter d’une conscience critique l’étudiant opprimé au sein de la structure sociale oppressive. Par exemple, Freire affirme qu’une contradiction d’identité existe par le fait que les opprimés ont une dualité interne au sein de leur conscience. Etre eux-même est en contradiction avec le fait d’être comme l’oppresseur. Dans le territoire de l’oppresseur, il existe de nombreuses forces sociales qui font que l’opprimé à intériorisé le modèle de l’oppresseur. Ainsi, la libération de cette contradiction est un processus pénible où les opprimés déconstruisent le monde et transforment leur réalité par une approche pédagogique libératrice et humaniste. Cette expérience n’est pas une expérience individuelle, mais une expérience collective qui les appelle à devenir les acteurs de leur propre histoire.

Le projet politique de la pédagogie critique est une redéfinition de l’éducation et de l’alphabétisation comme moyen d’unification politique au sein des opprimés, avec comme objectif la transformation sociale. Mais qu’entend-on par transformation sociale en pédagogie critique ? Par quel processus politique, cette transformation sociale doit-elle se produire ? Notre lecture de la pédagogie critique est que la vision première de la transformation sociale est celle d’une révolution par les opprimés. En d’autres termes, les opprimés ne devraient pas attendre que l’oppresseur change et ils doivent se libérer eux-mêmes. […].

Nous croyons cependant qu’il existe une pédagogie implicite pour les oppresseurs dans le discours de la pédagogie critique. Les étudiants du groupe des oppresseurs doivent s’engager dans une pédagogie qui les invite à prendre conscience qu’ils contribuent à l’hégémonie. On leur demande de prendre conscience de la manière dont la société et les écoles fonctionnent pour l’inégalité sociale et institutionnelle. Et surtout on leur demande d’intervenir dans le sens des opprimés et de défier les membres de leur propre groupe. L’étudiant oppresseur est invité à prendre le parti des opprimés dans le sens d’une transformation révolutionnaire et démocratique. En fait, certains croient que l’oppresseur est opprimé, qu’en fait nous sommes tous opprimés. […] Cependant, cette idée va trop loin. Si tout le monde est opprimé, le terme d’opprimé perd de sa valeur. Freire clarifie cette question en disant que l’oppresseur est déshumanisé, mais non pas opprimé. […] Freire fait allusion au fait que les oppresseurs ne libéreront pas d’autres oppresseurs car ils jouissent d’un monde de privilèges. Cela implique que leur sens moral ne les motivera pas à corriger ce qui est socialement injuste parce qu’ils sont trop investis dans leur situation déshumanisante. Cependant, Freire amène un peu d’espoir aux oppresseurs lorsqu’il décrit un chemin pour la renaissance de l’oppresseur. La pédagogie critique américaine doit prêter plus d’attention à cette partie de la théorisation de Freire.

Du point de vue interculturel, le paradigme de la pédagogie critique semble inadapté pour des contextes géographiques et culturels privilégiés. N’oubliez pas que l’accent dans la pédagogie critique est mis sur les conséquences les plus négatives de l’oppression. La pédagogie critique, du moins celle tirée de Freire, est destinée à parler aux pauvres brésiliens, aux autres pauvres latino-américaines et aux autres groupes opprimés dans d’autres régions extrêmement pauvres du monde. […] Mais aux Etats-Unis, la plupart des étudiants sont blancs et de classe moyenne […] Ces étudiants vivent dans un monde bien différent de celui des brésiliens pauvres et d’autres latino-américains de couleur. Comment par conséquent pouvons nous utiliser la pédagogie critique avec des enseignants et des étudiants privilégiés qui n’ont pas vécus les effets traumatisant des luttes quotidiennes contre la colonisation et l’oppression structurelle ? [… ]

Peut-être pouvons nous nous concentrer sur les oppressions relatives qu’ils ont vécus ? Par exemple, de nombreux futurs enseignants sont des femmes. Alors ne peut -on pas mettre l’accent sur le genre comme partie de l’oppression structurelle ? En effet, ce sont les femmes blanches de classe moyenne qui constituent la grande majorité de l’enseignement américain et il est ainsi possible de faire une analogie entre ce qu’elles vivent et la situation des étudiants opprimés racialement ou économiquement. Cependant que faire, si la salle de classe de l’éducateur est composée d’un grand contingent d’hommes blancs de classe moyenne ?

Notre suggestion est que la pédagogie critique doit accentuer plus fortement la construction relationnelle de l’identité des étudiants opprimés et des oppresseurs. C’est par la tension autour de ces identités sociales que la plupart d’entre nous nous travaillons à l’abolition des mécanismes hégémoniques tel que le curriculum caché raciste. Nous pensons qu’une théorie plus explicite de la figure de l’oppresseur qui inclut la construction de leur identité de groupe spécifique et la reconstruction de celui-ci dans un sens contre-hégémonique plus positif d’individu-moi, de groupe-soi et autres est nécessaire.

La sous-théorisation de l’étudiant oppresseur en pédagogie critique

[…] Les étudiants doivent comprendre qu’ils peuvent être à la fois oppresseurs dans une totalité et opprimés dans une autre. Ils devraient s’occuper à la fois de leur propre oppression et de leur oppression envers autrui. Après tout, nous sommes tous membres d’un groupe qui a plus de pouvoir et de privilèges relatifs que tout autre groupe. La difficulté dans la pratique est que les gens ont tendance à être plus près de leur conscience d’opprimés qu’ils ne le sont de leurs identités d’oppresseur. […] La littérature pédagogique critique fournit peu d’information sur la façon d’enseigner les hommes blancs de la classe ouvrière aux Etats-Unis sur leur complicité avec l’oppression des femmes et des gens de couleur. […]

La stratégie consisterait à influencer les perspectives, les idéologies et les comportements de suffisamment de membres de groupes d’identité puissants et privilégiés afin que de nouvelles politiques institutionnelles et juridiques soient adoptées. […]

Quand les étudiants opprimés se livrent à une critique de la formation de l’identité de l’oppresseur, leur désir de vouloir être comme l’oppresseur se dissout avec une plus grande cohérence. […] Et quand ils voient leurs camarades de la classe des groupes oppresseurs changer devant leurs yeux, il leur est difficile de tenir à une identité assimilationniste et fataliste. Dans nos salles de classe, nous avons eu de nombreux étudiants de couleur qui adoptent de manière non-critique l’idéologie de la réussite. Leur croyance non problématisée dans le système de la méritocratie délaissent les critiques des autres membres de leur groupe qui se livrent à des actions politiques radicales. Par exemple, beaucoup d’étudiants mexicains-américains et hispaniques ont intériorisé le regard raciste blanc au sujet du mouvement chicano. Grâce à une interrogation sur la blanchité et la transformation des blancs dans la salle de classe, ces étudiants mexicains-américains et hispaniques ont souvent un changement de conscience. Beaucoup parviennent à mieux s’accepter et à être encore plus engagés dans des identités radicalisées. Ils acquièrent également une compréhension de la façon dont ils ont intériorisé les craintes et les malentendus que les blancs ont à l’égard d’autres personnes de couleurs, en particulier les Noirs et les Indiens. […]

Pour lire d’autres textes sur la pédagogie critique: IRESMO