Après le journal d’une AVS d’Eise CAilleau, l’analyse d’Elsa Avet

« Il y a des mots terribles, apparemment innocents (« hygiène mentale », « santé mentale », « handicapés mentaux », etc.) qui viennent de loin s’installant dans nos habitudes travailleuses. Il faut se méfier de l’innocence du vocabulaire. Celui-ci n’est pas simplement le reflet d’une irréflexion mais entraine derrière lui une foule d’inconsistances. Cela a des conséquences redoutables venant masquer les problèmes qui n’apparaissent que dans une modestie processuelle. Ils marquent «  un nouveau rapport de l’humain à son intériorité ». Et c’est grave parce qu’ils viennent masquer des intériorités défaillantes, transformant l’individu en entrepreneur de fausse intimité. » Jean Oury

Comment penser l’intégration scolaire pour un enfant en souffrance psychique ?
La lutte contre la ségrégation ne peut pas passer par une simple inclusion scolaire sans autre perspective que l’accueil et l’accompagnement de l’enfant ou de l’adolescent en souffrance psychique. Sans une remise en cause en profondeur du fonctionnement traditionnel de l’institution telle qu’elle se présente aujourd’hui, cela ne peut que déboucher sur une nouvelle aliénation. Il n’y a pas de quoi vivre pour un enfant en difficulté, si son univers se réduit à l’unique apprentissage scolaire dans le seul souci d’adaptation à un monde normalisé.

Le risque serait effectivement de réduire son univers à l’inculcation de compétences sociales minimales demandée à l’enseignant par les recommandations ministérielles. Cet objectif d’adapter les apprentissages aux aptitudes observées de l’enfant, que l’on nomme aujourd’hui pédagogie différenciée, n’est autre au final pour un certain nombre d’enfants en grande difficulté que la recherche d’une sorte de socle minimum d’employabilité dans un souci fonctionnel d’utilité sociale. Et ce processus contribue à faire de cet enfant en difficulté à un moment donné, un handicapé mental auquel on pourrait demander, en toute bonne foi, qu’il compte et colle des gommettes jusqu’à la fin de sa vie comme s’il s’agissait d’une  « tâche productive » minimale. Rien de tel avec la manière dont l’intégration d’un enfant en grande difficulté psychique est travaillée à l’école de la Neuville.
Fabienne d’Ortoli et Michel Amram, éducateurs et enseignants dans cette école, parlent d’un garçon qu’on pourrait dire « psychotique » accueilli au sein de l’école, envoyé alors par la psychanalyste Françoise Dolto dont il était le patient, comme d’un baromètre institutionnel. Son intelligence hors norme et sa sensibilité à la vie sociale le rendait atypique certes, mais surtout, pour ces qualités-là, il était devenu l’éducateur des éducateurs. C’est lui qui en grande partie avait formé les éducateurs, les adultes. Il avait ainsi contribué à faire de l’école de la Neuville une école hors norme, efficace du point de vue de la réussite scolaire et sociale des élèves, capable d’accueillir depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui des enfants dits difficiles. L’enfant « handicapé » ici, loin d’être réduit à ses capacités instrumentales, est l’agent de production d’une nouvelle subjectivité enseignante et éducative.

L’école est déjà un lieu de souffrance

On pourrait rechercher en vain la logique des transformations du système scolaire dans l’élaboration réfléchie et collective de pratiques pédagogiques mettant l’intérêt de l’enfant et de l’élève, quel qu’il soit, au cœur des démarches. Les contraintes objectives qui s’imposent au système d’enseignement rendent quasi impraticables les conceptions pédagogiques qui, pour accompagner les enfants en difficulté, nécessiteraient une modification des structures de l’institution, tant au plan matériel que symbolique, soit une réorganisation des relations sociales. Les pratiques pédagogiques « traditionnelles » comme l’avait démontré Pierre Bourdieu dans les années 1960, sont conservatrices et réalisent la fonction reproductrice de l’école. L’école, rappelait-il, n’est pas libératrice mais conservatrice et de ce fait, elle s’emploie, bien qu’elle en souffre, à réaliser les seules transformations que nécessitent les nouvelles normes propres au capitalisme contemporain. Ainsi aujourd’hui, c’est à travers l’évaluation des compétences que les critères de l’efficacité économique et de la compétence sociale sont redéfinis en profondeur. En fait, avec le terme d’employabilité, c’est à la réduction à une vision instrumentale de l’humain à laquelle nous avons à faire.

La notion de handicap, ne nous y trompons pas, procède également de cette logique introduite dans la langue techno-administrative. Il s’agit de précipiter le monde dans le langage instrumental et de là, produire un nouveau rapport de l’humain à son intériorité, le transformant comme dirait Jean Oury en un entrepreneur de fausse intimité. Canguilhem en son temps remarquait : « Les recherches sur les lois de l’adaptation et de l’apprentissage, sur le rapport de l’apprentissage et des aptitudes, sur la détection et la mesure des aptitudes, sur les conditions du rendement et de la productivité ( qu’il s’agisse d’individu ou de groupes), recherches inséparables de leur application à la sélection ou à l’orientation, admettent toutes un postulat implicite commun : la nature de l’homme est d’être un outil, sa vocation c’est d’être mis à sa place, à sa tâche. »
De ces dégradations des conditions de socialisation scolaire des jeunes générations, les enfants de la CLIS souffrent particulièrement. Comme le dit Elise Cailleau avec un certain humour dans son journal d’une AVS : « Certains élèves ne peuvent entrer dans ce système d’évaluation, n’ayant pas les compétences permettant d’acquérir ces fameuses compétences. » Il est bien connu qu’une des adaptations possibles au système de contraintes scolaires est la tricherie. On parle bien souvent de la tricherie des élèves pendant les contrôles et examens, vue sous le seul angle de la psychologie comme une tendance antisociale. On n’en parle jamais comme d’une réponse adaptée et néanmoins angoissée à un système de régulation par une sélection sociale implacable, réponse qui pourrait en fait être considérée comme positive quand on y voit le désir de l’enfant à répondre aux attentes de l’institution.
Ainsi, des élèves du lycée Le Corbusier d’ Aubervilliers, lors d’une table ronde organisée par le Conseil économique social et environnemental à propos de « la réussite scolaire », fustigent l’école de la réussite devenue « lieu de souffrance » où l’intériorisation de la concurrence généralisée est telle qu’elle affecte en profondeur les intimités : « La peur de l’échec, renforcée par l’évaluation réduite à la notation, installe la concurrence, classe les élèves, les rend individualistes et insensibles à l’échec des autres. » Ils dénoncent « la pression sur les profs qui doivent finir le programme et ne donnent pas le temps de comprendre, et sur l’élève qui doit restituer ses connaissances sans même les comprendre. » C’est « la compétition malsaine pour la meilleure note (de la classe) au détriment du savoir. » (article de Raymond Millot ; 20 octobre 2016 ; Politis)

Les élèves de Seine Saint Denis ont des raisons de se plaindre. Les logiques néolibérales de déréglementation, en accentuant les inégalités entre établissements, privilégient systématiquement les catégories sociales favorisées, induisant un processus de ségrégation sociale inadmissible et difficilement enrayable. Dans la critique des élèves, le plus grave à mon sens est l’insensibilité à l’échec des autres. La solidarité avec les catégories ou les individus les plus en difficulté et les plus fragiles est vécue négativement puisque bloquant au niveau des institutions les stratégies concurrentielles de classement, et au niveau des familles les stratégies d’investissement scolaire des enfants. Cela produit au niveau social comme individuel des formes inquiétantes d’intolérance qui précipitent les processus ségrégatifs impliquant toute la société. A l’intérieur de l’école, la socialisation promeut depuis longtemps un système de défiance de toute forme de solidarité entre élèves et de toute volonté de s’organiser ; la solidarité étant d’ailleurs assimilée à de la tricherie. Le système individualisé de notation, scandé par le contrôle et l’examen, fait que la coopération et la prise en compte des rythmes des élèves remettraient en cause profondément le fonctionnement traditionnel de l’institution.

Alors il est logique que les enfants «  en situation de handicap » et leurs accompagnants soient reçus souvent avec défiance ; ils sont en trop, ne cesse de rappeler Elise Cailleau et on comprend bien pourquoi.

Que pourrait apporter un travailleur social ?

L’AVS au côté de l’élève en difficulté est vécue comme une sorte de lot de compensation pour l’enseignant. Indispensable et néanmoins gênante, la contradiction au cœur de sa fonction révèle celle du système tout entier. Elle est à une place à part, singulière. Ni à l’intérieur du système, ni tout à fait en dehors. Elle est très proche de l’enfant, physiquement, et souvent elle prend son parti, intimement solidaire, d’une certaine manière, de la place singulière qui est la sienne. Elle a un autre point de vue sur l’enfant et sur l’enseignant, sur le système de relation dans la classe, et sur l’institution. En fait elle parle du point de vue de l’enfant et son témoignage ne peut qu’aider les enseignants, ceux qui sont dedans, à y voir plus clair. Elle peut même, de sa place, parler pour l’enfant et faire bouger les lignes comme elle tente de le faire dans les réunions de suivi de scolarisation. Il apparaît alors nécessaire de relayer ce qui devient son combat et peut-être son éthique. Combat quotidien sur le plan de son emploi et sur le plan de son travail.
Accompagner réellement l’enfant en difficulté sur le plan de ses apprentissages nécessite une modification des structures de la classe : c’est cela qu’Elise découvre de fait assez vite. Il fallait qu’elle soit à un autre poste d’observation que l’enseignant pour que ré-émerge avec insistance l’idée fondamentale des pédagogues de l’éducation nouvelle : quitter ce poste d’observation traditionnel où se trouve le maitre pour faire advenir une vie de classe, une vie sociale organisée autour des apprentissages. Pourtant Elise en connaît très peu sur l’éducation nouvelle, pas plus que les instits d’ailleurs. Et voilà qu’elle devient pédagogue et éducatrice en même temps. Sa formation, elle ne la doit qu’aux seuls enfants. Finalement, c’est peut-être une chance et en même temps, il est difficile pour elle d’imaginer intégrer le système pour devenir institutrice, avec la connaissance intime que sa position sociale lui a donnée de ce métier.

Quelle expérience acquiert-elle ?

Elle comprend tout de suite les relations qui unissent collectif et individu. Elle connaît les réalités familiales, sociales et économiques des enfants de la CLIS et ne peut que réaliser l’importance pour les enfants des problèmes de leurs familles (logement, précarité, pauvreté, immigration, isolement, santé, délinquance etc.) qui affectent le rapport des enfants aux apprentissages socialement attendus dans le milieu scolaire. Faut-il encore rappeler que nombre d’enquêtes européennes ont révélé un lien étroit entre les caractéristiques socio-économiques, éducatives et culturelles des familles très défavorisées et les troubles précoces des apprentissages et du comportement repérés à l’école primaire chez les jeunes enfants. Troubles du langage plus fréquents lorsque la mère n’a pas d’activité professionnelle, troubles de la motricité et retard intellectuels chez les enfants des classes sociales les plus défavorisées. Elise interroge la distance sociale entre la maitresse et les habitants de la cité, distance sociale qui, sans être interrogée, joue pour autant un rôle évident au niveau de la double stigmatisation que subissent les enfants de la CLIS. Elle vit d’ailleurs là où ça fait peur, dira innocemment sa collègue. Comme le rappelle très justement Irving Goffman dans son ouvrage célèbre « Stigmate, les usages sociaux des handicaps », l’animosité de classe (sociale) peut par un processus de rationalisation se dissimuler derrière l’animosité face au « handicap».

D’ailleurs Elise, observant les effets produits par le  transfert  négatif de la maitresse, tentera avant toute chose de faire évoluer modestement la situation au niveau de ses représentations, comprenant bien la dimension affective et inconsciente du rapport pédagogique. Sans le conceptualiser vraiment, il s’agit pour elle de comprendre l’articulation complexe entre la dimension affective des représentations sociales et les pratiques quotidiennes de l’enseignante.
Dans les apprentissages se joue la nature des rapports affectifs. La possibilité de liberté dans la classe, liberté du mouvement et de parole, de coopération entre la maitresse et l’AVS, entre les enfants eux-mêmes, sont des moments propices à la discussion collective comme lors des « quoi de neuf », moments déconnectés de la logique de comparaison des élèves selon la bonne ou mauvaise réponse. Ils permettent aux adultes une écoute et une compréhension plus fine des capacités ou difficultés individuelles et des évolutions de chacun. C’est d’une certaine manière, de façon indirecte, veiller préventivement à produire une ambiance propice à déjouer les processus de stigmatisation et d’exclusion ou d’auto-exclusion fortement présents lorsque dans une classe sont rassemblés des enfants considérés comme handicapés. L’arrivée d’un photographe atypique dans la CLIS, remarque-t-elle, en attisant la curiosité des enfants des autres classes, peut même jouer un rôle de dé-stigmatisation collective rendant pour un moment le travail en CLIS attrayant.
En fait, Elise comprend un peu tout à la fois. Alors bien sûr, elle ne peut que critiquer le système scolaire, individualisant à outrance, compétitif et favorable à la stigmatisation. L’insulte y est reine et traiter l’autre de « handicapé » en est l’exemple le plus grave. Tout cela est d’une grande violence dira-t-elle plus d’une fois. La violence redouble ainsi souvent, faute de compréhension des processus complexes qui se jouent dans les relations sociales dans la classe et dans l’école, lors des récréations par exemple. Elise décrit avec finesse et réalisme la logique de la stigmatisation à l’œuvre.

Le handicap se construit autour d’une différence qui remet en cause les critères que la société définit comme relevant de sa norme. Ce qu’on appelle déficience ou handicap signifie toujours une faiblesse qui renvoie à ne pas être à la hauteur des attentes et exigences sociales considérées comme normales. Donc ce qui est en trop, le handicap, que l’on tente de dissimuler, est le revers de ce qui est en fait perçu comme manque dans le regard d’autrui, ce qui signe que la relation souffre d’une inégalité fondamentale, produit du discrédit et d’une perte d’estime. Ainsi cacher le niveau scolaire de l’enfant comme le fait l’enseignante, c’est toujours rappeler tout en voulant le dissimuler que l’enfant souffre d’une différence fâcheuse. Quoi qu’il fasse, l’enfant demeurera diminué à ses yeux. Ici, c’est exclusivement autour des apprentissages scolaires que se joue le drame, car nul document, dira Elise Cailleau, n’est à même d’évaluer les progrès de l’enfant. Tout tourne autour des compétences obligatoires parce que jugées fondamentales à acquérir, quitte à enfermer l’enfant dans le miroir répétitif de l’échec, échec des apprentissages scolaires, signifiant du même coup l’échec à offrir une image plus valorisante de l’enfant et donc échec à être aimé et protégé pour ce qu’il est simplement. Comme le dit Elise, il semble impossible de dépasser ce problème, autant au niveau du travail en classe que lors des réunions entre les professionnels où seule demeure la question de l’inadaptation au rythme scolaire de la classe ordinaire. Pour Goffman, les critères que la société a fait intérioriser à celui qui subit un processus de stigmatisation sont autant d’instruments qui le rendent intimement sensible à ce que les autres voient comme sa déficience, et qui, inévitablement, l’amènent, ne serait-ce que par instants, à admettre qu’en effet il n’est pas à la hauteur de ce qu’il devrait être. Ainsi Elise Cailleau s’émeut de voir une élève qui perd son énergie à faire semblant de savoir lire comme il faut. Dans cette logique déterminée, la conformité aux attentes de normalité semble être la clé de voûte des interactions scolaires. Comment l’enfant pourrait retrouver une certaine confiance en ses capacités personnelles dans de telles conditions aliénantes et sortir de cette identification négative que lui offre le milieu scolaire, miroir de la société ?

Elise en tant qu’AVS, à une place et dans une fonction particulière, accueillant la demande d’un enfant se trouve à cette place dont parlent ceux qui se réclament de l’éducation nouvelle. Elle n’occupe pas la place du maitre, elle est un accompagnant, et là un savoir peut advenir. Elle voit des progrès invisibles pour certains et néanmoins fondamentaux. Elle comprend qu’il faut quitter la posture traditionnelle de l’enseignant et faire naitre une certaine liberté de circulation, de coopération et de parole, faire bouger et se transformer dans l’espace les groupes d’enfants, favoriser finalement un espace suffisamment ouvert, capable d’accueillir les processus subjectifs de construction à l’œuvre dans l’enfance. L’enfance est un état transitoire et changeant, où rien ne saurait être déterminé à l’avance à moins de tourner le dos à l’idéal d’émancipation que l’ école incarne dans une société qui se veut démocratique. Etonnamment, l’éducation nouvelle, la pédagogie nouvelle, se réinvente d’elle-même…

On se prête à rêver qu’un travailleur social comme Elise Cailleau bouscule les lignes, réinterroge l’école, retrouve une dimension critique en commençant déjà à exprimer de sa place ce que les enfants ont à dire, relayant leur parole et déchiffrant l’aliénation qui leur est faite : être du côté de l’enfant, des vrais experts de l’éducation que sont les enfants, comme le disait Janus Korczak.

Elsa Avet